La mécanique des liaisons chimiques

Rencontre avec Anne-Sophie Duwez

Dans Omni Sciences
Entretien Henri DUPUIS Photos Michel HOUET

Le projet ChemForce, piloté par Anne-Sophie Duwez, vient de recevoir un ERC Advanced Grant du Conseil européen de la recherche. Une reconnaissance exceptionnelle pour cette chimiste qui aime tant maltraiter des molécules

Nul doute : grande amatrice de whisky qui n’hésite pas à parcourir l’Écosse à la recherche de crus rares, Anne-Sophie Duwez, professeure à l’ULiège où elle dirige le laboratoire NanoChem, a dû fêter son ERC non au champagne comme il se doit, mais avec un bon single malt ! Mais peu importe le breuvage, la célébration était légitime. Car cet ERC (2,5 millions d’euros en cinq ans) va lui permettre de développer ses recherches dans le domaine de la mécanique des liaisons chimiques. Sans dissimuler le fait que cette attribution est aussi une belle reconnaissance des travaux accomplis au cours de sa carrière.

Carrière qui débute de manière quelque peu atypique : toute jeune, Anne-Sophie Duwez sait qu’elle veut être chercheuse en chimie… sans avoir la moindre idée de ce qu’est la chimie. Mais par admiration pour une chercheuse « qui donne des conférences et voyage beaucoup ! ». Par chance, la découverte de la chimie lors des études secondaires ne la fait pas changer d’avis, bien au contraire. La chimie, elle adore ça ! Et la recherche aussi. Études et doctorat à l’UNamur, puis début de carrière FNRS au sein de l’UCLouvain. C’est là qu’elle rencontre pour la première fois un instrument qui va orienter sa vie de chercheuse, le microscope à force atomique [voir encart], et qu’elle va ensuite apprendre en autodidacte à manipuler des molécules une par une lors de son séjour post-doctoral à l’Institut Max-Planck de Mainz.

COMPORTEMENTS UNIQUES

Grâce à l’ouverture d’un poste de chargé de cours à l’ULiège, elle y débarque en 2006. Cette charge de cours avait été ouverte pour démarrer une nouvelle activité, la microscopie à force atomique, ce qu’Anne-Sophie Duwez va s’empresser… de ne pas faire ! « Du moins, pas tout à fait, rectifie-t-elle. Le côté imagerie ne m’intéressait pas. Ce n’est pas obtenir une image d’une molécule que je trouve intéressant, mais bien détourner la technique. J’avais découvert dans la littérature que des biologistes déformaient des protéines en tirant dessus avec la pointe du microscope, mais rien de semblable ne se faisait en chimie sur des petites molécules. C’est cela que j’ai commencé à développer, utiliser la pointe pour triturer des molécules uniques, pas des ensembles, et en tirer une série d’informations. » C’est la spectroscopie de force sur molécule unique [voir encart].

En effet, des expériences ont montré qu’une molécule isolée ne se comporte pas nécessairement comme ce qui est attendu pour un ensemble de molécules. « On peut donc mettre en évidence des comportements uniques et qui échappent aux lois habituelles de la physique et de la chimie », se réjouit Anne-Sophie Duwez.

Un exemple ? Prenons le cas d’un moteur de voiture. La chaleur (énergie thermique) qui s’en dégage est perdue ; le moteur est incapable de la récupérer pour faire avancer la voiture (énergie mécanique). Mais certaines molécules, elles, réalisent ce tour de passe-passe. Notamment celles constituées d’un anneau enfilé autour d’un axe. Lorsqu’on casse la liaison qui relie les deux, l’anneau peut coulisser sur l’axe et donc effectuer un travail mécanique, par exemple emmener une charge mécanique (un poids). « Nous avons observé, explique Anne-Sophie Duwez, que des molécules pouvaient produire une énergie mécanique plus grande que l’énergie disponible sous forme de liaison chimique, car la molécule est capable d’extraire dans le milieu de la chaleur qu’elle va additionner à l’énergie disponible par les liaisons. Elle produit donc un travail qui finalement est plus grand que l’énergie disponible, parce qu’elle est allée extraire de la chaleur dans le milieu. Cela est possible du fait que cette molécule est petite et l’énergie disponible dans le milieu est suffisante. Mais si vous examinez un ensemble constitué d’un grand nombre de molécules, vous ne remarquez pas cette possibilité : il faut les étudier une par une. »

LIAISONS

Avec son ERC, Anne-Sophie Duwez veut aller plus loin et s’attaquer aux liaisons chimiques. « En tant que chimiste, on considère presque toujours les liaisons en termes d’énergie et de stabilité thermodynamique. Mais rarement sous l’angle de leur résistance mécanique. Or, quand on les manipule une par une, on se rend compte que des liaisons réputées pour être fortes se révèlent être fragiles sous une force mécanique et inversement, notamment à cause de leur géométrie. Nous allons nous attaquer aux liaisons de base de la chimie, et entre autres les liaisons covalentes, réputées être les plus fortes. » L’idée est de mesurer la force de ces liaisons en fonction de leur géométrie et de l’environnement, mais surtout, ce qui n’a jamais été fait, d’étudier leur réversibilité : comment vont-elles se reformer après cassure, et après combien de temps ?

En principe, cette mesure n’est pas possible : une fois brisée, une liaison ne se reconstitue pas car les éléments de la molécule qu’elle unissait se retrouvent trop éloignés l’un de l’autre. Sauf… « Sauf si vous étudiez des molécules qui ont par exemple une forme de ressort ou celles constituées de parties mécaniquement liées (comme l’exemple de l’anneau coulissant sur un axe). Dans ce cas, même si vous étirez la molécule jusqu’à la casser, les éléments constitutifs restent relativement proches et les degrés de liberté sont restreints. On pourra donc examiner si la liaison se reconstitue et après combien de temps. Mais aussi voir comment cela varie en fonction de la force mécanique qui est appliquée. On espère ainsi résoudre une des grosses limitations de la spectroscopie de force, à savoir qu’elle n’est pas capable de voir ce qui se passe après la rupture des liaisons chimiques. » Un pari qu’Anne-Sophie Duwez et son équipe espèrent gagner grâce à l’utilisation du microscope à force atomique bien sûr, mais aussi à celle de pinces optiques [voir encart ci-dessous] qui ne permettent pas de briser des liaisons covalentes, mais des plus faibles, et avec un résultat offrant une meilleure résolution en force que le microscope à force atomique.

MATÉRIAUX DU FUTUR

Les recherches d’Anne-Sophie Duwez ouvrent des perspectives dans deux domaines au moins. Le premier est celui des matériaux. Ceux-ci sont soumis à des contraintes, des forces ; il est donc important de comprendre l’effet de celles-ci sur les liaisons, notamment en fonction de leur géométrie. Et peut-être de s’apercevoir que telle molécule, choisie sur le seul critère des énergies de liaison, n’est donc pas nécessairement le meilleur choix pour constituer un matériau avec de bonnes propriétés mécaniques !

Les travaux du laboratoire liégeois devraient également permettre d’ouvrir de nouvelles pistes en mécanochimie de synthèse qui consiste à ne pas travailler en solution en utilisant une énergie standard comme la chaleur, mais à soumettre des composés à des forces mécaniques afin de synthétiser de nouvelles molécules. Une chimie verte puisqu’elle se passe des solvants si souvent incriminés pour leur caractère polluant.

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La spectroscopie de force sur molécule unique

La spectroscopie de force sur molécule unique est un ensemble de techniques qui permettent d’étudier notamment les interactions et les forces de liaison dans des molécules individuelles. Parmi ces techniques, deux sont utilisées au sein de NanoChem, le laboratoire que dirige Anne-Sophie Duwez à l’ULiège : la microscopie à force atomique et les pinces optiques.

Certains se souviennent peut-être de cette photo qui a fait le tour du monde : le logo d’IBM reproduit à l’aide de 35 atomes de xénon placés un par un sur une surface de nickel. Cet exploit réalisé par deux ingénieurs de la société en 1990 battait ainsi en brèche la prédiction d’Erwin Schrödinger, pourtant pionnier en physique quantique (et prix Nobel de physique), selon laquelle il ne serait jamais possible de manipuler individuellement les atomes ou les molécules. Pour écrire aussi spectaculairement le logo d’IBM, les deux chercheurs avaient eu recours à un microscope à effet tunnel (ou STM pour Scanning Tunneling Microscopy) inventé par deux autres chercheurs de la même firme en 1981 (ce qui leur valut d’ailleurs un prix Nobel de physique), basé sur un phénomène bien connu en physique quantique, l’effet tunnel.

En deux mots, une pointe (sonde) constituée de quelques atomes seulement à son extrémité balaie à une très petite distance (de l’ordre du nanomètre) la surface de l’échantillon à examiner. Des électrons (courant électrique) vont passer entre la pointe et la surface par effet tunnel. En mesurant le courant électrique qui passe dans la pointe, on peut reconstituer la position des atomes d’où ils s’échappent et donc une “image” de la surface de l’échantillon. L’effet tunnel est un phénomène de physique quantique connu depuis 1928. En physique classique, si une particule a une énergie cinétique inférieure à l’énergie potentielle de liaison, elle ne pourra pas s’échapper d’un système. Mais c’est possible en mécanique quantique : même si son énergie cinétique est en principe insuffisante, une particule va s’échapper comme si elle empruntait un tunnel à travers la barrière d’énergie potentielle.

La mise au point du microscope à effet tunnel va révolutionner la science et ouvrira l’ère des nanotechnologies.
Dans les années qui suivent, parmi d’autres applications, le microscope à force atomique (ou AFM pour Atomic Force Microscope) va être mis au point. Dans ce cas, ce sont des attractions ou répulsions entre la pointe et l’échantillon qui vont être enregistrées et analysées. Les scientifiques peuvent ainsi, par exemple, observer des molécules pendant une réaction chimique, donc les modifications de leur structure. Ces technologies firent écho au célèbre discours de 1959 de Richard Feynman (un autre prix Nobel de physique), “There is plenty of room at the bottom”, qui appelait les scientifiques à s’intéresser au monde à l’échelle des atomes et des molécules. Un prix international a d’ailleurs été créé en 1993 en son honneur et est décerné tous les ans à des scientifiques dont les travaux ont le plus fait progresser la réalisation de l’objectif de Feynman en matière de nanotechnologie : la construction de produits de précision atomique. Anne-Sophie Duwez a reçu ce prix très prestigieux en 2021.

L’autre technique utilisée au sein de NanoChem est celle des pinces optiques, également mise au point dans les années 1980 et qui a aussi valu le prix Nobel de physique à ses inventeurs. Elle consiste à piéger une molécule, une particule ou une cellule sur des billes micrométriques à l’aide d’un faisceau laser. Une fois piégées, elles peuvent être déplacées physiquement et manipulées.

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