Subvertir l’espace public

Laura Zinzius est l'invitée du Quinzième Jour

Dans Univers Cité
Entretien Marjorie RANIERI - Dessin Julien ORTEGA

Feux de croisement, panneaux de signalisation, passages cloutés, monuments commémoratifs ou encore zones interdites... L’espace urbain n’estpas un espace neutre. Son aménagement et sa réglementation en font un terrain miné de signaux qui dictent nos comportements. Que se passe-t-il lorsque ces injonctions sont détournées par les citoyens ? Et, plus particulièrement, lorsque les femmes s’emparent de la ville à coups de happenings, de graffs et de collages pour dénoncer les injustices et insécurités qu’elles vivent au quotidien ? Autant de questions que la doctorante Laura Zinzius explore dans sa thèse.

Diplômée d’un master en langues et lettres romanes, Laura Zinzius était invitée lors de la conférence inaugurale “Subvertir l’espace public” organisée à la Cité Miroir par la Maison des sciences de l’homme (MSH) et MNEMA. La jeune femme, qui bénéficie d’une bourse à l’UNamur, est revenue sur les collages féminicides apparus pour la première fois à Paris en 2019, pour en analyser les stratégies et la rhétorique. Son corpus s’inscrit dans un projet de recherche plus vaste intitulé “Littérature sauvage” et chapeauté par Denis Saint-Amand, chercheur qualifié FNRS à l’UNamur. Une thématique qui lui sied parfaitement quand on sait que, plus jeune, Laura baignait déjà dans le milieu militantiste bruxellois et qu’elle a fréquenté des adeptes du collage.

« L’étude des collages féministes s’inscrit dans la continuité logique de mon sujet de mémoire. J’avais choisi d’analyser la rhétorique anti-féministe mobilisée par le magazine français Causeur. Les collages féminicides survenus en 2019 en amont du Grenelle – une réunion des membres de l’État français, des forces de l’ordre et d’autres acteurs encore autour de la question des violences conjugales – se sont imposés comme un matériau intéressant à explorer. Dans ma thèse, j’aimerais notamment interroger le langage utilisé par les colleurs et colleuses pour construire leurs messages. Étudier leur conception rhétorique et appréhender leurs effets sur les passants », explique Laura Zinzius.

Aux côtés de la jeune chercheuse figuraient deux membres du collectif Caravane, constitué au total de sept femmes désireuses de réinvestir et de réenchanter la ville à travers la danse. « Notre projet est né au début du confinement suite au défi lancé par la chorégraphe belge Ann Teresa De Keersmaeker. Nous avons d’abord appris la chorégraphie en nous réunissant sur Zoom puis, nous avons répété dans des lieux publics à Bruxelles, notamment des parcs et des plaines de jeux. Très vite, nous nous sommes rendues compte de la force de cette proposition corporelle et avons créé notre propre chorégraphie avec l’envie d’investir d’autres lieux et d’autres villes. »

Partir en terre (in)connue

Collages féministes d’une part et danse itinérante d’autre part, les moyens divergent mais la motivation de ces amazones des temps modernes reste similaire : interroger la place de la femme, celle de l’homme, dans notre société pour conscientiser et faire bouger les choses. L’esprit et le corps sont, pour tou·te·s, un moyen d’infiltrer, de métamorphoser, d’alerter et de créer une brèche dans les espaces de la ville.

Que ce soit pour le collage ou la performance, plusieurs étapes se succèdent. Il y a d’abord la conception. Il faut réfléchir au message, organiser sa production, planifier et repérer les lieux dans lequel le collectif va se déployer. Vient ensuite le temps de l’action, qui passe par les corps. À coups de pinceaux et de colle pour les uns et les unes, et de mouvements dansés et improvisés pour les autres, l’opération peut commencer. Le résultat est parfois incertain mais l’œuvre, même si elle est éphémère, existe par sa simple présence. Elle s’invite dans la ville sans crier gare. Par surprise, pour dire, montrer et confronter. Elle donne lieu à de belles rencontres ou à des bras de fer musclés. En résumé, elle “fait” espace public !

Des mots et des gestes

Gluegang, un des collectifs féministes qui intéresse Laura Zinzius, utilise par exemple des mots percutants qui happent le regard des pas- sants tout autant qu’ils retiennent l’attention des internautes. Les colleurs/euses sont engagé·e·s depuis 2019 dans la lutte contre la domination masculine et les rapports de force établis par le système hétéro-patriarcal. Ils ont placardé sur les murs de Paris, Lyon ou encore Marseille des slogans chocs en référence aux nombreux féminicides perpétrés : “Papa il a tué maman”, “Féminicides notre sang sur vos murs”, “Stop féminicides”... Ces revendications tirent leur force d’une typographie incisive – une lettre noire imprimée sur chaque feuille A4 blanche –, ce qui les rend d’autant plus vives et glaçantes. Parfois, le message se limite encore plus sobrement à un décompte des victimes.

« Les collages féminicides survenus en France en 2019 avant le Grenelle avaient pour but d’alerter mais aussi de désapprouver l’impunité des meurtriers ou la lenteur de décisions du système judiciaire. En parallèle, les thématiques peuvent varier. Souvent, elles font écho à l’actualité et défendent la cause de minorités comme celle des transgenres », précise Laura Zinzius.

Les membres du collectif Caravane préfèrent, quant à elles, les mouvements aux mots. Face à la codification urbaine et à la grisaille de la ville, la gestuelle se veut féminine, les mines réjouies et les costumes colorés. Cette poétique des corps constitue un vocabulaire tout aussi efficace. Les silhouettes se déploient collectivement dans des endroits stratégiques de la ville, afin de leur assigner une autre fonction que celle officiellement établie. Non seulement, le temps de la danse altère alors le lieu et le mobilier urbain qui se transforment en espace scénique, mais il altère aussi la rythmique des autres corps, ceux des passants. Ceux-ci s’arrêtent, contemplent, s’étonnent, participent ou ignorent et passent leur chemin, c’est selon. Si le cœur leur en dit, ceux-ci peuvent rallier la Caravane et accompagner les danseuses dans leur déambulation itinérante à travers la ville.

« La confrontation et l’interaction avec les passants font partie intégrante de la démarche. L’imprévu est même une des composantes essentielles du collage. Hormis les intempéries ou les dangers qui peuvent survenir, de nombreux collages deviennent la cible des passants et sont intentionnellement arrachés. Ces réactions disent quelque chose d’important au sujet du seuil de tolérance de la personne qui s’en offusque, du contexte dans lequel le collage est posé ou même de l’histoire du lieu qui le reçoit », soutient Laura Zinzius.

L’espace urbain, un terrain de jeu masculin ?

« Nous choisissons consciemment les espaces où aura lieu notre performance, ainsi que les mouvements que nous voulons y mettre. Chaque endroit nous imprègne différemment, car il porte en lui une histoire que nous tentons de revisiter avec nos propres codes. Certains quartiers sont par exemple très fréquentés par des hommes. Nous y intervenons pour instiller de la féminité mais aussi de la combativité. Notre danse est celle de femmes qui connaissent leurs droits et leurs pouvoirs. Au-delà de l’esthétique contemplative, il y a une vraie intention, un engagement de notre part à toutes », expliquent à tour de rôle les membres de Caravane.

Un constat que rejoint Laura Zinzius : « Plusieurs études ont démontré que l’espace public avait majoritairement été pensé par et pour les hommes et non par et pour les femmes et autres personnes sexisées. Lorsqu’une femme se déplace dans la ville, c’est souvent pour aller d’un point A à un point B, surtout le soir, car elle se sent insécurisée. Il est rare qu’elle soit assise sur un banc seule pour fumer une cigarette, guetter ou pour se prélasser. Il en va de même pour les aires de jeux publiques qui sont souvent organisées pour accueillir des sports socialement associés au masculin. Ce sont souvent des terrains de foot ou de basket. Enfin, les toilettes publiques sont peu présentes et, quand il y en a, elles sont payantes tandis que les urinoirs,
eux, ne le sont pas. En temps de confinement, lorsque tous les cafés étaient fermés, la difficulté était grande pour une femme d’avoir accès à des toilettes dans l’espace public. »

Face à un statut négligé ou relégué au second plan, et ce, jusque dans l’aménagement même des villes, colleurs, colleuses et danseuses bravent l’interdit et l’imprévu pour s’imposer dans un monde qu’ils et elles trouvent encore trop masculinisé. « Ils et elles transgressent les règles établies, affrontent les dangers de la ville, et doivent souvent effectuer des repérages nocturnes pour choisir le mur le plus adéquat ou encore celui qui bénéficiera d’une meilleure visibilité. L’acte de coller s’effectue aussi souvent de nuit, dans l’illégalité. La création de collectifs de colleurs et colleuses montre que la place des femmes n’est pas exclusivement reléguée à la sphère domestique. Ils et elles ont infiltré cet univers et y ont fait leur place pour porter à la connaissance de tous des revendications importantes. Ils et elles sont aussi, si pas plus, concernés que les hommes cisgenres par le droit à la parole et à la visibilité dans l’espace public. »

Malgré une esthétique différente, le point de jonction entre le collage sauvage et la danse urbaine itinérante réside donc dans l’ardente volonté qui anime tous les membres (étudiant·e·s, mères, comédien·ne·s, artistes, enseignant·e·s, etc.) de se réapproprier l’espace urbain pour lui rendre sa fonction originelle de partage, de polémique ou de découverte. Et c’est notamment, comme l’ont fait la MSH et MNEMA, en confrontant ces deux pratiques urbaines, depuis des positions différentes mais complémentaires – celle de chercheuse et celles d’artistes engagées – que l’on parvient à mieux cerner la ville, ses enjeux et la façon dont cha- cun(e) peut se l’approprier pour rendre justice à celles ou ceux qui en sont privé·e·s.

Contester et reconstruire nos espaces publics

Cycle de conférences organisé à la Cité Miroir par la Maison des sciences de l’homme (MSH) et MNEMA.
⇒ programme complet sur le site www.msh.uliege.be

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