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Le numérique dans l’enseignement

Dans Univers Cité
Entretien Patricia JANSSENS - Dessin Julien ORTEGA - Photos Jean-Louis WERTZ

Une enquête réalisée en juin 2020 – auprès de huit universités dans le monde, 283 professeurs (dont 50 de l’ULiège) et plus de 4200 étudiants – révèle que 80% des professeurs (86% pour ceux de l’ULiège) estiment que, au prix d’un effort intense, ils ont bien relevé le défi. Mais avec quels prolongements et répercussions demain ? Le numérique s’interroge.

Depuis le temps que je patiente aux portes des amphithéâtres, j’entends enfin que réprobations et inquiétudes se muent en considération et intérêt. Le monde de l’enseignement supérieur m’envisage à présent d’un œil nouveau et me reconnaît quelques qualités. Qu’ont-ils appris de cette période inopinée et tumultueuse qu’a été le confinement ? Me feront-ils, enfin, place belle à l’Université ? Y aurais-je un avenir dans la formation des jeunes ? La plupart de ces questions ont été posées lors des “Assises de l’enseignement ” organisées à l’ULiège le 28 septembre dernier. En résulte, notamment, cette conversation.

Le numérique : À situation inédite, conversion des esprits ?

Nous les enseignants : Nous avons été, littéralement du jour au lendemain, confrontés à un nouveau métier ! Le bouleversement a bien été réel.

Le numérique : De leur propre aveu, même les professeurs bien intentionnés à mon égard, ont été désarçonnés par le caractère extraordinaire de la situation. Et c’est pour en parler, pour “faire une pause” que la vice-rectrice à l’enseignement, Anne-Sophie Nyssen, a décidé de me consacrer ces “Assises de l’enseignement” – dans la foulée de la Semaine de l’enseignement promue par le Pr éric Haubruge en 2017 – afin d’évoquer leurs expériences et de réfléchir à ma place dans la formation universitaire.

Un questionnaire a été envoyé au préalable aux enseignants de chaque Faculté afin de baliser les propos : Comment le numérique a-t-il modifié notre métier ? Qu’avons-nous appris ? Que voulons-nous conserver ? Que faut-il développer ?

Gautier Pirotte, professeur en faculté des sciences sociales, cheville ouvrière des assises : Les synthèses envoyées à la Care Digital Tools organisatrice de l’événement montraient comme une conversion au digital.

Le numérique : Certes les professeurs estiment que l’utilisation de l’éventail de mes ressources est complexe et énergivore.

gautier pirotte : Transposer les cours à distance, garder la motivation des étudiants, concevoir d’autres modes, d’évaluation, tout cela a nécessité du temps et des efforts. Certains s’y sont pliés de bonne grâce, d’autres moins ! Aujourd’hui, ils et elles réclament une aide techno-pédagogique dans leur Faculté, un espace d’échanges de bonnes pratiques afin de faire évoluer leurs compétences pédagogiques et numériques. Tout en espérant une reconnaissance de cette maîtrise dans leur curriculum vitae.

Le numérique : Revenons à l’enquête. Les résultats font plaisir à lire car les félicitations à mon égard sont légion.

Gautier Pirotte : Merci au numérique ! C’est grâce à cette technologie que la “continuité pédagogique” chère au Conseil des recteurs a pu être assurée. Pendant 18 mois, tous les cours (ou presque) ont été dispensés à distance. Avec une certaine maladresse au début et beaucoup de débrouillardise, mais continuité pédagogique il y a eu.

Björn-Olav Dozo, chargé de cours et directeur de la Care Digital Tools : Les enseignants, s’ils se montrent reconnaissants, manifestent aussi leur souhait de travailler avec des outils ergonomiques, qui permettent une utilisation en distanciel comme en présentiel.

Dominique Verpoorten, chargé de cours à l’institut de formation et de recherche en enseignement supérieur (ifres) : Ils ont donné les cours à distance, parfois en direct, souvent sous forme d’enregistrements (les fameux podcasts). Dans le jargon des pédagogues, on appelle cela “la substitution”, soit le premier pas.

Le numérique : De mon point de vue, c’est une expérience décisive sur laquelle je compte prendre appui pour faire montre de l’éventail de mes atouts trop peu reconnus encore.

Gautier Pirotte : Les outils numériques, les innombrables ressources en ligne, brisent la relation “verticale” entre les professeurs et les étudiants. Ils font évoluer le rôle de l’enseignant qui n’est plus le seul détenteur du savoir ! Soyons de bon compte : les technologies numériques sont l’occasion d’un renouveau pédagogique, d’une coconstruction des connaissances, d’une démarche collaborative.

Dominique Verpoorten : De l’enquête internationale Lessons for higher education from the COVID-19 transi-tion to online teaching and learning, il ressort qu’un des effets majeurs du confinent est d’avoir exposé les enseignants à un éventail élargi d’outils numériques. L’enquête montre également que l’effort premier des enseignants, vu l’urgence et la pression, a consisté à “décalquer” au plus proche en virtuel ce qu’ils faisaient précédemment en présentiel. Seuls 30 % déclarent avoir réinterrogé, au-delà de ce “basculement” de base vers le virtuel, leur façon de donner cours.

Gautier Pirotte et Dominique Verpoorteren : Mais l’enquête révèle aussi que la distance a fait redécouvrir la valeur et la richesse de l’enseignement en présentiel. Si les professeurs se sont adaptés dans l’urgence, beaucoup manifestent leur désarroi lorsqu’ils parlent, seuls, devant un écran ou lorsqu’ils enregistrent un cours dans une salle vide.

Dominique Verpoorteren : La spontanéité, les messages informels, l’humour... ne font pas bon ménage avec le distanciel. Gardons cela pour les leçons in situ mais ne faisons pas table rase des outils numériques.

Le numérique : 88 % des professeurs interrogés reconnaissent avoir appris à se servir de moi et de mes applications pendant le confinement.

Björn-Olav Dozo : Les professeurs veulent rester vigilants. Non seulement ils attirent l’attention sur la charge de travail supplémentaire que le numérique occasionne, bouleversant au passage l’ordonnance d’un cours déjà construit, mais, surtout, ils insistent pour que le numérique reste au service de la pédagogie. Certains parlent aussi de la pléthore de ressources en ligne pour les étudiants : il faudra leur apprendre à hiérarchiser les contenus.

NumreiqueEnseignement-V-2 Valérie Defaweux, chargée de cours adjointe en faculté de médecine : La suspension des cours dans les amphis a provoqué un véritable sursaut dans le corps enseignant. Aujourd’hui, les professeurs, dans leur très grande majorité, utilisent la plateforme eCampus pour déposer fichiers, podcasts ou vidéos, mais également pour enseigner de manière synchrone via Teams. Ils et elles ont aussi appris à élaborer des exercices (avec leurs corrigés) en ligne, ce qui permet une évaluation tout au long de l’année. Dans l’enquête réalisée à la faculté de Médecine, les enseignants se montrent curieux à propos d’innovations pédagogiques que le numérique autorise. Et les modèles ne manquent pas ! Le MOOC en histologie, par exemple, a été abondamment consulté, ici et dans plus de 96 pays. Les étudiants ont trouvé là une ressource précieuse en ces temps de fermeture des campus.

Le numérique : Et je suis fier de voir que les leçons d’anatomie sur cadavres se déroulent maintenant moitié en présence, moitié devant l’écran.

Valérie Defaweux : Grâce aux ressources numériques (imagerie médicale, pièces anatomiques numérisées), un travail individuel et en groupe animé par un étudiant moniteur a pu être maintenu à distance. Ces séances en ligne complètent parfaitement le travail de dissection réalisé au laboratoire. Chaque situation est optimisée, fournissant ainsi aux étudiants un environnement riche d’apprentissages.

Le numérique : Sans surprise, les jeunes sont spontanément plus enthousiastes à mon égard. Du moins, si on en croit l’enquête réalisée en ligne.

Gautier Pirotte : Manifestement, les étudiants et étudiantes plébiscitent les cours sur le campus (soulignant le rôle majeur des contacts avec leurs condisciples, avec les professeurs), mais la demande est tout aussi claire de conserver les outils numériques car la flexibilité de la formule plaît beaucoup. En outre, l’enquête montre que le recours au numérique constitue une valeur ajoutée au cours, permettant un accès plus aisé à l’information et un apprentissage plus individualisé, augmentant aussi l’intérêt pour la matière présentée de manière diverse. Néanmoins, à long terme, la solitude face à l’écran effraie et la question de la fracture numérique surgit fréquemment. Outre la relative pénurie de matériel (avoir un ordinateur à soi, disposer d’une connexion internet stable), un étudiant sur quatre avoue ne pas avoir un endroit calme pour travailler. L’Université doit en tenir compte.

Le numérique : N’oublions pas de mentionner que toutes les personnes inscrites à la formation continuée (celles et ceux qui poursuivent des études en travaillant) soulignent le gain de temps que je leur procure en évitant les déplacements. Indéniablement, la crise sanitaire a eu des effets positifs sur ma notoriété : je suis maintenant “entré dans les mœurs” de l’Université, tant en recherche que dans l’enseignement.

Dominique Verpoorten : Le cap suivant sera de réfléchir à la valeur ajoutée du numérique, c’est-à-dire de définir les atouts du présentiel et ceux du distantiel et, en fonction, d’envisager un nouveau scénario pédagogique dans lequel les deux modalités bien pensées se soutiennent mutuellement, au service d’un apprentissage renforcé. Comment améliorer mon cours ? Faut-il encore convoquer 400 étudiants le même jour à la même heure dans une même salle ?

Le numérique : 86 % des professeurs pensent qu’une forme d’enseignement hybride s’imposera dans un futur proche, soit dans deux ou trois ans. Les étudiants le souhaitent, surtout dans les matières scientifiques. S’il faut réserver les discussions et les interactions au présentiel, à moi les travaux en petits groupes (via Teams par exemple) respectant le rythme de chacun.

NumreiqueEnseignement-V Dominique Verpoorten : Les professeurs vont devoir choisir les modalités pratiques de la diffusion de leurs cours en fonction de leurs caractéristiques, en fonction aussi de leurs objectifs. Paradoxalement, l’expérience du confinement va rendre le métier d’enseignant encore plus complexe. Avoir tous recouru aux technologies a créé un précédent. La phrase mille fois entendue, “le numérique, c’est pour les geeks” n’est plus tenable. En tout cas, quelles que soient les modalités choisies demain, elles appelleront davantage de justifications pédagogiques. Une articulation intelligente des deux modes d’actions permet de tirer avantage de chaque formule. Mais ces nouvelles combinaisons exigent un effort de réflexion.

Le numérique : Forte de cette enquête et des discussions, la vice-rectrice à l’enseignement Anne-Sophie Nyssen a annoncé l’accélération de l’équipement informatique à l’Université. 30 salles sont déjà pourvues de matériel adéquat, mais cela n’est pas suffisant.

Anne-Sophie Nyssen : Les autorités ont déjà réservé un budget pour que les podcasts soient aisés à réaliser dans la plupart des salles. Le Segi s’y est engagé et promet aussi des connexions faciles avec Teams, le hub de collaboration mis à la disposition des enseignants et des étudiants. Nous allons aider les professeurs à renforcer leurs compétences numériques grâce à des formations en ligne et l’engagement de conseillers technico-pédagogiques. Quant aux étudiants, ils disposent, maintenant, d’un accès gratuit à Office 365 (qui inclut Teams) et nous demandons à chaque Faculté de leur réserver des espaces de travail, au besoin en transformant les bibliothèques. L’espace du -1 à l’Opéra s’avère bien adapté à cet égard. Nous avons aussi acheté des licences génériques (et spécifiques) afin de faciliter le travail des chercheurs.

Le numérique : L’Europe, fort heureusement, est acquise à mon savoir-faire. Elle a décidé de soutenir financièrement mon insertion et ma généralisation dans l’enseignement supérieur. Un coup de pouce peut-être décisif.

Gautier Pirotte : Les universités peuvent déposer un projet pour obtenir un financement, mais elles doivent au préalable établir un “plan stratégique du numérique” auquel s’attellent actuellement nos autorités.

Le numérique : Je suis devenu un enjeu d’importance. Et la vice-rectrice Anne-Sophie Nyssen entend élaborer collectivement un plan stratégique de l’enseignement par et autour du numérique, s’appuyant sur la réflexion réalisée au sein des Facultés et sur le manifeste rédigé à la fin des Assises.

Dominique Verpoorten : Le numérique prend plus d’importance aujourd’hui et paradoxalement, il faut, dans une certaine mesure, en détacher le regard pour le reporter vers les actions pédagogiques dont on sait, par la recherche, qu’elles ont un grand impact sur l’apprentissage (le feed-back, les évaluations formatives, les auto-évaluations, les occasions de peer teaching, etc.). La bonne question n’est pas “quelle place pour le numérique demain ?” mais “quelle place dans les cours pour ces actions pédagogiques efficaces, que le numérique permet, dans certains cas, de puissamment matérialiser ?.

Anne-Sophie Nyssen : Outre l’évaluation indispensable des dispositifs numériques au regard de leur contribution pédagogique, nous devons aussi inclure dans notre réflexion les dimensions sociales, économiques et environnementales du développement durable. La mise en œuvre du plan stratégique de l’enseignement numérique va non seulement transformer les pratiques de l’enseignement et la relation entre apprenants, apprentissages et enseignants, mais, en plus, il agira aussi sur leur environnement. Il faut veiller notamment à l’accessibilité des outils pour tous et toutes, à la réduction des inégalités sociales, aux impacts en termes de bien-être, aux coûts énergétiques et ceci à court, moyen et long terme; bref, à l’intégration du plan stratégique à l’écosystème dans lequel s’inscrit l’uniersité de Liège.

Points de repères

L’Ifres a continué d’exploiter les modalités distantielles au-delà du confinement, notamment via ses “Points de repères” mensuels. Organisés en ligne et dans un format volontairement court, ces moments d’information et d’échange dessinent une thématique pédagogique actuelle en quelques traits, histoire de donner envie aux participants d’approfondir. Cette dimension “apéritive” a déjà été appliquée aux podcasts, à la sobriété numérique ou à un outil numérique permettant d’entraîner les étudiants au jugement comparatif.

Le programme de 2022 sera bientôt disponible sur http://www.ifres.ulg.ac.be/portail/heure-pedagogique

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