En plein tournant

Rencontre avec Isabelle Loodts

Dans Omni Sciences
Entretien Thibault GRANDJEAN - Dessin Julien ORTEGA

L’être humain et son environnement sont au cœur de la démarche d’Isabelle Loodts (diplômée en 1997 en licence en archéologie et histoire de l’art). Archéologue puis journaliste et documentariste, elle était l’invitée du Feminist & Gender Lab de l’ULiège lors de la journée consacrée à l’écoféminisme en février dernier. L’occasion pour Le Quinzième Jour de la rencontrer.

« Je viens d’une famille où la question des origines de l’être humain est une passion transmise de génération en génération  », déclare d’emblée Isabelle Loodts. Rien d’étonnant alors à ce que cette journaliste et documentariste ait choisi, un peu par défi, des études d’archéologie (elle obtient sa licence en 1997). « La Préhistoire est pour moi une période-clé sur la notion même d’être humain, sur ce qui nous distingue des autres êtres vivants », confie-t-elle. Pourtant, au fil d’une première partie de vie professionnelle dédiée à l’archéologie préhistorique, elle finit par ressentir une certaine frustration, celle de ne pas être assez connectée aux enjeux de la société contemporaine. « Le passé est un phare et non un port », résume-t-elle, en faisant volontiers sien ce proverbe russe.

LoodtsIsabelle-Vert Aussi, quand s’écroulent les tours jumelles à New York en septembre 2001, l’archéologue y voit un tournant majeur de civilisation et choisit de se reconvertir dans le journalisme. « Pour moi la critique historique, au cœur de mon métier, est très proche de la déontologie journalistique. La transition a donc été assez rapide », se souvient Isabelle Loodts. D’abord journaliste en presse écrite, puis en radio, elle participe aussi en télévision au “Jardin Extraordinaire”, l’émission culte de la RTBF, de 2006 à 2014.

À la naissance de son quatrième enfant, sa vie professionnelle prend un nouveau tournant. Son père, qui avait accumulé une immense documentation sur l’histoire des soignants durant la Première Guerre mondiale, lui propose de la structurer sous la forme d’un livre qui sortira en 2009. « Malgré ma passion pour l’histoire, je n’éprouvais aucune attirance pour cette période, raconte la journaliste. C’était pour moi les tranchées, la boue et le sang, quelque chose de très froid et poussiéreux, en noir et blanc. Mais c’est parce qu’on me l’avait toujours raconté sous l’angle militaire. »

LES CHOSES HUMAINES

De ces archives va surgir une passion pour l’aspect humain de la Grande Guerre, et notamment pour la place des femmes dans la société. Le journal de Jeanne De Launoy, infirmière à l’hôpital de l’Océan (un hôpital de guerre de La Panne) lui ouvre les yeux. « Elle y racontait son quotidien de soignante et notait ses réflexions, notamment à propos de la fin de la guerre, détaille Isabelle Loodts. Aussi dure qu’elle soit, celle-ci lui avait permis de prendre une place, de s’épanouir au sein de la société, d’y être reconnue professionnellement au travers du métier d’infirmière, qui se structure alors davantage. Jeanne De Launoy exprimait sa crainte qu’une fois la guerre terminée, cette même société demande aux femmes de retourner à leur place, c’est-àdire au statut inférieur qui leur était alors assigné. Alors que nous touchons aujourd’hui (il faut l’espérer) à la fin de la pandémie, je pense qu’il est indispensable de relater cette histoire. Au début de la crise sanitaire, que ce soit dans le domaine du soin, de l’éducation au sein des foyers ou des métiers dits “essentiels”, se trouvaient majoritairement des femmes. Et il est vital de ne pas retomber à nouveau dans les mêmes schémas. »

N’ayant rien perdu de ses réflexes d’archéologue, Isabelle Loodts éprouve «  le besoin d’aller sur place pour voir les traces de la guerre dans le sol ». Elle se dirige vers Verdun, et s’arrête non loin de là, à Vauquois, où se dresse une colline éventrée, symptomatique de la guerre qui s’y est déroulée autour, sur et dans la butte. « Dans ce paysage lunaire, je me suis trouvée face à un paradoxe étonnant, se souvient-elle. Si les cicatrices du conflit sont encore clairement visibles, le lieu recèle une biodiversité extraordinaire. Toutes les régions ravagées par la guerre font-elles face à ce même phénomène ? » Cette question traversera désormais tout un travail – soutenu par le Fonds pour le journalisme – dont elle “ne soupçonnai[t] absolument pas l’ampleur”. Au milieu des liens, nombreux et émouvants, que les combattants de 14-18 pouvaient entretenir avec la nature et des questions de l’aprèsguerre sur la reconstruction, a émergé la problématique des munitions de guerre. « Un tiers des munitions n’a pas explosé. Actuellement encore, les agriculteurs présents sur l’ancienne ligne de front trouvent régulièrement dans leurs champs des obus intacts qui remontent progressivement à la surface », explique la journaliste, autrice en 2014 de “Paysages en Bataille”, un documentaire transmédia sur les conséquences écologiques de la Première Guerre mondiale.

UNE NON-SOLUTION

Cette problématique, et notamment celle des surplus de munitions, s’est posée dès la fin de la guerre. Contrairement à d’autres territoires plus riches où les propriétaires terriens ont pu faire entendre leur voix, le département de la Meuse (en Lorraine) a servi de poubelle. Des compagnies privées, proches des fabricants d’armes, ont proposé de racheter ces munitions aux gouvernements. « Or, ils ne maîtrisaient absolument pas la dangerosité de ces munitions. Car il faut comprendre que la Grande Guerre a été aussi un laboratoire d’expérimentation de nouveaux explosifs conçus sans se préoccuper de ce qu’il en adviendrait par la suite. De nombreux employés ont trouvé la mort dans ce travail, et les sols, exploités aujourd’hui, ont été pollués sans qu’on le sache », assène la documentariste.

Si ces travaux trouvent tellement d’écho aujourd’hui, c’est que le département de la Meuse a de nouveau été choisi, près d’un siècle plus tard, pour l’enterrement des déchets nucléaires dans le sous-sol de la commune de Bure. « Comme au XXe siècle, la technologie a été pensée sans réfléchir à l’après, c’est-à-dire sans prendre en compte la totalité du cycle, observe Isabelle Loodts. Et le choix de la Meuse, en 1918 et pour le nucléaire, n’a rien d’une coïncidence : la population y est trop rare, trop pauvre pour constituer une force d’opposition. » La rhétorique non plus n’a guère varié : « Il est frappant de comparer les débats qui se sont tenus à la fin de la guerre et ceux qui ont eu lieu lors du choix de l’enfouissement à Bure. On y retrouve les mêmes questions, la même absence de véritable solution face à quelque chose qu’on ne maîtrise pas, et les mêmes éléments de langage lors des sessions parlementaires. » En 2019, son documentaire, “Un héritage empoisonné” met en lumière les similitudes entre les solutions choisies hier et aujourd’hui, pour le traitement de déchets dangereux. Avec une question : si en un siècle la mémoire s’est effacée, comment espérer qu’elle perdure pendant les milliers d’années que survivront les déchets radioactifs ?

LE POUVOIR DU NON-POUVOIR

Interrogeant la place de l’être humain dans son environnement, Isabelle Loodts s’intéresse naturellement à l’écoféminisme [voir encart] et aux travaux de Françoise d’Eaubonne. Ecrivaine libertaire, pionnière du féminisme, auteure en 1978 d’un ouvrage intitulé Écologie et féminisme, Révolution ou mutation, Françoise d’Eaubonne est à l’origine du concept d’écoféminisme qui établit des parallèles entre la domination masculine et la surexploitation de la nature par le genre humain. « Françoise d’Eaubonne y propose notamment de dépasser le conflit d’un genre contre l’autre, en remplaçant le pouvoir par le non-pouvoir, et en traitant chaque individu en tant que personne, explique Isabelle Loodts. Et je pense que si j’ai été invitée par le Feminist & Gender Lab, c’est parce que ma démarche est symbolique de ce qu’est l’écoféminisme, un mouvement non structuré et non revendiqué, mais où les parallèles se créent au fil des observations. On y trouve une grande diversité, et une attention pour le lien entre l’être humain et son environnement indissociable de la question sociale », explique-t-elle.

Des écrits de Françoise d’Eaubonne, Isabelle Loodts garde avant tout la notion de mutation, qu’elle appelle de ses vœux pour notre société, en cette époque si particulière. « Il s’agit d’un constat posé par plusieurs femmes, raconte-t-elle. Lors d’une révolution, on écrase le pouvoir pour mettre en place un contre-pouvoir. Or, l’écoféminisme,  dont on peut faire remonter la filiation dans les propos de l’anarchiste et écrivaine Louise Michel au XIXe siècle, intègre cette notion de mue de la société. Une mutation longue, qui permettrait de remanier en profondeur le système dans lequel on vit. L’être humain s’est cru tout puissant au sein de la nature, et celle-ci nous le fait payer aujourd’hui. Et elle continuera à le faire, tant que nous n’aurons pas entrepris de résoudre nos problèmes environnementaux, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas entrepris une mutation de nos systèmes productivistes. »

À ce titre, Isabelle Loodts réfute l’idée d’un anthropocène. « La notion d’effondrement, de destruction de l’environnement et de la biodiversité n’est pas intrinsèque à l’être humain. De nombreuses sociétés basées sur une forme d’équilibre ont existé et existent encore. » À la place, la documentariste préfère la notion de “capitalocène”« qui globalise, qui uniformise. De la même manière que la biodiversité est absolument nécessaire pour la durabilité des espèces, il est vital pour nous d’avoir une diversité des systèmes de pensées. »

Malgré ce constat plutôt sombre, Isabelle Loodts n’est pas pour autant pessimiste. « Je pense réellement que nous sommes à un tournant. Il existe un vrai désir de changement de la société, je le constate tous les jours sur le terrain. » Pour entamer cette mutation, la documentariste appelle alors à ne pas tout voir selon le prisme du genre, et à remettre les fondamentaux en question : « Pour de nombreux problèmes, il y a une incrimination des hommes plutôt que du patriarcat. Or, ramener des problèmes de société à la question du genre finit par nous diviser davantage. Il existe dans notre éducation une triangulation qui nous force à porter le rôle du bourreau, de la victime ou du sauveur. Nous devons apprendre aux gens, et en particulier à nos enfants, à la reconnaître et à s’en extraire, afin de reconquérir un progrès commun. »

POUR ALLER PLUS LOIN

Alice Cook et Gwyn Kirk, Des femmes contre des missiles. Rêves, idées et actions à Greenham Common, trad. Cécile Potier, préface de Bénédikte Zitouni, Cambourakis, Paris, 2016
Françoise d’Eaubonne, Le féminisme ou la mort, Le Passager clandestin, Paris, 2020
Émilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Cambourakis, coll. “Sorcières”, Paris, 2016
Mies et Vandana Shiva, Écoféminisme, trad. Edith Rubinstein, L’Harmattan, Paris, 1998
Fatima Ouassak, La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, La Découverte, Paris, 2020
Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie, trad. Pierre Madelin, WildProject, Paris, 2021
Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, trad. Philippe Pignarre, La Découverte, Paris, 2019

ECOFÉMINISME

Le terme “écoféminisme” recouvre des mobilisations et des pensées plurielles, situées différemment dans le temps et dans l’espace : des luttes des femmes contre le nucléaire (à Greenham Common de 1981 à 2000  ou à Bure en septembre 2019, par exemple), contre la pollution de leurs quartiers (à Love Canal durant les années 1970), contre la destruction de forêts (le mouvement Chipko en Inde à partir de 1973), parmi d’autres. C’est pourquoi, comme le suggère la philosophe écoféministe Émilie Hache en 2016, il convient de parler d’écoféminismes au pluriel. Cependant, on peut souligner quelques fils rouges entre cette pluralité d’engagements théoriques et de terrain. D’abord, les écoféminismes mettent en lumière des liens historiques et systémiques entre destruction écologique et oppression des femmes. Ensuite, ces mouvements contestent la conception de l’humanité comme fondamentalement séparée de son environnement et voient cette séparation comme constitutive des dominations patriarcales, racistes, coloniales,  et environnementales. Enfin, l’analyse rigoureuse de ces dominations cohabite, dans les luttes et les pensées écoféministes, avec le désir de nourrir nos imaginaires de possibilités de réparation (reclaim) et de soin de nos mondes et avec celui d’ouvrir vers d’autres manières d’habiter et d’interagir avec les vivant·e·s.

Pour reprendre les termes de l’écoféministe Carolyn Merchant dont le travail, aux côtés de celui de Val Plumwood, était mis à l’honneur par le Feminist&Gender Lab lors d’une table-ronde organisée le 21 février, “en regardant l’histoire “depuis le sol” […] une interprétation nouvelle et différente du changement historique peut être développée, basée sur l’hypothèse selon laquelle les environnements naturels et humains forment, ensemble, un système interconnecté”*.

Laura Aristizabal Arango et Marie Kill

* Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la Révolution scientifique, trad. Margot Lauwers, WildProject, Paris, 2021

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