Météorologue des océans

Le parcours de Marilaure Grégoire

Dans Omni Sciences
Entretien et photographie Fabrice TERLONGE

Sur les cartes du monde, le patchwork coloré des pays qui parcellisent les continents leur confère visuellement une valeur d’arrière-plan. Pourtant, plus de 70 % de la surface de la Terre est recouverte par les cinq océans et l’ensemble des mers, qui sont par conséquent des rouages essentiels dans la régulation du climat. Ils seront au centre de la 53e édition du colloque international de Liège sur la dynamique des océans qui se tiendra – sauf imprévu – du 16 au 20 mai sur le campus du centre-ville, place du 20-Août. Chaque année, il évoque un sujet ayant trait à l’océanographie. À sa création, il s’agissait de la turbulence dans l’océan – sujet de recherche du fondateur de ce rendez-vous scientifique international – et essentiellement de physique, avant d’évoluer vers des thématiques plus larges et interdisciplinaires, avec les observations, les modèles ainsi qu’une extension à la bio-géochimie et aux écosystèmes. Actuellement orchestré par la Pr Marilaure Grégoire, il aura cette année pour thème les zones marines et côtières pauvres en oxygène.

Depuis la révolution industrielle, l’augmentation exponentielle de la concentration des gaz à effet de serre causée par l’activité humaine a conduit à modifier à une vitesse inquiétante la physique et la bio-géochimie des océans. Les réserves mondiales d’oxygène océanique ont ainsi diminué de plus ou moins 2 % depuis 1960. Cette perte d’oxygène constitue une menace croissante pour les écosystèmes marins ainsi que pour les espèces de la faune sous-marine et les populations humaines qui en dépendent, notamment via la pêche.

Spécialiste au long cours de la mer Noire (située entre la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine, la Crimée et la Géorgie), dont 87 % du volume est anoxique (c’est-à-dire sans oxygène), Marilaure Grégoire peut être vue, pour la formule, comme une météorologue des océans. Cela est d’autant plus vrai sous l’angle de son implication dans le programme européen Copernicus qui collecte et restitue des données actualisées de qualité et en continu, portant sur l’état de la Terre en général mais aussi sur ses vastes étendues d’eau. Partenaire de projets et membre du comité consultatif scientifique et technique du service Copernicus marin, elle exerce en effet une science prévisionnelle très concrète, armée de modèles nourris d’observations détail- lées, qui vise à mettre en œuvre des améliorations par rapport aux difficultés présentes dans certains écosystèmes.

« L’océan délivre plusieurs services aux sociétés tels que la fourniture de provisions comme le poisson, la régulation du climat via la séquestration du carbone, la maintenance de la biodiversité mais aussi les possibilités de loisirs. Nos bailleurs de fonds nous demandent de plus en plus d’établir des scénarios en incluant tous ces aspects. Par exemple, de déterminer les conséquences de la poursuite d’activités de pêche. Ou de définir la meilleure configuration pour implanter des éoliennes en mer, en tenant compte des écosystèmes », illustre celle qui n’a rien d’un matamore. « Nous sommes dans une boucle. Les décideurs attendent des réponses limpides et compréhensibles par rapport à la biodiversité, au stockage du carbone, à la qualité des eaux... Parler d’un changement de la salinité est moins convaincant que d’évoquer une baisse du stock de poissons. Mais on travaille aussi avec des socio-économistes pour évaluer les conséquences sociétales et monétaires des différents problèmes. In fine, il s’agit de proposer des outils d’aide à la prise de décision, pour alimenter des “what-if” scénarios accessibles aussi à des non-spécialistes afin qu’ils puissent être capables d’utiliser des grands sets de données et des modèles com- plexes de manière conviviale. Ces applications concrètes de nos modèles théoriques illustrent le potentiel des outils de modélisation. Les échanges avec les différents acteurs impliqués dans la gestion de l’océan ouvrent la voie à de nouvelles questions auxquelles nous n’aurions pas forcément pensé. L’interdisciplinarité est une compo- sante essentielle de ma recherche. Lorsque j’ai débuté, un modèle interdisciplinaire liait la physique, la chimie et la biologie. À présent, nous devons développer des outils reliant les sciences naturelles et humaines. » L’utilisation des connaissances scientifiques en support à la prise de décisions fera d’ailleurs l’objet d’une journée complète lors du colloque du mois de mai.

Les maths pour comprendre l’océan

À force d’avoir la tête dans les profondeurs aquatiques, on imagine Marilaure Grégoire dans un environnement de travail tapissé d’évocations picturales allant des bancs de dauphins nageant dans une belle allégorie de pureté des océans, au cliché vintage rappelant les aventures saumurées et déjà lointaines du commandant Cousteau. On en est loin ! Simple, fonctionnel, stylé et de bon goût, le mobilier de son bureau, réalisé par son mari passionné d’ébénisterie, ne fait pas de vagues, même s’il tranche avec l’ambiance sombre et un peu dépassée du bâtiment de physique situé sur le campus du Sart-Tilman. On n’y débusque pas non plus d’objets souvenirs. « C’est normal, c’est une modélisatrice. Du coup, son bureau recèle peu de bibelots », confirme, euphémique, l’un de ses proches collègues.

Ingénieur civil en mécanique-physique de l’université de Liège, Marilaure Grégoire avait tout d’abord eu dans l’idée d’entamer des études de médecine, avant de se passionner pour les mathématiques et la physique à la fin du cycle secondaire. Elle s’est finalement dirigée vers les sciences appliquées pour pouvoir étudier les deux. C’est en 1995, année de sa diplomation, que le Pr Jacques Nihoul (fondateur en 1967 du colloque international de Liège sur la dynamique des océans), océanologue de renom et professeur dans les facultés des Sciences et des Sciences appliquées de l’ULiège, lui propose de réaliser son travail de fin d’études, en océanographie, sur la modélisation des écosystèmes de la mer Noire.

Celui qui avait comme elle une formation de base d’ingénieur civil eut l’attention attirée par un travail de troisième année sur la modélisation de la circulation sanguine dans les reins humains. « Au début, c’est ça que je voulais faire : le génie biomédical », se remémore Marilaure Grégoire qui ne se rendait pas encore bien compte de la portée des mathématiques sur la compréhension de l’océan mais qui avait déjà la réputation de couper les cheveux en quatre. Celui qui devient alors son mentor, bien que doté d’un caractère peu assertif à l’opposé du sien, scelle à cette époque son attirance pour la création de modèles mathématiques reliés à l’environnement. L’année suivante, elle obtient son diplôme européen (DEA) dans le domaine de la modélisation de l’environnement marin. En 1999, la chercheuse passe sa thèse de doctorat sur le développement de modèles océanographiques, couplant la physique et la bio-géochimie afin de modéliser l’écosystème... de la mer Noire.

Une mer noire en récurrence

Et puis, en 2002, une bourse Marie-Curie de la Commission européenne l’amène à effectuer un séjour postdocto- ral de deux ans à l’Institut néerlandais d’écologie et de recherches marines (NIOZ) aux Pays-Bas, dans le but de développer un modèle représentant la bio-géochimie (dans des environnements à forts gradients d’oxygène anoxiques et euxiniques). C’est là que Karline Soetaert, la biologiste formée en sciences informatiques qui dirige le département, lui donne l’élan. « Une très belle rencontre avec l’une des personnes les plus brillantes que je connaisse, confie notre madame météo océanique. Avec elle, j’ai réalisé la portée de l’outil mathématique comme complément aux observations, pour comprendre les systèmes vivants. Les systèmes biologiques sont des systèmes complexes, l’art du modélisateur est de réduire cette complexité sans sacrifier le réalisme et d’en extraire les propriétés émergentes. Ce qui est peu connu doit être savamment paramétrisé. »

Inspirante, Karline Soetaert lui a aussi donné une grande tape dans le dos : « Karline a combiné avec succès une carrière scientifique internationale et une vie de maman. Elle a été un exemple à un stade de ma vie où je m’interrogeais sur la poursuite d’une carrière universitaire. » En 2015, Marilaure Grégoire est promue directrice de recherches du FNRS et fonde le groupe “Modelling for Aquatic SysTems ” (MAST) à l’ULiège. Le groupe centre son activité sur la modélisation de l’océan afin de comprendre et d’estimer l’effet des différentes pressions climatiques (réchauffement et désoxygénation, par exemple) et non-climatiques (eutrophisation des eaux, déploiement des éoliennes en mer) sur les écosystèmes et leur fonctionnement. Et puis, naturellement, de prédire l’état des océans en combinant les modèles et les informations en provenance de plateformes d’observations de la Terre que sont les satellites ou bouées Argos.

En 2018, en tant que coprésidente d’un groupe international de recherches travaillant pour l’UNESCO, baptisé “GO NE”, elle est coauteure d’un article publié dans la revue Science portant sur la désoxygénation des océans. L’étude montre qu’au cours des 50 dernières années, la quantité d’eau sans oxygène en haute mer a quadruplé. Pour les eaux côtières, y compris les estuaires et les mers, les sites à faible teneur en oxygène ont été multipliés par dix. Le phénomène est bien connu dans certaines mers régionales : la mer Baltique et la mer Noire (qui est donc beaucoup étudiée à l’ULiège). Mais il y a aussi l’océan mondial, avec des zones pauvres en oxygène comme les zones équatoriales et tropicales du Pacifique, ainsi que les zones de résurgences qui ont lieu sur les façades ouest des continents, à savoir le long du Pérou (affecté par le phénomène El Niño), la côte de Californie et la côté africaine (Namibie, Angola, Sénégal). Et, enfin, en mer d’Arabie dans l’océan Indien.

Dans les zones côtières, les principales causes de cette désoxygénation sont l’eutrophisation – soit l’enrichissement en nutriments et la prolifération d’algues – et le réchauffement des eaux océaniques. L’eutrophisation résulte du ruissellement des nutriments venant de l’agriculture, des rejets industriels et des eaux usées. Elle est donc directement liée à l’activité humaine. « Les rivières charrient des nutriments tels que les phosphates et les nitrates, qui stimulent la photosynthèse. Beaucoup de matière organique est créée, les organismes meurent et s’accumulent sur le fond. Ils sont dégradés par des bactéries qui consomment de l’oxygène. Lorsque la ventilation est insuffisante, l’oxygène ne peut plus être remplacé et se raréfie », détaille celle qui connaît ce phénomène sur le bout des doigts. Un exemple ? Les porcheries françaises qui déversent des nitrates au large des côtes de la Bretagne provoquent des marées vertes d’algues dont la dégradation consomme l’oxygène, puis les sulfates avec production de sulfure d’hydrogène. « En mer Noire, la situation s’est améliorée dans les années 1990 après la chute de l’URSS qui a entraîné une réduction de l’utilisation d’engrais agricoles et des rejets industriels. Suite à la directive cadre des eaux, le contenu en nitrates et phosphates des rivières européennes est davantage contrôlé et les modèles hydro-biogéochimiques prédisent heureusement que l’eutrophisation ne va plus augmenter au cours des 50 prochaines années dans nos régions. Mais dans les régions d’Asie (par exemple, en mer de Chine), le phénomène demeurera par contre toujours problématique. »

Désoxygénation et réchauffement

À la surface de la mer, l’eau est la plus oxygénée, profitant de la dissolution de l’oxygène atmosphérique et de la photosynthèse. Lorsque l’on arrive sous les 100 mètres, l’oxygène qui sert à la respiration des animaux et végétaux parvient à cette profondeur grâce au mélange avec les couches supérieures. C’est la ventilation. Mais, à cause du réchauffement, une stratification de plus en plus marquée des couches d’eau de densités différentes s’opère avec une surface plus chaude. Et la ventilation et l’échange vertical interviennent de moins en moins. Les pertes en oxygène se concentrent dans les premiers 1000 mètres de la colonne d’eau, là où l’abondance et la diversité des espèces de poissons sont les plus élevées. Et il y a un facteur aggravant lié au fait que l’oxygène se dissout plus difficilement dans une eau plus chaude.

Les océans pourraient perdre de 3 à 4 % supplémentaires de leur contenu en oxygène d’ici 2100, si les émissions de gaz à effet de serre croissent au même rythme qu’actuellement. « Les animaux marins seront les premières victimes du manque d’oxygène là où les seuils atteints sont critiques, voire mortels. À saturation, un animal marin dispose d’environ 35 fois moins d’oxygène qu’un animal terrestre. Dans les zones de minimum d’oxygène, cette quantité est réduite de près de 150 fois, voire plus de 500 fois dans les zones qui présentent un niveau de saturation en oxygène de l’ordre de 5 %. On prend donc la mesure du défi énorme auquel ces animaux doivent faire face, souligne Marilaure Grégoire. Dans certaines zones dépourvues en oxygène, la faune a disparu, ne laissant que des bactéries capables de vivre en conditions anaérobiques et euxiniques (c’est-à- dire présentant du sulfure d’hydrogène). »*

Nommée professeure à l’ULiège depuis le mois de septembre 2021, Marilaure Grégoire a encore quelques années pour se pencher sur ces questions, également au cœur de cette édition du Colloque international de Liège sur la dynamique des océans de la fin du printemps. Avec l’espoir que les timides accords récents de la COP26 permettent une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre responsables du réchauffement océanique. Et en comptant sur la faune marine pour se réfugier dans des zones qui demeureront protégées.

* Dans une publication récente dans Frontiers in Marine Science, Marilaure Grégoire et 57 scientifiques appartenant à 45 institutions de six continents soulignent le besoin urgent d’une base de données unique reprenant les données d’oxygène de l’océan mondial ouvert et côtier avec un contrôle qualité homogène et bien documenté. Cette base de données permettra le développement de cartes d’oxygène pour les différentes régions du monde. « Nous espérons que cet effort pourra se concrétiser dans le cadre du programme GOOD (Global Ocean Oxygen Decade) piloté par le réseau GO NE qui vient d’être endossé par l’Unesco en lien avec la décennie des Océans. »

Colloque international de Liège sur la dynamique des océans

Du 16 au 20 mai, à la salle académique, place du 20-Août 7, 4000 Liège.
informations et réservations via le site www.ocean-colloquium.uliege.be

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