Lendemains de crise

Qu’avons- nous appris de cette crise ? Qu’en avons-nous retenu ?

Dans Univers Cité

Le climat change, notre monde aussi. Le coronavirus a provoqué une crise sanitaire mondiale qui a atteint toutes les sphères de la société et notre intimité. Après deux ans de confinement et de restrictions diverses, Le Quinzième Jour a fait le tour des Facultés, invitant les scientifiques à livrer un regard, un sentiment, une analyse en répondant à la question : “Qu’avons-nous appris de cette crise ? Qu’en avons-nous retenu ?”

Pierre Bonnet

Anatomie humaine, faculté de Médecine

BonnetPierre Au sortir de cette crise sanitaire, je retiendrai la nécessité d’insuffler encore plus d’humanité dans nos actions, humanité dans le sens d’altruisme, d’équité et de générosité. Ce bilan est coloré par le vacillement climatique et géopolitique qui se dessine aujourd’hui au crépuscule de ma carrière académique.

Durant ces deux années, nous avons usé et abusé des outils virtuels parfaitement adaptés à la didactique des enseignements dont j’ai la charge. J’ai admiré l’engagement de l’équipe à la fois technologique et humain, et son efficacité en réponse à cette situation inédite. Démonstration par l’absurde, cette période nous montre que le lien social reste essentiel et ne peut être remplacé par le virtuel. Les contacts réels entre étudiant·e·s, avec les enseignant·e·s et au sein des équipes donnent tout leur sens à l’apprentissage des métiers de la santé ancrés dans le relationnel. Ces deux années de crise ont donc permis de mieux entrevoir le futur de la pédagogie et de définir les limites de l’utilisation des nouvelles technologies dans les apprentissages. Ces dernières sont des outils de plus en plus fantastiques mais restent toujours au service d’une aventure éminemment humaine et égalitaire : la transmission du savoir.

Frédéric Bouhon

Droit public et administratif, faculté de Droit, Science politique et Criminologie

BouhonFrederic-JLW-282 La crise sanitaire a rappelé que le droit a besoin d’une certaine souplesse. En quelques jours, au printemps 2020, des règles exceptionnelles ont été adoptées, pour confiner la population et limiter drastiquement les contacts sociaux, mais aussi pour confier des pouvoirs spéciaux aux gouvernements, afin de faciliter la gestion des conséquences socio-économiques des mesures sanitaires. Nous avons alors de fait basculé dans un régime d’exception, avec un déséquilibrage des rapports entre les parlements et les gouvernements, mais aussi entre le niveau fédéral, d’une part, et les régions et communautés, d’autre part. En outre, de nombreuses libertés et droits fondamentaux ont été limités, voire suspendus.

Or, la Constitution belge est peu adaptée à la gestion des crises et de l’imprévisible. La rigidité qui la caractérise ne permet en théorie pas toutes les exceptions et dérogations que la réalité exceptionnelle a poussé à mettre en œuvre. À défaut de prévoir un régime d’exception, le cadre constitutionnel a été partiellement brisé pour circonvenir aux besoins avérés ou prétendus. À mon avis, la leçon principale à retenir, au point de vue de ma discipline, c’est de mieux prévoir dans la Constitution la possibilité de l’imprévisible. Il y aurait lieu de déterminer les conditions dans lesquelles des mesures exceptionnelles peuvent être prises par les autorités pour gérer les crises à venir (qu’elles soient économiques, sanitaires, climatiques, etc.) et ainsi délimiter et encadrer l’exercice des pouvoirs extraordinaires qui sont confiés aux gouvernements dans ces hypothèses.

Florence Caeymaex

Philosophie morale et politiquen faculté de Philosophie et Lettres

CaeymaexFlorence-Vert-JLW Le contrat social après la 2e Guerre mondiale a fait de la recherche scientifique et de ses applications industrielles le moteur du développement économique et le levier de la prospérité, du développement social et humain. Cette trajectoire a profondément façonné nos manières de vivre au niveau individuel et collectif, et entretenu un imaginaire puissant de la découverte et de l’innovation. La “révolution verte” de l’agriculture, la conquête spatiale ou le séquençage du génome en sont des emblèmes. Les promesses entretenues ont relégué à l’arrière-plan du débat démocratique les implications très concrètes de ces choix technologiques, ou délégué aux experts le soin d’en discuter.

La pandémie, en s’infiltrant dans le plus intime de notre vie quotidienne à tous a donné une visibilité inédite à l’agencement complexe et fragile qui tient ensemble la recherche scientifique, l’expertise, l’industrie, les autorités politiques, nos systèmes publics de santé et de protection sociale. On s’est étonné que nombre de gens expriment de fortes réserves vis-à-vis de la vaccination. On s’est indigné de voir les mesures sanitaires contestées, dénoncées comme incohérentes ou contradictoires. Au nom de “la science” et de ses valeurs, on a dénoncé la défiance, battu le rappel de la confiance. La brèche reste profonde.

Quelle leçon en tirer ? Peut-être devrions-nous instaurer ce que la philosophe Isabelle Stengers appelle une “intelligence publique des sciences”. Ce n’est pas une mince affaire. Dans le sillage de la pandémie, une telle “intelligence publique” aurait à réfléchir avec lucidité le rôle des sciences au regard des fragilités évidentes de nos systèmes de santé, des relations déséquilibrées avec l’industrie pharmaceutique, des limites de l’organisation actuelle de l’expertise ou encore des liens entre situation pandémique et perturbations écologiques mondiales. Toute la question est de bâtir les institutions qui nous permettront de “mettre les sciences en démocratie” — et d’affronter avec ouverture les transformations en profondeur qu’elles imposeraient, certainement, aux savoirs scientifiques eux-mêmes.

Krishna Das

Océanographie biologique, faculté des Sciences

DasKrishna Février 2020 : je réserve plusieurs vols vers l’Australie et la Polynésie française pour une mission de recherche, sans oublier un colloque à Singapour… Trop heureuse de développer un projet à l’université de Griffith avant de voler vers le CRIOBE à Moorea. Il y aura une place dans mes bagages pour ma fille et son papa !

Juillet 2020 : les vols sont annulés, l’Australie a fermé ses frontières, le monde est confiné au rythme des images dramatiques qui nous parviennent via la presse, quasi en continu. J’essaie de travailler sur mes dossiers, de préférence le matin car les après-midis sont généralement plus animés. Ma fille de 13 ans est confinée depuis le mois de mars et se lève péniblement vers midi. L’Australie, la Polynésie française, Singapour, la Corse, l’Allemagne, autant de destinations de travail transformées en visioconférences, en e-mails, en appels téléphoniques, depuis mon salon. Oui, j’accuse le coup mais ce n’est rien face à la solitude de mon ado : plus d’école, plus d’amies à la maison, plus de soirées pyjama, mouvements de jeunesse en suspens, à l’image de ses sorties et des voyages scolaires. L’année sabbatique de son papa est postposée, on n’ose plus faire de pronostic. Ce confinement en famille nous renvoie à une expérience inédite : vivre à trois quasi 24 heures sur 24 sous le même toit. Il faut gérer l’anxiété inhérente à la gravité de cette pandémie, nous devons nous supporter (dans tous les sens du terme) et, au final nous construisons, un vivre-ensemble au quotidien.

Janvier 2022. Il y a des êtres chers qui nous ont quittés. J’organise mes prochains séjours à l’étranger, une place dans mes bagages pour ma fille et son papa. La résilience, seule arme face à l’adversité.

Stéphane Dawans

Art, archéologie et patrimoine, faculté d’Architecture

DawansStephane Si l’avenir de l’Homme est bien l’urbanité, dans sa double acception, il faut avouer que l’épreuve mondiale imposée par la pandémie vient de semer de bien méchants doutes dans nos esprits déjà déconcertés.

Quand on enseigne les sciences humaines aux étudiants en architecture, on s’attelle à mettre en lumière la robustesse de cet idéal progressiste que Godin a inscrit dans son programme social autant que spatial, en donnant aux Familistériens ce qu’il nomme si justement les “équivalents de la richesse”, autrement dit, les bienfaits de ce qui est public, collectif ou commun. Pourquoi faudrait-il une pelouse à soi si on peut jouir tous ensemble de beaux parcs communaux ? Il en va évidemment de même pour tous les équipements, culturels, sportifs et autres que nous pouvons partager au bénéfice de la rencontre. L’idée est correcte, généreuse et durable.

Pourtant, le coronavirus semble avoir voulu donner raison à ceux qui défendent avec le diable que la propriété privée est, à l’instar de l’or, cette valeur refuge qui résiste en cas de désastre, parce qu’il est effectivement plus facile de tenir bon en situation de confinement quand on possède de l’espace à soi à l’intérieur, autant qu’à l’extérieur. Le constat est accablant, certes, mais heureusement on sait que la volonté reste obstinément optimiste : soit ! Il nous faudra donc penser à nouveaux frais l’architecture collective, la seule aujourd’hui défendable, à partir de cette expérience planétaire inédite, pour mieux articuler les espaces de vie et de travail, et surtout offrir un minimum d’accès à l’air extérieur aux humains condamnés à être de temps à autre assignés à résidence. Il n’en demeure pas moins vrai que la vie ne peut se résumer aux seules conditions sanitaires : elle ne vaut la peine d’être vécue que partagée, elle aussi !

François Gemenne

Observatoire Hugo, faculté des Sciences

GemenneFrancois La pandémie nous a appris énormément de choses sur la vulnérabilité de notre société, son impréparation face aux crises, mais aussi sur d’exceptionnels mécanismes de solidarité qui pouvaient s’y développer. Elle nous a appris des choses sur nous-mêmes, aussi. Et très égoïstement, ce que j’en retiendrai, c’est que ces deux années de crise m’ont appris à quel point je détestais le télétravail, et les réunions et cours en ligne en particulier. Certaines journées n’étaient plus qu’une longue litanie d’appels sur Zoom, Teams ou WebEx. Avant la pandémie, je n’avais jamais eu un goût particulier pour ces réunions en ligne, mais je n’aurais jamais cru qu’elles puissent me mettre dans un tel état d’hébétude et de désespoir : des heures passées devant un écran, le regard vide et sans rien écouter du tout de ce qui se disait à la réunion.

Aujourd’hui, je m’inquiète de voir que c’est sans doute le principal élément, au fond, que l’on va garder dans “le monde d’après” : ces réunions en ligne pour un rien, qui auraient pu se régler par un coup de fil ou un e-mail ; ces panels de colloques hybrides, où les gens ne prennent même plus la peine de se déplacer pour venir présenter leur papier  ; ces conférences données à l’écran de son ordinateur, surélevé sur des dictionnaires pour éviter les effets de contre-plongée. Comme si la principale source de satisfaction dans mon travail, les rencontres et discussions avec mes collègues, m’avait été enlevée par le virus.

Fabienne Glowacz

Psychologie clinique de la délinquance, faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’éducation

GlowaczFabienne Les différentes phases de la crise Covid ont imposé à chacun·e de s’adapter à la situation et aux mesures prises. Ceci a imposé, et permis, des apprentissages en lien avec la flexibilité comportementale et le rapport entre aspirations personnelles et nécessité collective. Ces expériences porteuses d’évolution se sont également appuyées sur des prises de conscience à plusieurs niveaux (individuel, collectif, politique et aussi clinique), dont une particulièrement prégnante : la fonction essentielle des relations sociales. La circulation du virus et les démarches de confinement ont aussi fait expérimenter l’interdépendance existant entre les personnes, les groupes et même les États. Les étudiants de l’enseignement supérieur ont quant à eux pointé, parmi les apprentissages les plus prégnants, la solidarité entre étudiants, ainsi qu’au sein des familles et des réseaux d’amis.

Par ailleurs, le confinement dans l’espace privé a paradoxalement rendu plus apparent ce qui pouvait s’y vivre en termes de violences parentales et entre partenaires intimes. Cette conscientisation a ensuite mené au déploiement de nouvelles dynamiques et dispositifs d’interventions. Nos recherches ont également montré comment le confinement au sein de la famille et la fermeture des espaces sociaux ont soutenu un retour en force des assignations à des rôles genrés (traduisant une forme de régression dans le processus d’émancipation des jeunes femmes). Cette crise a agi en tant que révélateur et catalyseur à bien des égards, l’après-crise doit s’en saisir.

Mais plus que tout, la crise sanitaire a mené à reconsidérer la place de la santé mentale en tant qu’élément constitutif de la santé et impulsé des ajustements des politiques de santé publique, afin de faciliter le recours à l’aide et aux soins psychologiques pour tous et toutes.

Haïssam Jijakli

Centre de recherches en agriculture urbaine, Gembloux Agro-Bio Tech

JijakliHaissam-MichelHouet Lorsque la crise liée à la pandémie est arrivée, nous avons été obligés de revenir à l’essentiel. L’alimentation est au centre de nos besoins vitaux. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les besoins de base ont pu être en permanence assouvis (en choix, en quantité). Avec la crise sanitaire, les frontières se sont fermées, or notre alimentation dépend de l’importation. Le fait que des rayons aient été dévalisés au début du confinement a mis en évidence que se nourrir tous les jours ne coule pas de source. Une partie d’entre nous s’est alors tournée vers les produits locaux qui, par ailleurs, apportent une confiance par rapport à la qualité du produit.

Réinvestir dans la culture en zones urbaines et périurbaines, c’est l’une des clés de cette production locale. Les agriculteurs urbains contribuent à apporter une production locale, saine, de saison et respectueuse de l’environnement à partir des villes. Si certains pans d’activités économiques ont été mis à mal pendant cette crise, d’autres se sont développés comme la filière de l’agriculture urbaine, qui me tient à cœur.

Cependant, avec le retour à une vie plus normale, une partie des consommateurs sont retournés à leurs anciennes habitudes. Aussi, la crise m’a appris que rien n’est acquis. Cependant, elle a contribué à une prise de conscience de la façon de nous alimenter et entraîné une partie des consommateurs à faire le choix définitif d’une alimentation durable. Il est à parier que la nouvelle crise en cours, la guerre d’Ukraine, renforcera ce mouvement qui, à moyen terme, deviendra majoritaire.

Angélique Léonard

Chemical engineering, faculté des Sciences appliquées

LeonardAngelique-JLW Pratiquement deux années après notre première entrée en confinement, je mettrais en évidence à la fois des éléments qui ont trait à la sphère privée et à la sphère professionnelle… Un de mes premiers souvenirs est cette impression heureuse d’un passage en mode “slow life” comme je l’appelais, avec l’arrêt des trajets incessants pour le travail, l’école, les activités extrascolaires. Ce fut comme une période suspendue, à l’inverse de l’habituelle course au quotidien. Pourquoi au final s’imposer tant de stress ? La leçon tirée, et rendue possible notamment par le télétravail, est une réorganisation horaire, pour calmer le rythme. Parlant télétravail, l’introduction élargie de la visioconférence, tant pour les cours que les diverses réunions, a largement modifié mon rapport au temps et à la distance.

Il est évident que pour l’enseignement, le contact direct avec les étudiant·e·s reste indispensable et riche, mais pas tous les types d’activité… Concernant les réunions, pourquoi s’obliger à rester plus de temps sur la route qu’en réunion pour certaines destinations ? D’un point de vue efficacité de l’utilisation du temps, d’une part, et réduction de l’impact environnemental, d’autre part, il n’y a pas “photo”…

Enfin, cette période a également montré combien nous sommes des êtres en relation… et le besoin de retrouver sa famille élargie et ses collègues… pour des moments formels tout comme pour les “petites” discussions, ô combien importantes, autour d’un café ou d’un thé !

Annick Linden

Santé et pathologies de la faune sauvage, faculté de Médecine vétérinaire

LindenAnnick Il est évident que la crise Covid nous a professionnellement impactés. Côté recherche, le VIH, les virus influenza aviaires, Ebola et le SARS-CoV2 figurent parmi les multiples agents pathogènes transmissibles à l’homme dont les hôtes réservoirs sont des espèces sauvages. En novembre 2020, le ministère de l’Environnement et de l’Alimentation du Danemark a annoncé l’abattage de tous les visons du pays, soit un total d’environ 17 millions d’animaux. Pourquoi ? Parce que le virus accumule des mutations dans la protéine “spike” chez le vison. Ce variant non seulement peut être retransmis à l’homme mais en outre est moins facilement neutralisé par les sérums convalescents humains que le variant humain. Ces observations ont suscité de l’inquiétude et le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies a rapidement souligné l’importance d’une surveillance étroite à l’interface homme-animaux sauvages. Mon équipe a directement été concernée par cette problématique puisque nous travaillons en contact étroit avec des animaux sauvages vivants. Et si, depuis de nombreuses années, nous traquons les agents pathogènes susceptibles d’être transmis à l’homme, nous avons, pour la première fois, vérifié si des animaux sauvages n’avaient pas été infectés par des humains lors de leur séjour dans un centre de soin. Jusqu’à présent, tous les animaux testés étaient SARS-CoV2 négatifs et ont pu être relâchés sans risque.

Côté enseignement, je reste complètement bluffée par les avancées technologiques qui ont été mises à notre disposition. Ces outils numériques ont offert moult possibilités pour rendre nos cours plus attractifs et stimuler l’intérêt et la participation des étudiants. Nous ne donnerons plus jamais cours comme avant, c’est une évidence. Et au-delà des moments pénibles vécus au cours de ces deux années, autorisons-nous à penser que “every cloud has a silver lining”.

Sybille Mertens

Centre d’économie sociale, HEC-École de gestion

MertensSybille Après des décennies de libéralisation des marchés et de privatisation des services collectifs, les deux années de crise ont remis en lumière l’importance de l’action collective, du moins si notre société souhaite gérer de manière juste et efficace les (nouveaux) risques sociaux.

Dans les situations d’urgence, l’action citoyenne s’est révélée indispensable. Pensons par exemple aux masques produits bénévolement, aux secours portés par les citoyens aux sinistrés lors des inondations de juillet, aux dons et offres d’accueil de ces dernières semaines pour la population ukrainienne. Souple et proche des besoins, l’action collective citoyenne impressionne par sa grande réactivité ; elle exprime une solidarité chaude et permet de “faire société”. Mais elle n’est pas suffisante. Rapidement, l’action collective publique doit prendre le relais et apporter des réponses institutionnelles (plus universelles et plus coordonnées).

Et pour moi, cela soulève deux questions. D’abord, comment mieux coordonner les deux types d’action pour gérer efficacement les conséquences des crises ? Mais surtout, comment nos décideurs publics peuvent-ils mieux s’appuyer sur la société civile (mouvements associatifs, entreprises sociales et durables) pour travailler en amont sur les causes de ces crises systémiques et opérer rapidement une transition vers des modes de vie plus soutenables ? Car l’action collective n’est pas que réparatrice. Elle se doit aussi d’être programmatique.

Jean-François Orianne

Sociologie de l’action publique et des problèmes du travail, faculté des Sciences sociales

OrianneJeanFrancois Comme l’a bien montré Luc Boltanski, le recours incessant au vocable de la crise remplit au moins trois fonctions essentielles : la crise innocente l’élite dirigeante et les multiples “responsables” politiques, économiques, scientifiques ; elle fait croire à la nécessité du changement et permet ainsi une forme plus complexe de domination par le changement ; elle donne un blanc-seing aux “responsables” pour agir et “reprendre les choses en main”.

En 2020, les systèmes sociaux ont fait la démonstration parfaite de leur auto-fonctionnement : des écoles sans élèves, des universités sans étudiants (juste quelques adresses IP), des entreprises en télétravail, des magasins sans autres clients que de simples empreintes visa, etc. Toute cela fonctionnait très bien, au regard d’un certain idéal d’efficacité, en reléguant les humains dans la sphère privée, où se canalisent protestation, indignation et frustration.

En Belgique, comme ailleurs, les contours d’un État post-démocratique (une gouvernance d’experts) s’esquisse au rythme de ces multiples crises autoproduites (financière, terroriste, migratoire, sanitaire, etc.). Comme celles-ci sont confirmées par les médias de masse, la réalité sociale s’en trouve plus fermement cadenassée  ; la critique n’a plus voix au chapitre. L’essentiel, dans un État post-démocratique, est que les thèmes conflictuels revêtent une forme qui ne leur permet plus de se généraliser ni d’être politisés. À chaque crise autoproduite, le totalitarisme légitime de la prévention gagne du terrain sur le débat démocratique et l’intelligence collective. La crise permet une double clôture du débat public, par les experts et par l’élite dirigeante. La crise désarme la critique en isolant socialement et thématiquement l’être humain pour que sa protestation demeure sans effet.

Bernard Rentier

Biologiste et virologue, ancien Recteur de l’ULiège

RentierBernard-JLW La crise sanitaire a été le révélateur de nombreux défauts et travers préexistants dans le fonctionnement des piliers de notre société : la santé publique, la politique, le droit, la science, les technologies, la presse et les réseaux dits sociaux.

J’en retiendrai sept.

  • Les vertus mais également les limites de l’Open Access, qui m’est cher. Il a effectué un formidable bond en avant avec les prépublications en raison de l’urgence, mais il a en même temps fragilisé la crédibilité de la communication scientifique.
  • Le constat tardif que cette pandémie ne diffère essentiellement des précédentes que par l’évolution débridée des moyens de communication.
  • La rétention de nombreuses données brutes par les services publics compétents, en infraction avec le principe d’Open Data qui exige leur totale disponibilité.
  • La confiance aveugle des “experts” dans les nouvelles technologies et dans la propagande industrielle au mépris du plus élémentaire principe de précaution.
  • La regrettable confusion médiatique entre science et savoir public. Les abus juridiques du pouvoir exécutif et le vote dans l’urgence par le pouvoir législatif de textes autorisant le traçage des citoyens au mépris du secret médical et de la protection des données privées.
  • Enfin, le plus consternant pour moi, la découverte d’un dogmatisme et d’un radicalisme chez de nombreux scientifiques, pétris de certitudes, condamnant le doute, voire même le simple questionnement, refusant le débat au nom d’un consensus à la fois nécessaire et urgent, donc mythique, et en contradiction avec les processus éprouvés d’avancement de la science.
  • Tout ceci met en lumière une société déshumanisée, virtuelle, hygiéniste et ultra-sécuritaire, mal préparée pour des événements de ce genre, pourtant prévisibles. La vraie urgence désormais consiste à tirer les leçons de cet épisode historique pour en éviter les travers à l’avenir...

Photo dillustration : Daniel Roberts de Pixabay - Photo J.-F. Orianne : M. Houet - ULiège - Photos F. Bouhon, A. Léonard, B. Rentier : Jean-Louis Wertz

Partager cet article