Budgets et fédéralisme à l’ère de la crise sanitaire

L'opinion de Damien Piron

Dans Omni Sciences
Entretien Patrick Camal

Docteur en sciences politiques et sociales de l’ULiège où il est désormais professeur invité, Damien Piron s’est spécialisé dans les politiques publiques. Il cosignait récemment, avec Christian de Visscher, un article examinant l’impact de la crise sanitaire sur les finances publiques en Belgique. Retour sur les principaux enjeux financiers de cette crise.

Le Quinzième Jour : La crise sanitaire a duré deux ans. Deux années durant lesquelles les pouvoirs publics ont forcément dû, en Belgique comme ailleurs, puiser dans les caisses pour amortir le choc. Quel impact sur la santé des finances du pays ?

Damien Piron : Il faut d’abord rappeler que, depuis 1970, la Belgique est caractérisée par un fédéralisme centrifuge, c’est-à-dire par un transfert progressif, au fil des réformes de l’État, d’un nombre croissant de compétences vers les deux types d’entités fédérées qui coexistent dans notre pays : les Communautés et les Régions. 

Déterminer quelle entité reçoit quels moyens et sur quelle base est, on le sait, un processus complexe qui fait l’objet de difficiles négociations où s’affrontent, pour faire simple, deux logiques divergentes. Au nord du pays, cette idée pétrie de nationalisme économique que la Flandre peut légitimement prétendre à davantage de financement du fait de la plus large contribution de ses résidents aux recettes fiscales procède du principe dit du “juste retour”. Au sud du pays, cette idée que le financement des entités fédérées doit plutôt être guidé par un principe de solidarité en vertu duquel les entités dont la situation économique est la moins favorable – la Wallonie donc, mais aussi Bruxelles et la Communauté française – répond au besoin d’une enveloppe plus généreuse. Le système de financement des entités fédérées est toujours, avec chaque réforme de l’État, le résultat d’un nécessaire compromis entre ces revendications antagonistes. 

Un point important tient au fait que le financement des Communautés, qui ont à leur charge des compétences telles que l’enseignement et la culture, est essentiellement basé sur une dotation du fédéral dont le montant est fonction de leurs besoins. Ces entités sont par contre dénuées de prérogatives fiscales en pratique : elles ne peuvent pas lever l’impôt pour financer leurs compétences. Cette absence de capacité fiscale veut aussi dire que les Communautés sont dénuées de capacité d’action face aux dépenses supplémentaires engendrées en cas de crise. Heureusement pour elles, c’est surtout l’autorité fédérale qui a absorbé le choc budgétaire créé par la crise sanitaire, tant en termes de moindres recettes (impôts sur les personnes physiques et sur les sociétés, TVA sur la consommation, etc.) que de dépenses accrues puisqu’elle est notamment responsable de la Sécurité sociale (allocations de chômage temporaire, droit passerelle pour les indépendants, etc.). L’autorité fédérale a ainsi financé pas moins de 75 % des mesures de soutien temporaires pour amortir les conséquences de la crise, dans le cadre de ses compétences. La crise sanitaire a donc montré, une fois de plus, que l’autorité fédérale demeure l’entité dont les finances publiques sont les plus dépendantes de la conjoncture économique.

La crise sanitaire a touché toutes les entités du pays de manière considérable : elles se retrouvent toutes aujourd’hui en situation de déficit budgétaire. Il n’en reste pas moins que ces mêmes entités ne se trouvaient pas, avant la crise, dans des situations équivalentes. La Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), qui tente bon an mal an de faire face à la situation de sous-financement dans laquelle elle se trouve depuis 1989, voit ainsi ses finances publiques détériorées davantage du fait de la crise sanitaire. La Flandre, on s’en souvient, a de longue date fusionné ses institutions communautaires et régionales. Elle conserve donc l’option d’utiliser des moyens régionaux pour financer des politiques communautaires. Ce n’est pas le cas en Communauté française. 

LQJ : Doit-on alors s’attendre, en particulier en FWB, à une énième vague d’austérité pour tenter d’alléger l’endettement ?

PironDamien-JLW22-Vert D.P. : Si l’on décide collectivement qu’il faut effectivement en revenir à des politiques budgétaires restrictives pour combler les déficits des différentes entités, la question – classique dans l’histoire du fédéralisme en Belgique – est celle de savoir qui va prendre en charge cet assainissement budgétaire. Les effets de la pandémie sur le budget des entités fédérées seront sans doute discutés, quoique avec retard, dans le cadre de la prochaine réforme de l’État. À cette occasion, les francophones pourraient remettre sur la table la question d’un refinancement de la FWB, voire des entités fédérées plus généralement. Une autre option pourrait être de tolérer le déficit de la FWB pour autant que, comme c’est le cas pour l’instant, ses conditions de financement sur les marchés financiers ne se détériorent pas. Les pouvoirs publics belges en général, en ce compris la Communauté française, continuent en effet à être perçus par les marchés financiers comme des acteurs fiables, ce qui leur permet d’emprunter sans difficulté à des taux extrêmement avantageux pour couvrir leur déficit (non sans contrepartie importante toutefois, puisque les entités fédérées sont dès lors toujours plus liées aux marchés financiers et à leurs exigences).

Ceci pose la question plus générale de savoir dans quelle mesure la dégradation des finances publiques doit être considérée comme un problème qu’il convient de résorber et, le cas échéant, à quel rythme. Cette dernière question, qui est bien entendu l’objet de débats en Belgique, est elle-même liée à la politique budgétaire européenne. Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), plus connu sous le nom de “pacte budgétaire européen”, fixe un cap tout à la fois clair et orthodoxe : selon ce traité, l’unique objectif de la politique budgétaire de chaque État membre devrait être d’atteindre l’équilibre des comptes publics. Dans la pratique, la Commission européenne a cependant fait montre d’une certaine souplesse en la matière, à rebours de son positionnement très strict au lendemain de la crise financière. Ainsi, le fait que la Belgique ait une dette publique presque deux fois plus importante que celle autorisée par les traités européens n’a jusqu’alors mené à aucune sanction formelle de l’Union européenne. Par ailleurs, les règles budgétaires européennes, sont actuellement suspendues afin de laisser les États adopter toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la crise sanitaire. Si cette situation se maintient, la Belgique pourrait tout à fait décider de laisser aux entités fédérées plus de temps pour absorber le choc de la crise sanitaire.

Toutefois, si l’orientation budgétaire européenne devait évoluer dans le sens d’un redressement budgétaire rapide des différents États membres, les conséquences de ce changement sur le fédéralisme financier en Belgique seraient importantes dans la mesure où la question de la répartition des efforts d’assainissement budgétaire entre les différentes entités se poserait avec beaucoup plus d’acuité. On voit donc que, sur le plan budgétaire, la prochaine réforme institutionnelle en Belgique est étroitement liée à la réforme en cours des règles budgétaires européennes contenues dans le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) : selon que l’orientation budgétaire européenne sera plus ou moins ouverte, se décidera aussi l’urgence des réformes des finances publiques à adopter en Belgique. 

LQJ : Quel est le scénario le plus probable, selon vous ?

D.P. : J’ai l’impression que nous allons vers un scénario à deux vitesses. Le Plan de relance européen pourrait, à cet égard, être annonciateur de la politique suivie par les institutions européennes à l’avenir. Je veux dire que, d’un côté, les institutions européennes pourraient accepter que les États membres génèrent du déficit pour financer des investissements publics jugés “productifs” ; d’un autre côté, il est probable qu’elles demeureront attentives à ce que les dépenses, sociales notamment (systèmes de pensions, de soins de santé, etc.), ne profitent pas de cet effet d’ouverture. Elles veilleront sans doute à ce que les États membres continuent d’adopter les réformes dites “structurelles” réclamées de longue date par l’UE. 

Autrement dit, dans ce système à deux vitesses, les institutions européennes pourraient profiter de la réforme du PSC pour mettre davantage en évidence les objectifs qu’elles poursuivent en matière d’investissements stratégiques dans le domaine de la transition écologique ou numérique, par exemple, cependant qu’elles profiteraient aussi de leur droit de regard sur les finances nationales pour continuer à mettre une certaine pression sur la réforme des systèmes sociaux et ainsi lutter contre les “coûts du vieillissement” (c’est-à-dire les dépenses de retraite et de soins de santé au bénéfice des retraités), favoriser encore la “flexibilisation” du marché du travail, etc. 

Un scénario alternatif de sortie de crise – plus radical mais aussi plus improbable et pas vraiment à l’agenda des institutions européennes – serait de faire contribuer les revenus du capital de manière plus importante au financement des politiques publiques. Le conflit russo-ukrainien est en train de montrer qu’il est possible de bloquer les actifs financiers des plus grandes fortunes, ce qui donne de l’eau au moulin de ceux qui plaident pour une implication plus importante de leur part dans la gestion des finances publiques et le financement des défis à venir, par exemple sous la forme d’un impôt sur la fortune ou d’une taxe européenne sur les transactions financières.

LQJ : On a vu l’autorité fédérale jouer un rôle important dans la coordination de la réponse à la crise sanitaire, tant en termes politiques que budgétaires. Ceci signale-t-il un retour à plus de centralisation ?

D.P. : À l’échelle européenne, nous venons de voir que le pacte budgétaire cherche à limiter autant que faire se peut l’utilisation par les États de leur politique budgétaire pour réguler l’activité économique et sociale. Or, la crise sanitaire montre qu’en cas de choc sur l’économie, c’est bel et bien vers l’État que les entreprises, les citoyens et les institutions financières se tournent pour les aider à absorber ce choc. Il existe donc une tension importante entre ce que les traités européens prescrivent – ils sont eux-mêmes le reflet d’une certaine doctrine économique – et les attentes réelles placées dans l’État et les pouvoirs publics lorsqu’il s’agit d’articuler des réponses budgétaires et monétaires à la crise. Peut-être donc que l’une des leçons positives de cette crise aura été de réaffirmer l’importance de l’État dans la conduite de la politique macro-économique, tant en termes d’absorption budgétaire des chocs économiques (tels que celui causé par la crise sanitaire) que de pilotage de cette même politique économique, en direction de plus d’investissements “verts” par exemple.

À l’échelle de notre pays, l’évolution historique du fédéralisme financier plaide plutôt en faveur d’une poursuite de la décentralisation des compétences et des moyens financiers à destination des entités fédérées. Il est peu probable que la primauté du fédéral observée durant cette crise soit de nature à changer fondamentalement la dynamique observée depuis le début de la fédéralisation, en 1970 déjà. Certes, des partis plaident pour une recentralisation de certaines compétences et, avec celles-ci, de moyens financiers : soins de santé, mais aussi énergie et transports dans le but, par exemple, de développer une politique de mobilité coordonnée. Il s’agit sans aucun doute d’une option politique digne d’être envisagée. Mais je ne pense toutefois pas qu’elle soit plausible, notamment parce qu’elle n’est pas audible par la plupart des partis politiques flamands, ou d’ailleurs des régionalistes wallons. Au sortir de la crise, d’aucuns, au nord du pays, plaident plutôt pour une régionalisation accrue des compétences de santé. 

Autrement dit, il me semble que les responsables politiques du pays tirent, au crépuscule de cette crise, des conclusions identiques à celles qu’ils tiraient déjà avant celle-ci. La crise sanitaire a mis en évidence une tension entre la primauté du fédéral dans la gestion de crise et la très grande décentralisation des moyens budgétaires et des politiques d’investissement. Elle ne semble cependant pas avoir donné lieu à une refonte majeure de la manière de concevoir les politiques publiques, le système de financement des entités fédérées et, plus largement, l’architecture fédérale en Belgique.

LQJ : La complexité du fédéralisme financier en Belgique n’est-elle pas un obstacle lorsqu’il s’agit d’affronter des enjeux majeurs ? 

D.P. : C’est un propos que l’on retrouve typiquement chez les acteurs politiques aux inclinations plutôt belgicaines. C’est aussi le point de vue des institutions européennes lorsqu’elles examinent la Belgique, notamment lors de la mise en œuvre de la politique budgétaire. Il est vrai qu’il est difficile, en Belgique, d’élaborer une stratégie coordonnée de réponse à différents enjeux, à court terme s’agissant de la crise sanitaire, comme à long terme s’agissant de la transition énergétique. La fragmentation institutionnelle a, de mon point de vue, pour effet de conférer davantage d’autorité à des sources externes, telles que les marchés financiers ou les institutions européennes. Ces dernières ont en effet un poids relativement important chez nous et apportent généralement une direction “par défaut”, en l’absence du développement de toute vision propre en Belgique. Dans le même temps, cette fragmentation répond à un souhait démocratique exprimé de longue date par les partis politiques flamands et, au-delà, le mouvement flamand en général, tout comme d’ailleurs le mouvement wallon, dont les racines historiques sont profondes et qui a, lui aussi, réclamé, en matière économique, la possibilité de prendre son destin en mains. Il semble donc au mieux illusoire, au pire anti-démocratique, de vouloir renverser totalement cette tendance. Ce qui ne veut bien évidemment pas dire qu’aucune réforme budgétaire, institutionnelle ou autre, ne peut chercher à améliorer le bien-être de l’ensemble de la population.

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