Envisager le risque

L'opinion d'Aline THIRY

Dans Omni Sciences
Entretien Thibault GRANDJEAN - Photos Jean-Louis WERTZ

Sociologue, Aline Thiry est chargée de recherche au centre Spiral où elle s’est spécialisée dans l’expertise de la gestion et l’analyse des risques ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques. L’occasion d’évoquer avec elle la gestion de crise, ce métier de l’ombre qui a été mis en lumière durant la pandémie et, récemment, lors des inondations.

Le Quinzième Jour : À en croire ces dernières années, on sort d’une crise pour entrer dans une autre…

Aline Thiry : De notre point de vue, la crise revêt une définition bien précise. Nous considérons que nous sommes en crise lorsque nos moyens, humains et matériels, sont insuffisants pour faire face à une situation de tout ordre, que ce soit un accident industriel, un attentat terroriste, ou encore une situation sanitaire comme la pandémie actuelle ou les inondations du mois de juillet.

En temps normal, nos moyens sont légèrement supérieurs à nos besoins. Ce qui signifie, par exemple, qu’en cas d’accident de la route, des services d’urgence pourront être rapidement dépêchés sur place et les patients seront pris en charge sans délai. Dans le cas d’une épidémiee, en revanche, nos moyens hospitaliers arrivent quasiment à saturation lors du pic de la maladie. Lors d’une crise, ces moyens sont dépassés, et les pouvoirs publics doivent alors opérer une montée en puissance pour qu’ils rattrapent le plus rapidement nos besoins et les dépassent à nouveau.

Sur le terrain, les différents intervenants qui gèrent la crise sont divisés en ce qu’on nomme les disciplines, comme les opérations de premiers secours, la logistique ou la communication. Tout l’enjeu de la gestion de crise va alors être la coordination entre ces disciplines. C’est bien d’envoyer dix ambulances, mais encore faut-il qu’elles puissent se coordonner entre elles.

LQJ : Comment cela se traduit-il ?

A.T. : On retrouve deux niveaux de coordination. Le premier, le niveau opérationnel, sur le terrain, coordonne les différents acteurs de la crise. Mais c’est au niveau de la coordination stratégique, prévue par l’arrêté royal de 2019, que se prennent les décisions pour lesquelles les intervenants de terrain n’ont pas le recul, comme la création d’un lieu d’hébergement des victimes par exemple. Et c’est également à cet échelon que se joue la responsabilité de la gestion de crise.

Les textes de loi prévoient que la coordination stratégique est de la responsabilité des bourgmestres au niveau local, vu leur proximité et leur connaissance du terrain. Si plusieurs communes sont touchées, lors d’un accident Seveso notamment, ce sont les services du gouverneur de la province qui prennent le relais. Mais que la responsabilité de la crise soit entre les mains du bourgmestre ou du gouverneur, la concertation est permanente avec les représentants de toutes les disciplines, et en coordination avec le terrain. La communication est dès lors un élément majeur de la gestion de crise. Communication avec le public, bien sûr, mais également et surtout entre tous ces acteurs. Et plus il y a d’intervenants, plus ça dure et plus c’est compliqué.

LQJ : Et ça se complique encore quand le Fédéral est impliqué…

A.T. : Effectivement. Dans le cas d’une crise touchant plusieurs provinces (comme cela a été le cas lors des inondations) ou l’ensemble du territoire (comme l’épidémie du coronavirus), il est prévu que la coordination stratégique échoit au niveau fédéral, sous la responsabilité du ministre de l’Intérieur. Mais dans la pratique, ce niveau est rarement concerné. Depuis quelques années, l’accent a été mis sur la gestion locale. Par exemple, lors de la crise de Godinne de 2012 (une collision ferroviaire impliquant le transport de produits chimiques), les services du gouverneur sont venus appuyer les services du bourgmestre en renfort, plutôt que de déclencher le niveau provincial. Quelques risques sont véritablement pensés au niveau fédéral, comme les accidents nucléaires ou les risques terroristes.

LQJ : Qu’est-ce que ça signifie, penser un risque ?

A.T. : Un risque est tout événement pour lequel il est possible de mesurer la probabilité d’occurrence, en fonction de la vulnérabilité du système qui est touché. De cette manière, on transforme des dangers et des incertitudes en quelque chose de mesurable, afin de prendre un certain nombre de mesures dans le but de limiter leur portée, voire de les éviter. Ces mesures sont évidemment politiques, puisque cela implique de hiérarchiser certains risques par rapport à d’autres.

Un pays peut par exemple interdire une activité à risque comme le nucléaire, car il estime que les dommages potentiels sont supérieurs aux bénéfices de cette activité. D’autres, en revanche, ne peuvent pas être interdits, comme la circulation des personnes. En identifiant les dangers, on peut donc prendre une série de mesures pour les limiter : obliger le port de la ceinture, limiter la vitesse, faire des campagnes de communication, créer et gérer des infrastructures, etc.

Penser les risques dans le cas d’une pandémie, c’est prendre des mesures pour limiter au maximum la diffusion du virus : imposer le lavage des mains, le port du masque, l’aération des locaux, privilégier les rassemblements en extérieur.

LQJ : Pour autant, malgré toutes les mesures prises en amont, il arrive que les risques deviennent réalité…

A.T. : C’est précisément pour cette raison qu’il existe des plans d’urgence conçus par les communes notamment, par des collectivités et entreprises aussi, comme les sites Seveso ou nucléaires. Dans l’idéal, une commune doit identifier tous les risques présents sur son territoire, imaginer des scénarios de crise potentiels et en décrire la gestion, le plus efficacement et le plus rapidement possible. C’est à la fois un travail d’imagination, d’anticipation, mais aussi de réseau, puisque cela implique d’entretenir des contacts réguliers avec toutes les disciplines concernées, pour réfléchir avec eux sur la meilleure marche à suivre. Cela implique également de réaliser des exercices pour mettre ces plans en pratique, et voir ce qui fonctionne ou non. Toutes les personnes qui gèrent les crises le disent : les plans d’urgence ne sont pas faits pour être suivis à la lettre. L’important, c’est la mise en place de discussions, de coordinations et de rencontres en amont. En cas de crise, ces échanges rendent la gestion beaucoup plus efficace. Ils peuvent porter sur la réflexion des centres d’accueil, les méthodes de déplacement des populations, ou encore sur les mesure à prendre pour protéger une école à proximité du site.

LQJ : Vous avez dit “dans l’idéal”…

A.T. : Dans la réalité, en effet, cet idéal est assez rare. Trop souvent, les plans d’urgence se résument à une obligation légale, tout comme la personne chargée de le réaliser, le “coordinateur Planu”. La plupart du temps, cette personne a hérité de cette charge en plus de son poste et n’est pas spécialiste de ces questions. N’ayant que peu de temps à y consacrer, elle se contente souvent d’écrire une procédure, sans ancrage dans la réalité et surtout sans aucune communication. Ces procédures sont rarement testées lors d’exercices, et encore moins mises à jour.

Au niveau des services des gouverneurs des provinces, les équipes ont la charge des plans d’urgence externe de toutes les entreprises Seveso sur leur territoire, et de l’organisation des exercices, ainsi que de tous les plans communaux, pour lesquels elles doivent s’assurer de leur conformité avec les plans provinciaux. C’est un travail titanesque. Dans ces conditions, il est difficile de travailler sur l’imagination, la prévention ou la construction de scénarios. Ceci faute de temps, de moyens… et aussi de priorité politique. La planification d’urgence n’est pas un sujet politiquement rentable : trop de moyens investis pour peu de visibilité. Dès lors, beaucoup préfèrent se voiler la face en se disant que le pire n’arrivera pas.

Et le privé n’est malheureusement pas épargné. C’est également valable pour les entreprises Seveso, pour le nucléaire, et surtout tous les “impensés” de la planification : les maisons de repos, les collectivités, les prisons… Tous sont censés avoir réfléchi à gérer les imprévus, mais dans la pratique, bien peu l’ont déjà fait. En définitive, il n’existe pas de culture de l’anticipation dans nos sociétés.

LQJ : Ce n’est donc pas quelque chose de nouveau ?

ThiryAline-V A.T. : Bien au contraire. Nous fonctionnons toujours a posteriori. Le centre de crise national n’a été mis en place qu’à la suite d’événements tragiques comme le drame du Heysel en 1985 et le naufrage du Herald of Free Entreprise en 1987. L’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) a été créée en réaction à la crise de la dioxine en 1999. Même la classification Seveso, pour les entreprises à risques, provient d’un accident industriel survenu en 1976 à Seveso, une petite ville du nord de l’Italie.

LQJ : On pourrait pourtant penser qu’il est possible d’apprendre de nos erreurs ?

A.T. : En théorie, cet apprentissage est déjà prévu par les textes ! Mais, en pratique, c’est encore une fois rarement le cas. Nous sommes, actuellement, non pas dans un cercle vertueux, mais dans un cercle qui ne tourne pas rond. Après avoir géré une crise, un retour sur expérience devrait être fait pour apprendre des erreurs commises et ainsi mieux anticiper les risques à l’avenir. Ce retour à la normale est prévu dans les plans d’urgence. Or, on constate trop souvent qu’il n’en est rien. Ce serait pourtant l’occasion de se poser des questions : quelle normalité veut-on retrouver ? Quels changements veut-on opérer ? Il est nécessaire de faire ce retour, en tirer des apprentissages et les injecter dans la prévention et la planification. Mais ça reste problématique.

LQJ : Pour quelles raisons ?

A.T. : Le premier facteur, c’est le temps. Une fois la crise finie, tout le monde retourne à ses activités. Il est très difficile de réunir à nouveau les acteurs de la crise, de dégager à nouveau du temps pour se revoir et revenir sur ce qui s’est passé. C’est d’autant plus vrai que les protagonistes sont nombreux.

Ensuite, les disciplines fonctionnent beaucoup sur l’oralité ; or l’écrit est indispensable pour la transmission des enseignements. Sans trace papier, on ne peut pas espérer garder une mémoire à long terme. Chaque discipline a aussi tendance à tirer les enseignements de son propre champ, et à changer les procédures en interne, ce qui limite l’apprentissage multidisciplinaire, pourtant crucial pour la coordination future.

Enfin, il y a, selon moi, un obstacle dans la manière dont notre société fonctionne. C’est politiquement très délicat de se remettre en question. C’est une lourde responsabilité d’assumer ce qui n’a pas fonctionné. Or nous sommes dans une société qui va vers plus de pénalisation, avec une présence judiciaire renforcée au niveau stratégique. Les acteurs ont peur que la responsabilité d’une personne ou même d’un service soit mise en jeu. Et cela crée un cercle vicieux : les erreurs non détectées, non débriefées, seront réitérées. Et, au niveau de la communication avec le public, c’est évidemment catastrophique en termes d’image et de confiance de ne pas reconnaître ce qui s’est mal passé.

LQJ : Existe-t-il une façon d’améliorer les choses ?

A.T. : Je pense que les questions de l’anticipation et de la participation citoyenne sont encore trop peu investies par les pouvoirs publics. Actuellement, la gestion du risque est un cercle très fermé. Elle ne se fait qu’entre professionnels. Or il faut pouvoir sortir du cadre et impliquer les citoyens. Je suis convaincue qu’en les excluant du processus d’évaluation des risques, on sous-estime certains dangers.

Et cette implication peut se faire à toutes les phases. On ne peut pas imaginer des mesures de protection efficaces de la population sans que cette dernière soit consultée. Pensées du point de vue du gestionnaire, les décisions ont alors de fortes chances de ne pas être respectées ! Exemple : demander à la population de ne pas venir chercher les enfants à l’école en cas d’accident nucléaire (pour ne pas congestionner les voies de circulation) est peut-être louable, mais imaginer que les gens vont respecter ce souhait est totalement fantaisiste ! Cela ne correspond pas à la réalité. Ces consignes sont imaginées parce que les gestionnaires ont tendance à écarter les civils des processus de crise. Depuis les années 1980, de nombreuses études ont montré que si une petite portion de la population panique, une large proportion va quant à elle faire preuve de comportements plus collectifs. C’est d’ailleurs ce que l’on a observé lors des inondations : énormément de solidarité entre le citoyens.

LQJ : Pensez-vous que la pandémie aura un impact sur la gestion des risques ?

A.T. : Il semblerait que certaines entités soient prêtes à impliquer davantage les citoyens et à travailler sur l’anticipation des risques. J’ai aussi l’impression que la planification d’urgence est maintenant prise en considération. Les sessions de formation “PlaniCom” regroupent habituellement 25 personnes, mais nous avons accueilli 80 participants lors de la dernière session, et nous en attendons 130 pour la prochaine.

Mais il faut rester lucide. Même si les acteurs de terrain se montrent proactifs en venant nous voir, la gestion des risques reste un métier de l’ombre que peu de monde souhaite réellement voir, et qui est avant tout victime des priorités politiques.

PLANICOM

Créé en 2009, “PlaniCom” est le nom du certificat interuniversitaire en gestion de crise et planification d’urgence (ULiège et UCLouvain) délivré à la suite d’une formation continue de six jours et d’une mise en situation.

 

Il propose un panel de formations dans les domaines de l’identification, l’analyse, la gestion et la communication des risques. L’objectif étant de susciter la réflexion sur ce thème et de présenter les objectifs d’un plan d’urgence. Qu’est-ce qu’un plan ? Que mettre en place ? Comment développer un réseau ? Comment échanger des informations en temps utile ? Ce projet – aujourd’hui géré par Aline Thiry avec le Pr Sébastien Brunet, la Pr Catherine Fallon et Pierre Ozer (ULiège) ainsi qu’Aurore François (UCLouvain) – s’adresse aux acteurs de terrain, aux coordinateurs planificateurs d’urgence des communes, au personnel des services des gouverneurs des provinces, aux membres de la police et des services d’intervention, aux acteurs médicaux, etc.

⇒ www.planicom.be

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