Déverrouiller la pensée en économie

Voie d’accès à la post-croissance

Dans Omni Sciences
Photos Jean-Louis Wertz

Chargé de cours en économie écologique à Gembloux Agro-Bio Tech, Kevin Maréchal effectue des recherches depuis une vingtaine d’an- nées sur les interactions entre l’économie, la société et l’environnement. Fort d’une vision transversale des enjeux liés à la transition sociale et écologique, il a mené plusieurs études mettant en lumière la notion de verrouillage (lock- in) et la relative difficulté à faire évoluer les pratiques habituelles des acteurs. Ses travaux actuels portent sur l’agroécologie et les circuits alimentaires de proximité ainsi que sur les modèles économiques soutenables, comme l’économie de la fonctionnalité.

Les enjeux sociétaux actuels obligent à faire converger nos actions vers une transition écologique et sociale de nos modes de vie et de production. Pour opérer cette transition, et a fortiori pour s’assurer qu’elle soit juste et inclusive, il est essentiel de s’attaquer à la construction (collective) d’un récit mobilisateur.

Étant donné sa prégnance dans le débat public, l’imagination d’un autre récit passe inévitablement par un questionnement en profondeur de notre “logiciel économique“. C’est une des raisons pour lesquelles, avec Isabelle Cassiers, dans notre ouvrage collectif sur la post-croissance1, nous avions fait le choix, de mettre en exergue une citation de John Stuart Mill datant de 1848. Étymologiquement, retourner aux racines permet en effet d’amor- cer la réflexion pour penser un changement radical. Cela nous rappelle également que les questions qui se posent avec une grande acuité aujourd’hui étaient déjà en germe à l’époque des premiers théoriciens de l’économie comme discipline scientifique.

En effet, dans son ouvrage traitant des Principes d’Économie politique, John Stuart Mill développe un argumentaire en faveur d’un “état stationnaire des capitaux et de la richesse”. Il termine son chapitre en espérant que la population se contentera de cette limite à l’accroissement des richesses “longtemps avant d’y être forcée par la nécessité”, précisant que l’atteinte de l’état stationnaire “n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que jamais pour toute sorte de culture morale et de progrès moraux et sociaux ; autant de place pour améliorer l’art de vivre et plus de probabilité de le voir amélioré lorsque les âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses.” Le terme de “post-croissance” désigne précisément ce stade où l’on se serait affranchi de la quête obsessionnelle de richesses matérielles (de toujours plus de richesses), cet horizon où la poursuite de la croissance économique ne serait plus l’objectif de notre projet de société.

Avec quel récit s’orienter ?

À l’évidence, rompre avec une idée aussi fortement ancrée dans notre imaginaire n’est pas simple, d’autant que, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, tout notre pacte social a été façonné autour de la croissance économique mesurée par le “Produit intérieur brut”(PIB). Et comme l’écrivait l’économiste John Maynard Keynes, “la difficulté ne réside pas tant dans les nouvelles idées que dans le fait de s’émanciper des anciennes”.

Pour faire le lien avec une tribune2 parue dans Le Soir le 2 novembre 2021, le chemin ne consiste pas uniquement à innover mais aussi à “exnover”, c’est-à-dire à abandonner le recours à certaines infrastructures, pratiques et idées jugées non souhaitables.

Vers quoi et comment sommes-nous censés avancer si la destination et le carburant sont caduques ? S’orienter vers une économie post-croissance conduit à repenser l’essence même de notre modèle économique et à réimaginer les règles utiles. Un élément encourageant à cet égard réside dans le fait qu’un nombre toujours plus grand de citoyen·ne·s s’investissent dans des initiatives concrètes (système d’échanges locaux, potagers collectifs, etc.) et participent d’une dynamique globale de transition. Ce mouvement, intrinsèquement citoyen et décentralisé, est emblématique de l’émergence d’autres manières de mettre en pratique notre participation à la vie économique.

Au-delà de leur contribution à la construction d’un autre projet de société, l’intérêt de ces multiples initiatives est de mettre en évidence la nécessaire révision de nos manières de penser et, plus particulièrement, de bousculer nos répertoires et catégories d’analyse. Ce qui se passe au sein des initiatives en transition s’opère dans ce que nous avons choisi de nommer un “entre-deux”3, qualifiant un espace qui peut difficilement être appréhendé à l’aide des dichotomies classiques (privé/public, marchand/non marchand, micro/macro, top-down/bottom-up, etc.). Ces multiples démarches semblent dépeindre les contours d’une “sphère autonome”4, un “entre-deux” dépassant la délimitation bipolaire de l’espace politique entre état et “Marché”. Un lieu d’auto-organisation des rapports sociaux qui tend à échapper tout autant à la marchandisation qu’à la force publique. Un espace au sein duquel on construit de la cohésion sociale en activant diverses formes de proximité (relationnelle, identitaire, de savoir-faire, etc.).

Au cœur de cette sphère autonome, d’autres modes de fonctionnement économique (de nature plus collaborative et démarchandisée) ainsi que des formes plus participatives de démocratie sont explorées. Cela permet aux citoyen·ne·s d’œuvrer directement à une transformation de leur rapport à ces divers pans de la vie économique que sont le travail, la production ou la consommation et d’en explorer des modalités nouvelles d’organisation et d’échanges.

Quelle grille de lecture économique ?

MarechalKevin-V-JLW-2 Pour appréhender la transition écologique et sociale et les enjeux de la post-croissance, il est crucial de bien cerner et comprendre les dynamiques en place au sein de cet “entre-deux“ exploré et façonné par les acteurs de la transition. Il s’agit donc avant toute chose d’adopter une grille d’analyse qui en reconnaisse l’existence et en permette la dialectisation. Dans le sillage du questionnement de Thorstein Veblen il y a plus d’un siècle5, notre hypothèse est que la construction de cette grille de lecture économique doit s’élaborer dans un dialogue ouvert avec les sciences du vivant, la biologie et la thermodynamique notamment, afin d’adopter une approche systémique, mettant l’emphase sur les interdépendances dynamiques et les propriétés émergentes et ouvrant ainsi la voie à une compréhension circulaire des processus à l’œuvre.

Deux raisons principales président à cette idée : d’une part, dépasser l’obsession “mécaniste” de la grille de lecture dominante en science économique et, d’autre part, reconnaître le fait que la sphère économique est imbriquée dans la biosphère qui en conditionne dès lors le fonctionnement. Notons que l’influence des logiques du vivant pour penser l’économie a déjà produit plusieurs concepts, tels que l’écologie industrielle ou l’économie circulaire. Cette pers- pective est également au fondement de la “perspective multi-niveaux”6, grille de lecture aujourd’hui incontournable pour l’étude scientifique des questions de transition.

(Ré)explorer d’autres modes d’organisation économique, cela signifie questionner l’importance prise par une série de notions – comme le culte de l’efficience ou de la compétitivité – qui, serinées avec une telle emphase et par tant de médias, sont devenues des injonctions. Or, il n’y a aucune raison de considérer cette rhétorique comme une vérité universelle qui s’imposerait à nous et avec laquelle nous devrions dès lors composer. La crise sanitaire actuelle questionne d’ailleurs la logique d’efficience poussée à son paroxysme : l’allongement des chaînes d’approvisionnement, la division du travail à l’échelle internationale et la généralisation de la logique de fonctionnement à flux tendus (zéro stock) ont révélé un système “monde” interconnecté finalement très fragile. Les nombreux débats sur ces questions ont mis en exergue l’importance de la résilience, cette capacité à rebondir après un choc tout en gardant substan- tiellement les mêmes fonctions.

L’impératif de résilience devrait, a minima, constituer une des lignes directrices, une des balises fortes de la transition vers une ère post-croissance. L’intérêt principal de cette notion est de fournir un contrepoids à l’injonction d’efficience. La résilience constitue d’ailleurs le cœur de la matrice intellectuelle du mouvement des villes en tran- sition initié par Rob Hopkins. En termes de soutenabilité de notre organisation économique, la réalité est sans doute que l’optimum, pour reprendre un vocable des plus économiques, se situe quelque part entre l’efficience et la résilience.

Nouvelles formes de pilotage et d’agir

Quelle sera la boussole qui guidera nos pas ? La jauge actuelle, le PIB, ne nous est pas d’une grande utilité. Cet indicateur ne permet pas de rendre compte d’une grande partie des activités produites dans la sphère autonome. Même s’il est possible d’y intégrer la comptabilisation des dommages environnementaux (moyennant la fixation d’un prix pour les pertes de biodiversité ou les catastrophes climatiques), le PIB ne peut nous renseigner sur le fait que nous approchions dangereusement des limites de la résilience. En cette matière également, il conviendrait d’exnover, en opérant une rupture forte avec les représentations et fonctionnements existants et en laissant une place importante aux processus collectifs de coconstruction. Même si l’idée de coopération constitue un véritable défi et peut sembler relever d’une forme de naïveté utopique, il s’agit en fait d’une habile révolution car l’idée est bien de s’inspirer d’un passé où l’injonction à la concurrence était moins systématique.

C’est d’ailleurs bien souvent la stratégie retenue par les initiatives de circuits alimentaires de proximité qui entendent mutualiser leurs forces au sein de structures coopératives. Suivre ces organisations agroécologiques est très stimulant intellectuellement. Ces acteurs et actrices au sein de ces organisations rebattent les cartes et questionnent les préceptes économiques de base, en ce compris les processus de fixation des prix par exemple, ou encore la manière d’envisager les rapports de concurrence. Parallèlement, ces développements rappellent l’importance des terr(it)oir(e)s. Les enjeux de relocalisation et de reconnexion alimentaire réhabilitent effectivement les niveaux quelque peu oubliés de la gouvernance publique tels que ceux des provinces notamment. Les territoires apparaissent ainsi comme un échelon particulièrement approprié à la revitalisation démocratique et au déploiement d’initiatives de transition. Il s’agit là en réalité d’un autre “entre-deux”, situé entre la verticalité d’un état décideur, et la pure horizontalité des réseaux citoyens.

Promouvoir l’idée d’autonomie ne signifie nullement rejeter toute forme de gouvernance qui ne soit pas entièrement et directement contrôlable par les citoyen·ne·s. Il s’agit plutôt de concevoir la société comme un ensemble de lieux au sein desquels des formes diverses et variées de coopération et d’association s’épanouissent. L’autonomie, comme projet collectif, doit montrer la voie à la mise en œuvre concrète de formes rénovées de pratiques politique, syndi- cale et culturelle. Si l’on s’appuie sur l’exemple des circuits alimentaires de proximité, le rôle des pouvoirs publics devrait consister à faire évoluer les institutions juridiques et économiques pour faciliter l’émergence des innovations.

MarechalKevin-V-JLW Plaidoyer pour la recherche

Notre expérience relative à l’analyse de ces dynamiques de transition, notamment celles s’inspirant de l’agroéco- logie, montre qu’il existe un besoin d’élargir la façon de produire des connaissances. Si les premières cloisons à ébranler sont assurément les frontières entre disciplines, le décloisonnement utile en temps de crise mobilise pleinement l’expertise existant au-delà des seuls scientifiques. Cette logique de transdisciplinarité se retrouve d’ailleurs au cœur de l’agroécologie vue comme la rencontre entre des pratiques agricoles soutenables, une posture de recherche ouverte et un mouvement sociétal favorable. En suivant cette logique, la production collective de connaissances s’opère par des allers-retours soutenus entre l’action et la réflexion selon des processus itératifs aux boucles aussi courtes que possible. Cette perspective de recherche tra- duit ainsi la volonté de travailler avec les acteurs de terrains plutôt que pour ou sur ces derniers.

Nous espérons dès lors que, à l’image de l’action “Co-create“ initiée en 2015 en Région de Bruxelles- Capitale, des programmes soient également lancés en Région wallonne, permettant la mise sur pied de dispositifs de recherche authentiquement transdisciplinaires. Les enjeux liés à la transition appellent en effet à interroger nos manières de “faire recherche”, mais également à élargir la façon de la financer et de l’accompagner.

Notes :
1. Voir le chapitre “The Economy in a post-growth era : what project, what philosophy?”, dans l’ouvrage d’Isabelle Cassiers, Kevin Maréchal et Dominique Meda, Post-growth Economics and Society : Exploring the Paths of a Social and Ecological Transition, 2018
2. “COP26: pour sortir de notre inertie face à la crise climatique, allons vers une société de l’exnovation !”, Le Soir, 2 novembre 2021.
3. Pour plus de détails sur cette notion, voir le chapitre “The Economy in a post-growth era : what project, what philosophy?” cfr note 1
4. Ce concept provient notamment des travaux du philosophe André Gorz.
5. Thorstein Veblen, “Why is Economics not an Evolutionary Sciences?“ The Quaterly Journal of Economics, 12, 1898.
6. Geels, F. W., 2002, “Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes: a multi-level perspective and a case study”, Research Policy 31.

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