Être mère ou ne pas être ?

Le dialogue entre Mona Claro et Stéphanie Haxhe

Dans Le dialogue
Entretien Ariane LUPPENS - Photos Jean-Louis WERTZ

À l’occasion de la parution de l’ouvrage Childless - Childfree : Fécondités, Infécondités, Alter-fécondités, Le Quinzième Jour donne la parole à deux de ses contributrices : Stéphanie Haxhe, docteure en psychologie, psychologue clinicienne et maître de conférences, et Mona Claro, docteure en sociologie et chargée de cours dans le domaine du genre. Échanges autour d’une thématique peu investiguée encore.

Le Quinzième Jour : Quelle est votre expertise sur le sujet des femmes sans enfant ? 

Stéphanie Haxhe : Je travaille depuis plus de 20 ans sur la famille et j’interviens comme thérapeute auprès de ce public. Lors de la rencontre, je voulais réinterroger le mythe de l’instinct maternel, faire sentir les effets de la norme sur les femmes, sur les hommes et sur les couples. Dans mes consultations, il est souvent question des pressions subies avant d’avoir un enfant. Certaines vont y résister, d’autres au contraire vont être emportées un peu malgré elles dans une maternité puis dans une vie de famille, ce qui va avoir des conséquences dans l’après.

Mona Claro : Pour ma part, je travaille principalement sur la société russe que j’interroge au travers de longs entretiens. L’enquête se déroule sur un temps long puisque je compare plusieurs générations. La première génération est née dans les années 1960 – je l’appelle la “dernière génération soviétique” – et a eu un ou plusieurs enfants avant la chute de l’URSS. La deuxième, née autour des années 1980 – la génération post-soviétique – a l’âge d’avoir des enfants dans une Russie qui a beaucoup changé. J’ai travaillé sur les normes liées à la maternité, normes de genre notamment qui pèsent surtout sur les femmes. J’ai étudié la manière dont elles composaient avec ces normes et de quelle façon elles géraient toutes les questions liées à la contraception et à l’avortement. Pour moi, la question de la non-maternité, que ce soit un choix ou un non choix, n’était donc pas ma question principale de recherche mais elle a fini par se poser.

LQJ : En quoi la Russie est-elle un cas intéressant ?

ClaroMona-JLW22-Vert M.C. : En Russie, il existe un modèle de maternité obligatoire très fort. C’est une région où il est extrêmement important pour les couples, mais surtout pour les femmes, d’avoir au moins un enfant. L’injonction se retrouve dans d’autres pays de l’Est européen où la proportion de femmes finissant leur vie reproductive sans enfant est inférieure à 10% alors qu’elle est plus élevée en Europe de l’Ouest (15-20%) et c’est une situation intéressante à étudier.

LQJ : Vous dites qu’en Russie, il vaut mieux être mère célibataire plutôt qu’être célibataire sans enfant. Il me semble que l’on retrouve cela en Europe de l’Ouest, non ?

S.H. : L’injonction est beaucoup moins forte chez nous mais elle est très insidieuse. Les femmes ont fortement intériorisé cette norme-là autour de questionnements tels que : “Suis-je une femme accomplie et complète si je n’ai pas eu d’enfants ?” Dans la sphère professionnelle par exemple, une femme sans enfants se demandera si elle a des choses à raconter par rapport à ses collaborateurs déjà parents. Une jeune collègue me disait que pour choisir la date des congés, elle passe systématiquement après les femmes qui ont des enfants alors même qu’il y a bien une part de choix dans le fait d’avoir des enfants. On pourrait se dire que tout le monde est à égalité devant les congés, mais non ! Les femmes sans enfant sont un peu “à part” dans une équipe. Par ailleurs, ce sont les femmes – bien plus que les hommes – qui se font interroger sur leur maternité par la famille ou les amis. Ainsi, à partir d’un certain âge, la trentaine disons, vous serez souvent questionnée – même par des inconnus – afin de savoir si vous avez des enfants ou quand vous désirez en avoir. Une femme doit se justifier si elle dit ne pas vouloir d’enfant ! Et la pression des proches joue à la fois sur la femme (qui se demande si elle est normale) et sur le couple et cela crée des tensions en son sein.

LQJ : Le fait de ne pas avoir d’enfants peut être un choix pour les femmes souhaitant donner la priorité à leur carrière par exemple ?

M.C. : Je manque d’éléments pour parler de ces femmes qui ont vraiment fait ce choix assumé de refuser d’être mère. Ce n’était pas le but de mon enquête et cela reste très minoritaire en Russie. J’ai rencontré deux femmes dans cette situation qui pour se justifier (car elles sont obligées de le faire), convoquent la priorité de la carrière. C’est une raison tout à fait banale, que l’on retrouve aussi dans les pays occidentaux et qui caractérise plutôt les femmes diplômées, de classe supérieure. Elles ont tendance à repousser davantage la maternité et elles sont aussi plus nombreuses à la refuser. Mettre en avant sa carrière est un argument qui paraît plus légitime aux yeux de l’entourage que celui consistant à dire que l’on n’a pas trouvé l’homme avec qui fonder une famille. Ce dernier argument est très difficilement audible en Russie. Plus le temps passe, plus on approche les 30 ans, plus il peut exister des pressions de l’entourage afin d’encourager la femme à devenir mère célibataire.

HaxheStephanie-JLW22-Vert S.H. : Donner la priorité à sa carrière, vouloir être libre et bénéficier de temps pour ses projets sont des arguments du choix d’une vie sans enfants. Charlotte Debest, sociologue, évoque également le refus des responsabilités existentielle (créer une nouvelle vie) et éducative (refus d’un rapport d’ascendance sur un autre être). Il peut également avoir l’envie de donner un maximum de place au couple. Or, on sait que l’arrivée d’un enfant bouleverse la vie à deux. Pour la femme qui n’est pas dans une trajectoire hétérosexuelle, les choses se présentent autrement. La réflexion autour de l’accès à la maternité est alors encore plus présente.

LQJ : Autre différence : la femme ayant fait une belle carrière tout en étant mère est plus encensée, comme s’il était d’autant plus remarquable d’avoir réussi professionnellement en étant mère de famille (Ursula von der Leyen, par exemple, mère de sept enfants et présidente de la Commission européenne). À l’inverse, la belle carrière d’une femme sans enfants ne sera pas saluée de la même manière dans la mesure où elle s’est consacrée exclusivement à elle-même.

S.H. : Absolument. Je suis frappée de voir à quel point, de nos jours, l’appréciation de carrière d’une femme est majorée si elle a des enfants.

M.C. : J’ai quant à moi constaté au cours de mon enquête que les femmes sans enfants, par choix ou non, n’était absolument pas libérée des normes de genre, des contraintes liées au genre et notamment de l’injonction à la solidarité familiale. Celle-ci peut prendre plusieurs formes et notamment celle du soin : s’occuper de neveux et nièces, prendre soin des parents âgés. Les enquêtes statistiques comme les entretiens montrent que les femmes en général subissent plus que les hommes l’assignation de prendre soin de la famille, et celles sans enfant plus encore. Elles sont censées être plus disponibles que leurs frères ou sœurs avec enfant, et elles-mêmes peuvent aussi – dans une forme de choix toujours socialement construit – surinvestir ce domaine-là. C’est une façon d’avoir une place légitime dans leur famille, dans la société. C’est une façon de se montrer maternante, féminine, sans être mère. 

S.H. : En Belgique, c’est très actif aussi ! Souvent, j’ai Céline, la chanson d’Hugues Aufray qui me vient en tête. Céline qui est restée sans enfant et qui va s’occuper des frères et sœurs. Cette attente est beaucoup moins présente vis-à-vis d’un frère célibataire. On considère que la sœur a plus de temps, plus d’inclinations pour s’occuper des parents vieillissants. Il faut bien le reconnaître : les femmes ont intégré le fait qu’être femme c’est être mère, et leur incombe la responsabilité du soin des autres. Il y a eu une véritable intériorisation de leur part et cela prendra encore du temps avant qu’elles ne s’en libèrent.

LQJ : Les hommes aussi semblent avoir intériorisé le fait de devenir père. Vous citez le cas d’un couple où c’est l’homme qui veut un enfant alors que sa compagne ne se sent pas prête.

S.H. : Dans cet exemple, je pense qu’il y avait bien sûr le désir d’être père – selon le mythe de sa propre famille très unie – mais il y avait aussi une volonté d’enfant pour établir une forme de contrôle sur sa partenaire. Je travaille à Verviers dans un centre de santé mentale. Une maman de cinq enfants qui cherche maintenant activement un compagnon me confiait que tous les hommes qu’elle rencontre souhaitent un enfant alors qu’elle n’en veut plus. Elle pense que l’idée sous-jacente est de s’assurer qu’elle ne les quittera pas. On parle peu de cet aspect-là, de même qu’on parle peu du regret d’être mère. Pourtant, c’est un préjugé très courant : une mère, une bonne mère, ne part pas, elle ne peut pas laisser ses enfants sans elle.

ClaroMona-JLW22-Hori M.C. : À l’inverse, la figure du géniteur absent en tant que père fait presque partie de la norme sociale. La figure de la génitrice qui n’est pas mère est, elle, beaucoup plus rare, plus stigmatisée. Cela s’apparente à une forme de déviance. On pense à la mère prostituée, droguée, à l’accouchement sous X qui n’est d’ailleurs pas autorisé dans tous les pays. Ce qui explique le système des baby box dans les murs des hôpitaux. Les génitrices peuvent y déposer un bébé, une alarme se déclenche et quelqu’un derrière le mur vient le récupérer. C’est dire à quel point il est difficile de penser le fait qu’on peut être génitrice sans être mère.

S.H. : Si les choses évoluent, il reste encore du chemin à parcourir. Si un père disparaît de la vie de l’enfant, cela perturbe un peu mais si c’est la mère qui s’éclipse dans les premières années de la vie de l’enfant, c’est un choc terrible. Récemment, j’ai été confrontée au cas d’une mère qui était partie en France en laissant les enfants au père. Cela a créé un vrai choc aussi bien dans l’entourage familial qu’au sein des équipes de travailleurs sociaux, tout à fait scandalisés. Cette femme était considérée comme totalement indigne, irresponsable, alors que cela arrive tellement souvent qu’un père disparaisse dans la nature sans que cela ne soulève le moindre tollé.

LQJ : La question de l’accès à l’avortement ainsi que celle des techniques de procréation médicalement assistée sont également importantes lorsque l’on parle des possibilités laissées à la femme de devenir ou non, mère.

M.C. : Effectivement. La Russie a ainsi été le premier pays au monde à légaliser l’avortement en 1920. Il y a ensuite juste eu une parenthèse sous Staline qui l’avait interdit. Mais en dehors de cette période, l’avortement s’est révélé très accessible en Union soviétique, davantage que dans certains pays européens comme la France et la Belgique qui ont mis en place toute une série d’obstacles comme les entretiens préalables ou la fameuse semaine de réflexion. L’injonction à la maternité se ressent aussi dans les lois qui encadrent l’avortement partout dans le monde et notamment en Occident. Il y a toujours l’idée qu’une femme doit réfléchir deux fois avant d’avorter. En Russie soviétique, ces dispositifs n’existaient pas. Cela a fini par arriver, mais très récemment.

S.H. : C’est étonnant si l’on considère qu’il n’y a que 10% de femmes qui n’ont pas d’enfant en Russie !

M.C. : Oui, c’est un paradoxe. L’URSS était dirigée de façon autoritaire. Beaucoup d’aspects de la vie étaient étroitement contrôlés par l’État mais c’était moins le cas de l’avortement.

LQJ : Quant à la procréation médicalement assistée (PMA), elle était ouverte aux femmes célibataires en Russie dès les années 1980.

M.C. : Beaucoup de pays occidentaux, comme la France, ont autorisé la PMA pour les couples hétérosexuels, ce qui excluait les couples homosexuels ainsi que les femmes célibataires. En Russie, l’injonction à la maternité est tellement forte qu’on comprend très bien qu’une femme sans homme ait malgré tout un enfant et la PMA est là pour répondre à cette demande. On s’attend ensuite que la mère poursuive sa quête d’un conjoint : la norme de la conjugalité passe au second plan par rapport à celle de la maternité mais elle ne disparaît pas.

LQJ : Depuis les années 1960 en Occident, les droits des femmes ont beaucoup progressé. L’actrice Anémone a eu la franchise de dire que ses enfants lui ont gâché la vie. Pourrait-on encore tenir de tels propos aujourd’hui, au sein d’une société dans laquelle l’enfant est au centre de tout ?

HaxheStephanie-JLW22-Hori S.H. : J’ai l’impression que l’incitation à être mère était plus forte à l’époque. En revanche, c’est peut-être autour de l’éducation de l’enfant, de sa place au centre de la famille que les choses ont changé. La génération d’Anémone a connu l’injonction d’être mère mais pas celle de donner toute la place à l’enfant. Je trouve que sa franchise était extrêmement courageuse. Il faudrait qu’il y ait plus de personnalités publiques pour témoigner de ce regret, c’est ce qui peut faire évoluer les mentalités. Quand on parle de regret, ce n’est pas le regret d’avoir eu les enfants qui composent la famille, c’est plutôt celui d’être parent. Ce rôle prend trop de place dans la vie de certains couples ou dans celle de mères célibataires.

Cette évolution est décrite par le sociologue Jacques Marquet de l’UCL. Il explique qu’il y a une telle angoisse de trouver sa place dans la société que cela conduit les parents dès l’aube de la vie de leur enfant à s’assurer qu’il a un talent, une disposition particulière. Il va falloir qu’il sorte du lot. Cette insistance peut amener des adultes à regretter d’être devenus parents. Mais cela reste honteux à dire. J’ai parfois l’impression que la crise climatique va permettre aux parents d’exprimer leur regret de l’être en arguant de la peur du monde dans lequel leurs enfants vont devoir vivre.

M.C. : Cela me fait penser aux travaux de la sociologue américaine Sharon Hays qui a proposé le concept de “maternité intensive” pour parler des changements de ces dernières décennies. Cela coïncide plus ou moins avec la généralisation de la contraception moderne, celle de la pilule, du stérilet. La femme choisit désormais d’avoir des enfants, elle choisit aussi, soigneusement, le moment. Parallèlement à cette évolution majeure, la norme de la maternité intensive d’abord observée aux États-Unis, se diffuse dans les pays occidentaux. Plus que jamais les parents et surtout les mères doivent être très disponibles. Il s’agit d’un éternel apprentissage : on n’est jamais une assez bonne mère. C’est une tendance encore plus marquée au sein des classes supérieures, très diplômées.

Un autre sociologue, Anna Rotkirch, a parlé pour la Russie des années 1990 de “maternité extensive”. La mère de ce point de vue n’est pas considérée comme indispensable au bon développement de l’enfant. Les autres femmes de la famille peuvent aussi s’occuper de lui et la grand-mère conserve un rôle très important en Russie. Des crèches-internats ont par ailleurs existé à l’époque soviétique : l’enfant était laissé du lundi matin au vendredi soir dans un établissement similaire à une crèche. Aujourd’hui, cela choquerait car le modèle de la “maternité intensive” commence à arriver en Russie.

S.H. : C’est vrai que l’on attend des parents d’être plus présents mais là où l’évolution est positive, c’est que ce n’est plus uniquement à la mère de se rendre disponible. Il y a beaucoup de réflexion au sein des couples afin d’aboutir à un partage équitable des rôles. Et cette attitude bénéficie au couple, plus complice de ce fait. Cependant, tout le monde n’est pas outillé pour pouvoir faire face à cette maternité intensive dont nous parlions tout à l’heure. Moi, je plaide pour que les parents s’autorisent à envisager des auxiliaires tels que l’internat, quand l’enfant atteint un certain âge. Avoir accès à ce type de structures permet d’être de meilleurs parents quand ils retrouvent leur enfant pour le week-end par exemple. Être parents, ce n’est pas automatiquement s’occuper à plein temps de sa progéniture. C’est une perspective que nous avons dans notre culture et dans la temporalité qui est la nôtre. Or, le message, c’est que la pression n’est bonne pour personne. Il y a quelques décennies à peine, mettre son enfant en internat scolaire était courant, et même perçu comme un apprentissage de vie. Il est étonnant de constater à quel point les normes du “bon parent” sont variables selon les époques. 

M.C. : Si nous avons cette discussion aujourd’hui sur le choix d’être mère ou le refus de l’être c’est justement parce qu’il y a eu l’accès à la contraception, à l’avortement sans danger et légal dans la plupart des pays occidentaux. En Russie, il existait un tel accès à l’avortement mais beaucoup moins à la contraception. La pilule n’était pas répandue à l’époque soviétique, le stérilet était réservé aux femmes déjà mères. Or, actuellement en Russie, comme dans d’autres pays, on observe un recul des droits reproductifs sous prétexte d’un contexte de crise démographique : il faut mobiliser pour la nation et donc renforcer la natalité. Et ceci fragilise l’idée même de choix autour de la maternité. 

Photo d'illustration : StockSnap de Pixabay

CHILDLESS - CHILDFREE : FÉCONDITÉS, INFÉCONDITÉS, ALTER-FÉCONDITÉS

Basé sur des constats démographiques récents et fondé sur l’observation linguistique de nos représentations du phénomène, le croisement de disciplines scientifiques éclaire d’un jour nouveau les façons d’intégrer les notions de fécondité, d’infécondité et d’alter-fécondité pour penser la transmission de la vie. 

En faisant apparaître une possibilité de liens trans- générationnels en dehors du généalogique, il suscite de nouvelles pistes de recherches transversales et incite à remettre en perspective les fécondités du monde par l’abandon des habitudes de pensée binaire. 

* Un ouvrage de Brigitte Liebecq et Claire Gavray (dir.), à paraître aux Presses universitaires de Liège, Liège, juin 2022 

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