Nucléaire, une filière dégradée

Dans Omni Sciences
Entretien Henri DUPUIS - Photo Klass De Buysser-SCK CEN

La sortie – ou pas ? – du nucléaire a provoqué de nombreux débats. À cette occasion, le Premier ministre a déclaré vouloir investir une centaine de millions d’euros dans le nucléaire du futur. Mais de quel futur s’agit-il ? Et le nucléaire de fission a-t-il encore un avenir chez nous ? Le point avec le Pr Pierre Dewallef.

Quand on parle de nucléaire à fission du futur, il faut généralement entendre des réacteurs de quatrième génération. Ceux qui fonctionnent actuellement dans le monde sont dits de deuxième ou troisième génération. Pour apprécier un éventuel progrès ou saut technologique, quelques rappels avec le Pr Pierre Dewallef, titulaire du cours de génie nucléaire en faculté des Sciences appliquées, sont nécessaires. « La grande majorité des réacteurs actuels utilisent une technologie qui a deux caractéristiques à l’aune desquelles il faut, me semble-t-il, jauger s’il y a réel progrès ou simple avancée technologique : la production d’une quantité importante de déchets radioactifs, dont une partie a une durée de vie (est radioactif) très longue et la nécessité de refroidir les réacteurs à l’arrêt sous peine de voir les éléments combustibles et leur confinement fondre et d’entraîner une catastrophe. Bien des problèmes ont d’ailleurs surgi de cette seconde caractéristique comme à Fukushima : il n’y avait plus d’énergie pour pomper l’eau nécessaire au refroidissement des réacteurs à l’arrêt. »

SURGÉNÉRATEURS

Force est en effet de constater que bien des nouvelles filières ne résolvent pas ces deux principaux problèmes. Ainsi en va-t-il de la filière dite “haute température”. Dans ce cas, le modérateur n’est plus de l’eau mais du graphite et le réacteur n’est plus refroidi avec de l’eau mais avec de l’hélium. Certes, le rendement de conversion chaleur/électricité a augmenté, ce qui diminue la quantité de combustible utilisée, donc de déchets. Mais déchets il y a toujours… Et il est toujours nécessaire de refroidir le cœur à l’arrêt.

Autre tentative, la filière dite surgénératrice. Cette fois, le principe est fort différent puisque le combustible de base n’est plus ici de l’uranium 235 (235U) comme précédemment mais de l’238U, très abondant, transmuté en plutonium 239 (239Pu). C’est le cas du Superphénix français… qui a connu bien des déboires jusqu’à son arrêt en 2008. L’intérêt de cette filière était de disposer d’un stock de combustible presque infini, d’autant qu’elle pouvait aussi utiliser le combustible usagé de la filière classique pour l’uranium et du démantèlement des armes nucléaires pour le plutonium. Un mieux donc côté déchets. Mais un pire côté refroidissement du cœur à l’arrêt, celui-ci ne pouvant se faire grâce à de l’eau mais avec du sodium, très réactif à l’air et l’eau, donc exigeant des techniques très complexes. Exit par conséquent cette filière qui semble ne plus avoir progressé depuis l’échec de Superphénix et de quelques autres.

Une variante fait cependant quelquefois parler d’elle : la filière thorium. L’238U est remplacé par le thorium 232 transmuté en 233U par absorption neutronique, élément fissile qui n’est plus disponible dans la nature mais est recréé à partir du thorium. Cette filière est parfois appelée “verte” car les produits de fission qui en sont issus ont une durée de vie moins longue. Une filière qui pourrait n’intéresser que des pays qui ne disposent ni d’238U ni de plutonium.

Pierre Dewallef se montre plus intéressé par une autre variante. Il s’agit toujours de surgénérateurs à neutrons rapides, mais refroidis au plomb liquide ou par un mélange eutectique plomb/bismuth. « C’est une voie qui cumule les deux avantages, explique-t-il. D’une part, comme dans les autres surgénérateurs, l’utilisation du combustible est optimale. Il y a donc moins de déchets. Mais, surtout, l’utilisation du plomb permettrait un refroidissement naturel du réacteur à l’arrêt, grâce au transport de chaleur par simple convection naturelle, donc sans apport d’énergie externe. »

SMR

L’acronyme SMR pour Small Modular Reactors revient souvent dès que l’on s’interroge sur l’avenir du nucléaire. Il ne s’agit cependant pas d’un nouveau concept physique mais d’une manière différente de construire les réacteurs. En fait, toutes les filières peuvent se décliner en mode SMR. « Il ne s’agit plus ici de réaliser des économies d’échelle sur le gigantisme, explique Pierre Dewallef, mais de les réaliser en construisant à la chaîne de petits réacteurs standardisés. Les grandes centrales actuelles demandent à être rechargées en combustible tous les trois ou quatre ans, voire tous les ans pour certaines. Ce sont des opérations complexes. Les SMR, eux, sont conçus comme des réacteurs à usage unique : ils sont livrés chargés sur le site d’exploitation ; le constructeur viendra les rechercher lorsque le combustible est épuisé, dans certains cas extrêmes au bout de 30 ou 40 ans. » Le système semble donc cumuler les avantages : construction standardisée en série, pas de réapprovisionnement, donc moindre risque de prolifération, coût moindre et implantation plus facile, notamment dans des lieux isolés. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, plus de 65 projets de SMR variés sont aujourd’hui à l’étude partout dans le monde.

MYRRHA

Le système de refroidissement plomb/bismuth est celui qui a été retenu pour le réacteur expérimental Myrrha en construction au Centre d’études nucléaires (CEN) de Mol. Le concept de Myrrha échappe à tout ce qui existe aujourd’hui. Il est en effet un réacteur sous-critique piloté par un accélérateur (Accelerator Driven System ou ADS). Et selon un imposant rapport de l’Office parlementaire (français) d’évaluation des choix scientifiques et technologiques consacré à l’énergie nucléaire du futur, les ADS sont en développement essentiellement en Chine et en Belgique, là où le programme est “sans doute le plus avancé au monde”.

Réacteur de recherche – il n’est pas destiné à produire de l’énergie –, Myrrha supprime le risque d’emballement. Dans les autres types de réacteur, lorsqu’un neutron entre en collision avec un atome fissile (uranium par exemple), ce dernier se désintègre, ce qui libère de nouveaux neutrons qui, à leur tour, fissionnent en un autre atome fissile, et ainsi de de suite. D’où le déclenchement d’une réaction en chaîne s’il y a suffisamment de combustible (masse critique) et la nécessité de contrôler la réaction dans un réacteur. Myrrha pour sa part ne contient pas suffisamment de combustible pour que la réaction s’installe. Comment alors le faire fonctionner ? En lui injectant des neutrons venus de l’extérieur ! En l’occurrence, ici produits par un accélérateur de particules. Ou plus exactement, l’accélérateur envoie un faisceau de protons qui vont bombarder une cible au centre du réacteur, ce qui produit les neutrons nécessaires à la réaction de fission. L’arrêt de ce type de réacteur est donc instantané : il suffit d’arrêter la production de protons en mettant l’accélérateur hors tension !

Mais ce n’est pas la seule caractéristique remarquable du réacteur du CEN. Le refroidissement au plomb-bismuth a l’avantage de ne pas trop ralentir les neutrons de fission qui vont se révéler fort utiles. Les chercheurs les utilisent en effet pour étudier la transmutation des déchets. Le neutron, qui n’est pas chargé électriquement, est la meilleure particule pour réaliser le vieux rêve des alchimistes : changer un élément en un autre ! Pas question cependant de transformer ici du plomb en or mais plutôt des produits de fission comme le technétium 99 ou l’iode 12 (dont la radioactivité dure très longtemps) en d’autres éléments stables (ils ne sont plus radioactifs) ou au temps de radioactivité bien plus courts.

« Myrrha a cependant un autre but, explique Pierre Dewallef, celui de produire des isotopes à usage médical à partir d’une partie des protons produits par l’accélérateur. Avec l’arrêt envisagé des centrales actuelles, nous perdrions une source importante de ces isotopes. Il faut la remplacer et Myrrha doit étudier cette question. C’est même un de ses objectifs principaux. » Qu’il ne remplira pas de suite… Malgré l’aide européenne, Myrrha n’en est en effet toujours qu’à sa première phase, la construction de l’accélérateur mais à puissance réduite. Viendra ensuite celle de l’accélérateur à grande puissance. Et si les financements suivent, le réacteur, pour sa part, ne serait mis en service qu’en 2036…

DÉCHETS

La transmutation n’est donc pas pour demain. « En 60 ans, nous ne sommes toujours pas d’accord sur la manière de gérer les déchets nucléaires, soupire le Pr Dewallef. Le débat perdure malgré l’existence de solutions très sûres comme l’enfouissement, la grande maîtrise technique et l’expérience accumulée. Un manque de consensus politique conduit à une situation absurde : le stockage de ces déchets dans des piscines qui ne sont même pas toujours situées dans l’enceinte de confinement mais dans des bâtiments qui n’ont que quelques décennies de durée de vie ! Si l’on veut assurer un avenir au nucléaire, c’est sur le stockage à long terme que le débat devrait porter en priorité. »

D’autres problèmes touchent cependant la filière. Tout d’abord, revenons un peu en arrière et voyons ce qui est advenu en Europe de certains types de réacteurs de troisième génération (on n’est donc pas du tout dans le futur du nucléaire !) de type EPR, c’est-à-dire à eau pressurisée. Ils ont été conçus dans les années 1990 pour améliorer la sûreté et la rentabilité. Deux sont opérationnels en Chine, mais seulement depuis 2018 et 2019. Un autre vient de l’être en Finlande, avec 12 ans de retard cependant. Quant à ceux qui devaient fonctionner en France à Flamanville et au Royaume-Uni à Hinkley Point, ils ne sont toujours pas reliés au réseau après une quinzaine d’années de travaux et leur coût a explosé ! Les économies d’échelle créées par le gigantisme, marque du nucléaire dans le passé, ne sont tout simplement plus envisageables à cause de la complexité due à la multiplication des règlements et des précautions à prendre.

Autre problème : l’absence d’investissent humain dans cette filière. « Les étudiants ne se pressent pas au portillon, remarque le Pr Pierre Dewallef. Et il n’y a plus guère de recherche en génie nucléaire dans notre pays si l’on excepte le Centre de Mol. Sinon, quelques recherches existent toujours mais sur des sujets un peu périphériques comme la gestion des déchets ou la résistance des matériaux. » Il en va de même dans le reste de l’Europe ou aux États-Unis : les jeunes n’imaginent plus faire carrière dans le nucléaire comme dans les années 1960 ou 1970. Comme le note le rapport à l’Assemblée nationale française cité précédemment : “Les succès initiaux des chercheurs et ingénieurs nucléaires français semblent avoir disparu de la mémoire collective (…)”. Au contraire de ce qui se passe en Chine et en Fédération de Russie (36 réacteurs en projet dans 12 pays) par exemple, où la compagnie d’État Rosatom n’éprouve aucune difficulté à recruter les meilleurs ingénieurs et chercheurs.

Alors, quel avenir pour le nucléaire en Belgique ? La conclusion de Pierre Dewallef tombe sans appel : « À court ou moyen terme, je ne vois pas de technologie qui pourrait prolonger le nucléaire. »

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