Droits humains et droit pénal

Sonja Snacken est l'invitée du LQJ

Dans Omni Sciences
Article Patrick CAMAL – Dessin Julien ORTEGA

Professeure de criminologie et de pénologie à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), Sonja Snacken a passé plus de quatre décennies à comprendre, dans une perspective comparative, la pénalité en Belgique et en Europe. Elle témoigne d’un intérêt marqué pour les droits de l’homme en tant qu’outil pour améliorer les pratiques pénitentiaires et la condition des détenus. Cela lui a valu de rejoindre et de présider, de 2006 à 2012, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT). Pour son apport inestimable à la criminologie belge et internationale, la Pr Sonja Snacken recevra les insignes de docteure honoris causa de l’ULiège le 20 novembre.

Elle ne se destinait pas au droit, et peut-être même pas à l’Université. Attirée par les arts de la scène, Sonja Snacken est surtout animée, à l’entame des années 1970, par une conscience politique qui la pousse à « vouloir non seulement comprendre, mais aussi contribuer à réformer la réalité sociale. Je la vivais avec une certaine indignation et voulais pouvoir y faire quelque chose ». Elle considère un temps la sociologie, mais opte finalement pour le droit, « qui me semblait alors le meilleur instrument pour faire changer les choses. Avant de réaliser, assez rapidement, que ce n’était pas vraiment le cas, que le droit se bornait à définir un cadre normatif, et qu’il me faudrait trouver une autre voie. »

Étudiante en 1975, Sonja Snacken est marquée par sa visite, presque initiatique, de l’établissement de défense sociale “Les Marronniers”, une institution psychiatrique tournaisienne qui hébergeait, comme c’est encore le cas aujourd’hui, plusieurs centaines de patients internés par la justice pénale, « c’est-à-dire des individus qui ont commis leur crime ou délit en état de démence, de déséquilibre mental ou de débilité mentale, et s’en trouvent donc pénalement non responsables. » Le choc de cette visite est considérable, et de l’indignation surgit un intérêt pour les droits humains. Dans cet « enfer de Tournai » que le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) ne visitera pour la première fois qu’en 1998, épinglant aussitôt les conditions de salubrité et d’hygiène « frôlant la misère », Sonja Snacken découvre quelque 800 patients séjournant « dans des conditions médiévales », quelques-uns « en sang » et « attachés à leur lit », tous seulement supervisés par « deux psychiatres à mi-temps aussi déprimés que leurs patients du fait du manque de personnel et de ressources ». À quoi elle ajoute : « Être témoin de cela, de cette réalité de notre système pénal, découvrir l’internement au-delà de ce qu’en disent les textes de loi a partiellement décidé de mon orientation vers la criminologie. » Sans encore la nommer ainsi, Sonja Snacken pressent qu’il s’agit déjà d’un exemple de traitement inhumain et dégradant, une thématique qui deviendra bientôt centrale dans ses travaux.

Juriste, empiriste

Les années 1970 sont aussi marquées par des révoltes plus ou moins médiatisées de détenus réclamant davantage de dignité dans les prisons, mais aussi des droits politiques. En 1971, la rébellion des prisonniers du Centre correctionnel d’Attica (New York) fait plusieurs dizaines de morts, essentiellement parmi les prisonniers. La même année, en France, Michel Foucault lance le Groupe d’information sur les prisons dans le but de permettre aux prisonniers de « dire ce qui est intolérable dans le système de répression pénale ». Cette attention grandissante portée aux conditions de vie dans les établissements pénitentiaires, et plus largement à la dignité et aux droits de « ces personnes humaines qu’on a privées du droit d’avoir une voix », achève de convaincre Sonja Snacken d’étudier la criminologie et, partant, les questions de droits des détenus.

« La criminologie reposait alors sur trois piliers : le droit, la sociologie et la psychologie. Moi, je voulais faire de la recherche empirique à la manière des sociologues. Je me suis donc d’abord attachée à mieux comprendre notre système de justice pénale en Belgique, me demandant par exemple quelles logiques sont à l’oeuvre lorsqu’un magistrat décide d’envoyer quelqu’un en prison, même brièvement, au lieu de recourir aux alternatives disponibles comme l’amende ou la condamnation avec sursis ? Pourquoi observe-t-on depuis de nombreuses années une augmentation de peines longues ? Etc. Mais, rapidement, mes recherches se sont déplacées vers les prisons elles-mêmes, dans le but d’y comprendre aussi bien le quotidien des détenus que des surveillants. » Sonja Snacken ne cessera plus, pendant 40 ans, d’étudier le monde carcéral, en Belgique et en Europe, s’efforçant pendant longtemps d’oublier qu’elle était juriste et de s’attacher à devenir une empiriste.

De la Belgique à l’Europe

À partir des années 1980, les prisons belges, et de manière générale les établissements pénitentiaires européens, connaissent un problème important, et de plus en plus public, de surpopulation. Avec Kristel Beyens, Sonja Snacken entame pour le compte du ministère de la Justice une enquête dans les prisons les plus surpeuplées de Belgique pour comprendre l’impact de cette surpopulation sur la vie quotidienne des détenus et du personnel pénitentiaire.

« Conformément au modèle de Ducpétiaux, le fonctionnement des prisons belges, pour la plupart construites au XIXe siècle, reposait entre autres sur l’enfermement individuel dans des petites cellules de 4 ou 5 m2. En situation de surpopulation, cela voulait généralement dire trois détenus par cellule, l’un dormant sur un matelas placé à même le sol, et tous les trois partageant pour tout équipement sanitaire un seau qu’il fallait aller vider chaque matin. Curieusement, ces conditions matérielles déplorables étaient parfois préférées à celles, plus décentes, d’autres établissements si cela permettait aux détenus de ne pas s’éloigner de leurs familles. Nous trouvions ces situations aberrantes, impensables alors que nous vivions dans l’un des pays les plus nantis du monde. »

En 1993, le CPT visite la Belgique pour la première fois. En guise de préparation, ce sont des travaux de Sonja Snacken dont il se sert comme information de base sur le système pénal belge. Le Comité se rend notamment à la prison de Saint-Gilles (Bruxelles), la juge « en état de délabrement général » et y constate « la combinaison perverse de surpeuplement, de l’absence d’équipement sanitaire convenable ainsi que d’un régime très pauvre en activités. (...) Soumettre des détenus à un tel ensemble de conditions de détention équivaut, de l’avis du CPT, à un traitement inhumain et dégradant. » Épinglant à son tour les problèmes de surpopulation dans les prisons belges, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnera la Belgique à plusieurs reprises pour violation de l’article 3 (“Interdiction de la torture”) de la Convention.

En 1994, la chercheuse est invitée à endosser le rôle d’experte pour le CPT. L’opportunité, enfin, d’apporter sa pierre à l’édifice, d’influencer directement les politiques publiques dans le sens d’une prise en compte plus systématique des droits humains, une thématique qui traversera désormais l’ensemble de ses recherches. « C’est à ce moment-là que mon activisme a vraiment pris une place importance dans ma carrière puisque, d’un côté, je continuais de mener des études empiriques dans les prisons et, de l’autre, je cherchais avec le CPT à comprendre comment il était possible d’améliorer concrètement les conditions des détenus. »

Dans la foulée, Sonja Snacken rejoint le Conseil de coopération pénologique (PC-CP), un autre organisme du Conseil de l’Europe chargé de promouvoir des sanctions plus humaines et plus efficaces sur le plan social et de formuler à cet effet des normes et recommandations dans le domaine de l’exécution des peines. Elle y participera pendant 12 ans, dont la moitié en tant que présidente. « Ce fut un passionnant échange entre ce que je m’efforçais d’accomplir en tant que scientifique et la traduction politique de ce même travail, chaque dimension se renforçant mutuellement. Bien entendu, la question s’est plusieurs fois posée de savoir si mon activisme risquait de déborder dans mes recherches, ce qui a réclamé au fil des ans un effort critique constant par rapport à mon engagement. »

Droits des internés

À l’université de Gand puis à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), où elle est professeure en criminologie, pénologie et sociologie du droit, Sonja Snacken continue, au travers de travaux comparatifs menés dans divers pays européens, d’interroger la potentialité des droits humains à améliorer tangiblement la réalité pénitentiaire. « Par exemple, nous savons que des traitements dégradants ou inhumains, tels que l’usage disproportionné de la force, tendent à survenir lorsque les prisons sont surpeuplées. Peut-on ici convoquer les droits de l’homme pour élaborer des standards visant à changer cette pratique pénitentiaire ? Ou bien, prenez l’internement psychiatrique, qui fut pendant longtemps d’application sans que les lieux d’internement aient quelque obligation que ce soit d’administrer un traitement. En Belgique, l’internement est à durée indéterminée : la personne internée ne sera remise en liberté que lorsqu’elle aura été traitée. Ceci suppose donc un traitement. Lorsque celui-ci est absent, notamment parce que les prisons ne sont pas adéquatement équipées pour prendre en charge ces individus, on se retrouve avec des personnes détenues à vie dans de pseudo-unités psychiatriques, sans aucune échappatoire. »

Cette situation a donné lieu à pas moins de 24 jugements de la CEDH qui y a estimé illégitime l’internement sans traitement psychiatrique, ainsi qu’à un jugement pilote de la même CEDH enjoignant la Belgique à réformer entièrement ce système qualifié d’inhumain et de dégradant. « Ces semonces ont fini par donner lieu à de vrais changements. Depuis 2014, la loi belge stipule, de façon explicite, que l’internement a deux buts : la protection de la société, mais aussi le droit des internés à recevoir un traitement adéquat. Plusieurs centres psychiatriques ont été construits au cours des dernières années. On voit donc ici que le recours aux droits humains a permis un changement politique… Quoique 40 ans se sont écoulés depuis ma visite initiale à “l’enfer de Tournai” et qu’il reste encore quelque 500 personnes dans nos prisons belges, dont certaines personnes internées depuis plusieurs années, en attente d’un transfert vers un établissement plus adéquat. »

Docteur·e·s honoris causa et Docteur·e·s avec thèse

Le samedi 20 novembre à 10h, l’université de Liège organisera aux Amphithéâtres de l’Europe (bât. B4) sur le campus du Sart-Tilman, une cérémonie mettant à l’honneur ses nouveaux docteurs avec thèse (diplômés durant l’année civile 2020), et, sur proposition des Facultés, 11 personnalités scientifiques qui recevront les insignes de docteur·e honoris causa :
• Pr Anna Lowenhaupt Tsing (université de Californie à Santa Sruz et à l’université d’Aarhus au Danemark), sur proposition de la faculté de Philosophie et Lettres
• Pr Sonja Snacken (VUB), sur proposition de la faculté de Droit, Science politique et Criminologie
Valérie Masson-Delmotte (directrice de recherche au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, CEA Paris-Sarclay, coprésidente du groupe de travail 1 du GIEC), sur proposition de la faculté des Sciences
• Pr Karl Friston (University College London), sur proposition de la faculté de Médecine
• Pr Sabine Barles (université de Paris I), sur proposition de la faculté des Sciences appliquées
• Pr Peter Visscher (université Queensland à Brisbane, Australie), sur proposition de la faculté de Médecine vétérinaire
• Pr Dorothy Bishop (université d’Oxford), sur proposition de la faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’éducation
• Pr Peter Cappelli (Wharton School de l’université de Pennsylvanie), sur proposition de HEC Liège - École de gestion
Didier Fassin (Collège de France), sur proposition de la faculté des Sciences humaines et sociales
Qu Dongyu, nouveau directeur général de la FAO des Nations unies, sur proposition de Gembloux Agro-Bio Tech
• Pr émérite Chris Younès (École nationale supérieure d’architecture Paris-La Villette), sur proposition de la faculté d’Architecture

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