Trajectoire humaine

Le parcours de Veerle Rots

Dans Omni Sciences
Article Henri DUPUIS Photos Michel HOUET (portraits) et Traceoloab

C’est le premier prix Francqui attribué à une archéologue. Pour sa lauréate Veerle Rots, directrice du TraceoLab à l’université de Liège, c’est une formidable reconnaissance pour une discipline en pleine évolution

On n’est jamais trop prudent avec les livres qu’on laisse traîner. Heureusement, pour Veerle Rots, tout s’est bien terminé. Alors qu’elle n’a que 11 ans, dans la maison de ses parents à Leuven, elle tombe sur un ouvrage qui raconte notamment les découvertes des célèbres archéologues Louis et Mary Leakey dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie. Elle le dévore même si, aujourd’hui, elle avoue n’avoir pas tout compris. Sauf l’essentiel : l’espèce humaine a évolué. Un choc qui pousse Veerle Rots dans une voie qui passionne bien peu les enfants de son âge : mieux comprendre cette évolution et les manières de vivre de nos lointains ancêtres.

Pour y arriver, elle découvre vite qu’il n’y a qu’un moyen : étudier l’archéologie. C’est ce qu’elle entreprend à la KU Leuven en 1992, avec une petite déception en première année car il n’est guère question de Préhistoire. Or, c’est cela qui intéresse la jeune étudiante. La suite, heureusement, sera plus conforme à ses attentes. Au cours de sa première licence, elle a la chance, grâce à l’invitation du Pr Pierre Vermeersch qui deviendra son mentor et promoteur de thèse, de participer à ses premières fouilles préhistoriques en Égypte, dans la vaste grotte de Sodmein, non loin de la mer Rouge. Une expérience de vie autant que d’apprentissage de connaissances. « Je me disais alors : tu as bien choisi, c’est vraiment cela que tu veux faire », se souvient-elle encore aujourd’hui. Une détermination qui n’allait plus la quitter. La Préhistoire donc, mais le domaine est vaste ; vers quoi se diriger ? C’est le hasard d’une rencontre – deux jeunes chercheurs qui présentent leurs résultats lors d’un séminaire – qui va déterminer son orientation vers l’analyse fonctionnelle et l’analyse des traces.

Son mémoire de fin d’études analyse donc des traces d’utilisation sur un site archéologique en Flandre, à Zonhoven-Molenheide, ainsi que, déjà, quelques traces d’emmanchement, c’est-à-dire celles laissées sur un outil (un silex par exemple) par le manche en bois (disparu) auquel il était lié. Veerle Rots se rend cependant vite compte que ce domaine souffre d’un manque de méthodologie, la notion d’emmanchement par exemple étant souvent peu précise. Toujours aussi déterminée, obstinée diront certains, elle imagine alors un projet de thèse de doctorat pour étudier ces traces, certes, mais surtout pour développer une méthodologie qui permet de les identifier. Les débuts sont rudes. « Je me souviens du premier colloque de tracéologie auquel j’ai participé comme jeune doctorante. C’était à Saint-Pétersbourg. Plusieurs sont venus me trouver, l’air un peu consterné, en me disant qu’il était encore temps de changer de sujet de thèse car je ne trouverais jamais assez de traces de ce type. La tracéologie à l’époque se focalisait en effet sur les bords des outils, analysant les frictions, les usures spécifiques à un travail. » Des doutes qui vont renforcer la détermination de Veerle Rots.

Pendant un peu plus de quatre années d’un travail acharné, elle va tout d’abord démontrer qu’il existe de nombreuses traces d’emmanchement et, surtout, elle établit une liste de variables susceptibles d’influencer la formation des traces (utilisation, modes d’emmanchement, etc.). Bref, elle met au point une méthodologie qui permet d’identifier puis de classer ce type de traces, méthodologie que tout le monde utilise actuellement ! Un travail qu’elle n’aurait pu accomplir sans l’aide d’archéologues amateurs wallons liés au Centre d’étude des techniques et de recherche expérimentale en Préhistoire (Cetrep), formés à la taille de silex et capables de répliquer les outils anciens. Aujourd’hui comme hier, la taille de silex répond en effet à des lois mécaniques qui font que tel geste va donner lieu à tel éclat, à telle taille. « Je pouvais donc leur demander de reproduire tel ou tel outil, explique Veerle Rots, mais aussi différents types d’emmanchement et surtout de les utiliser, car il faut une utilisation répétée pour que des traces apparaissent et cela demande beaucoup de temps. »

NÉANDERTAL

Doctorat en poche (2002), elle enchaîne les mandats de recherches postdoctorales qui vont lui permettre d’appliquer la méthodologie déterminée dans sa thèse. Et cela principalement sur du matériel issu de fouilles de la KU Leuven, notamment dans l’île de Sai au Soudan où elle repère les plus anciennes traces d’emmanchement connues en Afrique, datant de 200 000 ans environ. Elle fait de même avec des outils issus de sites européens, notamment Biache-Saint-Vaast en France où elle découvre les plus anciennes traces d’emmanchement connues aujourd’hui (250 000 ans).

Afrique-Europe ? Il y a là une filiation que nous connaissons tous, l’Homme moderne étant né sur le continent africain avant de migrer vers nos contrées. Mais pour Veerle Rots, ces deux points de référence sont nécessaires pour poursuivre son projet : l’étude comparée des Néandertaliens et des premiers Hommes modernes grâce à l’analyse fonctionnelle et l’étude des traces. Pour rappel, l’Homme de Néandertal était présent dans nos contrées il y a plus de 250 000 ans déjà et a disparu voici 40 000 ans, moment auquel l’Homme moderne arrive. Une disparition qui pose énormément de questions restées sans réponse. « Ce double ancrage géographique est essentiel, explique l’archéologue, pour pouvoir faire des comparaisons valables. Si le Néandertalien a une si mauvaise image, c’est souvent parce qu’on le compare à l’Homme moderne très évolué, quand il s’est établi chez nous. Mais il faut les comparer à la même époque, c’est-à-dire par exemple il y a 200 000 ans, donc l’Homme moderne en Afrique, le Néandertalien chez nous ! » Un projet captivant qu’elle va poursuivre et développer à l’ULiège.

L’ARRIVÉE À LIÈGE

Traceoloab-001« J’étais très bien à la KU Leuven, j’y ai réalisé des recherches passionnantes, c’était proche de chez moi. Mais il y a un moment où on ne peut plus se contenter de mandats temporaires, on cherche à se fixer pour construire quelque chose de plus permanent, se souvient Veerle Rots en servant du café dans un mug estampillé TraceoLab (« un cadeau de mon équipe pour les dix ans de la fondation du labo », glisse-t-elle en souriant). J’ai donc postulé au FNRS et décroché un mandat permanent de chercheur qualifié en 2011, ici à Liège. »

Un tournant dans sa carrière, une fameuse opportunité. Si, comme elle le reconnaît, les universités de Leuven et de Liège sont les deux pôles belges réputés en Préhistoire, la tracéologie n’est pas alors la spécialisation de Liège. « Au début, j’ai commencé à travailler grâce à un équipement fourni par mes anciens collègues de Leuven, notamment un microscope absolument nécessaire pour étudier les traces laissées sur les outils. » Grâce à un crédit de démarrage de l’ULiège, Veerle Rots a pu acheter rapidement l’équipement de base nécessaire. Elle prend également l’initiative de déposer immédiatement un projet auprès du Conseil européen de la recherche. « Je savais que les chances de décrocher ce qu’on appelle un ERC Starting Grant, réservé aux jeunes chercheurs, étaient faibles. Alors, je me suis dit qu’il valait mieux ne pas trop penser stratégie, mais simplement décrire son rêve. » Une méthode couronnée de succès : Veerle Rots décroche le financement tant convoité en 2012… dans une ambiance un peu rock and roll. Elle vient en effet d’accoucher de son troisième fils et l’entretien final devant le jury européen à Bruxelles se déroule entre deux allaitements !

L’ERC va lui permettre de fonder un centre de recherche novateur à Liège, le TraceoLab, de l’équiper et de recruter des jeunes doctorants attirés par la “méthode Rots” qui fait école dans le domaine de l’analyse fonctionnelle. « Et aussi, complète-t-elle, de constituer une collection unique au monde d’outils en pierre (à peu près 6000 aujourd’hui) qui servent de référence pour déterminer les diverses gammes d’utilisation et de modes d’emmanchement. »

PROJECTILES

Traceoloab-002Mais c’est aussi l’occasion d’ouvrir ses recherches à d’autres domaines, à commencer par l’étude des projectiles. Ici aussi, Veerle Rots et son équipe vont commencer par mettre de l’ordre, développer une méthodologie qui permettra à l’avenir de mieux déterminer si un outil a bien servi (ou non) de projectile et comment il a été utilisé, quel a été son mode de propulsion. « Une pointe lithique montée sur un épieu, quand elle touche un animal, portera des traces causées par cet impact. Mais on doit être sûr que cela est seulement dû à cet impact et pas à une autre utilisation par exemple. »

Et pour en être certain, il faut recourir une fois de plus à l’expérimentation. L’équipe du TraceoLab multiplie les tests. Pas sur des animaux bien sûr, mais ils vont imaginer des cibles qui ont les mêmes caractéristiques : des squelettes de poney ou de cerf, placés dans un bac rempli de gel balistique (qui a la même densité qu’un corps) et entourés d’une peau animale. Les techniciens de son équipe ont alors pu se livrer à des expérimentations aussi proches que possible de la réalité : reconstituer l’arme, la lancer à l’aide d’un propulseur ou d’un arc – les traces ne seront pas identiques ! –, puis examiner et classer les traces laissées sur les outils lithiques extraits du “corps” de l’animal. Sans oublier, car ces préhistoriens font souvent appel aux ressources des sciences dures, les études balistiques pour étudier les trajectoires. Avec comme résultat, une fois encore, la mise au point d’une méthode d’identification et d’un cadre de référence qui permettent de déterminer d’après les traces retrouvées s’il s’agit bien d’un projectile, son mode de propulsion, son utilisation.

PÉRIODES GLACIAIRES EN LABORATOIRE

Au même moment, le TraceoLab s’est également lancé dans une autre voie : l’analyse des résidus, fragments d’os, de bois, de colle ou de sang qui peuvent rester sur les outils lithiques. « La difficulté, explique Veerle Rots, est que cela nécessite un travail sur des pièces fouillées récemment et un grand contrôle sur ces découvertes : nous devons être certains des circonstances dans lesquelles les pièces ont été mises au jour. Il faut vérifier ensuite si le résidu provient bien de l’utilisation de la pièce. Auparavant, on faisait le lien automatiquement entre résidu et utilisation. Or il peut y avoir des résidus liés à l’emmanchement, la production, la manipulation, etc. »

Et dans l’étude de toutes ces traces, le temps joue un rôle important. Le temps qui passe bien sûr, mais aussi le temps qu’il fait. Car sur ces périodes, le climat a varié, tantôt chaud ou froid, tantôt humide ou sec. Les alternances gel-dégel, par exemple, provoquent des mouvements de terrain dans lesquels se trouvent les objets lithiques, mouvements susceptibles eux aussi de laisser des traces sur les objets. « Nous avons donc utilisé une chambre climatique dans laquelle nous soumettons, pendant plusieurs mois, des silex placés dans des sédiments à des alternances de froid et chaleur », explique la directrice du TraceoLab. On reconnaît là son obstination à aller jusqu’au bout, son souci du détail pour exclure toute possibilité de biais.

QUEL OBJECTIF ?

Traceoloab-003Les recherches de Veerle Rots et son équipe baignent dans un contexte général propre à l’archéologie préhistorique : retrouver l’humain qui se cache derrière les outils qu’il nous a laissés. Nous y reviendrons. Mais, on l’a vu, il y a aussi un enjeu particulier à ces recherches : comparer les comportements des premiers Hommes modernes avec ceux des Néandertaliens. La découverte d’emmanchements vieux de 250 000 ans en Europe montre que les Néandertaliens (seuls présents chez nous à ce moment) connaissaient cette technique, tout comme l’Homme moderne dans son Afrique natale. Qu’en est-il pour la propulsion des armes de chasse ? Nous, leurs descendants, imaginons volontiers que c’est l’Homme moderne qui a inventé cette technique. Mais rien n’est moins sûr. Et les deux l’ont peut-être inventée en même temps ! « Nous avons toujours tendance à vouloir que l’évolution conduise automatiquement, intentionnellement, à nous, les Hommes modernes. Mais ce n’est pas le cas. Cela devrait nous rendre plus modestes par rapport à la place que nous avons : un maillon dans l’évolution. »

Dans son discours de remerciement au Roi lors de la remise de son prix Francqui le 1er juin dernier, Veerle Rots a défendu l’objectif de son travail en même temps qu’elle laissait percer sa passion pour celui-ci : « L’archéologie préhistorique recherche d’où nous venons, quelle trajectoire nous avons parcourue et ce qui fait de nous des humains. C’est un défi passionnant, et il est important de souligner à quel point les sciences historiques sont essentielles. Même s’il s’agit de notre passé profond, cette recherche est cruciale pour comprendre le monde d’aujourd’hui. »

Ses découvertes sur l’emmanchement, l’utilisation de projectiles et les moyens de propulsion nous laissent entrevoir une organisation que nous ne soupçonnions pas. « Le comportement de l’Homme préhistorique est complexe. Il doit chercher des matériaux, les assembler, organiser des sites de fabrication, etc. Et produire une technologie qui nous est toujours utile aujourd’hui. Un couteau, un tournevis sont basés sur le même principe issu de la Préhistoire : un outil (en pierre pour eux, en métal pour nous) qui est un élément remplaçable d’une construction plus complexe. C’est pour cela que certains considèrent ces balbutiements technologiques comme étant la première révolution industrielle. »

Est-ce cela qui nous définit en tant qu’humains ? Ce n’est qu’une partie de la réponse selon Veerle Rots : « Certains animaux utilisent des outils, d’autres ont des comportements culturels. L’Homme préhistorique n’est pas moins intelligent que nous parce qu’il utilise la pierre ou le bois ; il n’a fait que travailler avec les ressources qui étaient alors à sa disposition. Ce qui définit l’Humain, c’est sa créativité, ses innovations, ses explorations, mais également sa capacité à penser son passé, à réfléchir sur ce qui l’a fait. C’est pourquoi nous devons être attentifs à ce que notre agenda actuel n’usurpe pas ce passé. Autrement dit, il ne faut pas projeter nos stéréotypes dans ce passé : on en vient alors à affirmer que seuls les hommes chassaient et les femmes restaient “dans les grottes” parce que le statut de la femme lors des derniers siècles impose cette image, ou que l’Homme moderne était supérieur aux Néandertaliens parce que nous nous considérons comme étant à l’apogée de l’évolution, etc. »

Elle espère que le prix Francqui lui permettra de stabiliser son équipe et son laboratoire, de passer peut-être moins de temps dans l’incessante quête de financements. Et d’ancrer encore davantage l’ULiège parmi les meilleurs pôles de recherche préhistorique. « Les études préhistoriques ont une longue tradition ici à Liège. Ce prix va aider à la mettre davantage à l’avant-plan. »

Quels livres traînent aujourd’hui dans la maison familiale de Leuven, la ville natale de Veerle Rots, qu’elle n’a pas quittée malgré sa nomination à Liège ? La concurrence doit être rude entre elle et son mari géologue : des ouvrages sur l’évolution de l’Homme ou celle de la Terre ? Une chose est sûre : on doit souvent y parler “vieilles pierres”.

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