Incroyables Zalphas

Rencontre avec le Pr Alain Vanderplasschen

Dans Omni Sciences
Article Henri DUPUIS - Photos Jean-Louis WERTZ

L’étude d’un virus de la carpe a permis de faire des découvertes dans un domaine protéique fascinant de notre système immunitaire. Il a fallu dix ans de recherche au Pr Alain Vanderplasschen pour arriver à ce résultat

Ce jour-là, Zalpha n’est pas de très bonne humeur. Et plusieurs minutes seront nécessaires pour l’apprivoiser. Zalpha est une adorable jeune chienne beauceronne qui ne quitte pas de l’oeil le Pr Alain Vanderplasschen et l’accompagne partout. Mais c’est aussi un domaine protéique auquel le chercheur liégeois et son équipe ont consacré dix ans de recherches. Deux chercheurs du laboratoire vont jouer un rôle majeur dans cette aventure, le Dr Mamadou Diallo (post-doctorant) et le Dr Sébastien Pirotte (doctorant FNRS). Un travail colossal couronné par une récente publication dans Nucleic Acids Research*. Et qui méritait bien de dénommer ainsi une fidèle compagne.

VACCIN POUR LES CARPES

Rien pourtant ne prédisposait Alain Vanderplasschen à s’interroger sur ce domaine “Zα” (lisez Z-alpha ou Zalpha). Le directeur du laboratoire d’immunologie-vaccinologie de la faculté de médecine vétérinaire de l’ULiège est reconnu pour son travail sur les mécanismes d’évasion de la réponse immune par les virus. À la fin des années 1990, les élevages de carpes koï (poissons d’ornement) et de carpes communes (un des poissons les plus élevés au monde pour la consommation humaine) sont frappés par une nouvelle maladie qui les décime. Le responsable de ce carnage est vite identifié : un herpès virus, le Cyprinid herpesvirus 3 ou CyHV-3. C’est l’équipe d’Alain Vanderplasschen qui, la première, parvient à cloner le génome du virus et à mettre au point un vaccin par immersion (il suffit donc de le mélanger dans l’eau des bassins d’élevage). Depuis lors, ce vaccin est en voie d’être utilisé un peu partout dans le monde. Les chercheurs liégeois ont ensuite montré que les carpes qui parviennent à exprimer une fièvre comportementale (elles augmentent leur température interne en migrant vers des zones plus chaudes des bassins ou des rivières) luttent avec succès contre le virus et guérissent spontanément.

D’autres chercheurs à travers le monde ont cependant également étudié cet intéressant virus. C’est ainsi qu’en 2012, l’équipe du Dr Alekos Athanasiadis de Lisbonne découvre que ce virus CyHV-3 contient un domaine protéique de type Zα, domaine peu courant. Rappelons qu’un domaine protéique – il en existe beaucoup de différents – est une partie de protéine indépendante, autonome, puisqu’elle a une structure et une fonction différentes du reste de la protéine où elle se situe. C’est sa composition en acides aminés et sa structure tridimensionnelle qui déterminent sa fonction, par exemple son interaction avec d’autres protéines.

PAS GAUCHE ET PAS DROIT

Et notre Zalpha, à quoi sert-il ? Pour le comprendre, il faut remonter près de 70 ans en arrière, en 1953, lorsque Watson et Crick cristallisent l’ADN (acide désoxyribonucléique) et observent qu’il se présente sous la forme d’une double hélice à pas droit (comme une vis normale, qui s’enfonce quand on la tourne dans le sens des aiguilles d’une montre). Incidemment, ils remarquent que certains de ces acides nucléiques possèdent des morceaux à pas gauche, mais ils ne poursuivent pas leurs investigations à ce sujet, rangeant ces “anomalies” parmi de possibles artefacts. Fin des années 1980, les immunologistes se rendent compte que nos cellules abritent des protéines particulières qui détectent constamment la présence éventuelle d’acides nucléiques (ADN et ARN) en leur sein et analysent leur composition. Le but est de déceler la présence d’un agent infectieux. Mais ces détecteurs (une dizaine de protéines) se contentent d’une simple reconnaissance “oui/non” (présence ou absence d’ARN ou d’ADN) sans s’intéresser à la conformation des acides nucléiques.

Du moins, c’est ce qu’on croyait jusqu’à ce jour de 2005 où un chercheur américain découvre que certaines de ces protéines détectrices recèlent un domaine protéique étonnant, qu’il s’empresse de baptiser “Z-Alpha ”, lequel a la particularité incroyable de s’intéresser à la conformation de l’acide nucléique. Autrement dit, il est capable de distinguer un pas droit d’un pas gauche : « Les domaines Zalpha, explique le Pr Vanderplasschen, sont des domaines de 66 acides aminés qui se lient à l’ADN double brin avec une hélice à pas de vis gauche (Z-ADN) ou à l’ARN double brin dans cette même conformation (Z-ARN). » Soit, mais quelle importance ? « Ce domaine Zα se retrouve dans des protéines importantes du système immunitaire des animaux, et de l’être humain également. Ils sont impliqués dans des processus pathologiques importants et divers tels que des cancers, des maladies génétiques ou auto-immunes. » Dès lors, il devenait très important d’en savoir un peu plus sur leur fonctionnement. Il aura fallu dix ans à l’équipe liégeoise pour y arriver…

UN Zα N’EST PAS L’AUTRE

« Nous avons tout d’abord essayé de comprendre à quoi sert ce domaine chez un virus de poisson, notre fameux CyHV-3 », se souvient le Pr Vanderplasschen. Première interrogation : sont-ils interchangeables ces Zα, comme on l’imaginait à l’époque ? « On s’est très vite rendu compte que nos résultats ne correspondaient pas à ce dogme. Lorsque nous avons remplacé le Zα de notre virus par un Zα provenant d’une autre protéine et multiplié les expériences de ce type (42 Zα étrangers au virus, y compris humains, ont été testés !), nous avons remarqué que, parfois, rien ne changeait – le Zα jouait son rôle, et sauvait le virus – mais que bien souvent, cela ne fonctionnait pas. » De prime abord, il a été impossible aux chercheurs liégeois de déduire une loi générale de ces observations : pourquoi certains Zα étrangers se substituaient-ils parfaitement au Zα d’origine et pas d’autres ? Qu’est-ce qui les différencie ? Après avoir fait tourner tous les programmes bio-informatiques existants sans succès, le Fold-Index créé par le Pr Joel Sussman du Weizman Institute a donné un résultat : son programme classait les protéines en deux groupes correspondant aux observations, celles qui sauvaient le virus et les autres. Mais sans donner de raison ! Finalement, des observations ont montré que les Zα qui remplissaient leur rôle et sauvaient le virus avaient tous une charge électrique élevée et l’inverse.

« Nous nous sommes donc demandé à quoi sert la charge d’une protéine dans ce cadre-là », poursuit Alain Vanderplasschen. On constate que, dans les protéines qui reconnaissent les acides nucléiques, la charge est souvent associée à de la LLPS (Liquid-Liquid Phase Separation). Explication : nous avons tous appris que le cytoplasme d’une cellule est une sorte de piscine dans laquelle barbotent les molécules à une concentration supposée homogène. Mais on sait aujourd’hui que ces concentrations peuvent varier fortement, jusqu’à un ordre de grandeur de 10 millions de fois. Comment expliquer un tel gradient de concentration dans un liquide ? Par la LLPS, organisation d’un liquide au sein d’un autre liquide. « La meilleure métaphore est celle de la vinaigrette, explique le chercheur liégeois. Quand vous la secouez, vous obtenez un ensemble qui paraît homogène ; au repos, vous avez une organisation en bulles. La LLPS, c’est cela. Les domaines Zα que tout le monde croyait équivalents, qui, soi-disant, ne faisaient que reconnaître de l’ADN ou de l’ARN en pas gauche, ne font pas que cela : ils reconnaissent effectivement le Z-ARN et le Z-ADN mais, une fois qu’ils les ont reconnus, par la technique du LLPS, ils entourent, enrobent ceux-ci pour les protéger ou les rendre invisibles d’autres protéines de la cellule. C’est fabuleux ! » Cerise sur le gâteau, les chercheurs liégeois ont aussi proposé un modèle biologique – le premier –, démontrant qu’une autre propriété du domaine alpha était pertinente. Il s’agit de la conversion, à savoir la capacité d’induire par lui-même la formation de Z-ADN et Z-ARN.

En résumé, le virus CyHV-3 de la carpe contient des domaines protéiques Zα qui ne sont pas interchangeables, qui savent non seulement détecter la présence d’acides nucléiques mais aussi distinguer les pas droits et gauches et, si nécessaire, entourent ces derniers d’une sorte de cape d’invisibilité pour empêcher la cellule infectée de détecter l’infection virale.

SÉRENDIPITÉ

VanderplasschenAlain-JLWDeux conclusions peuvent être tirées de ces dix années de recherches. La première concerne le métier même de chercheur. « Si je suis amoureux de la recherche, s’enthousiasme Alain Vanderplasschen, c’est parce qu’elle donne tout son sens au mot “sérendipité”. Laisser faire le hasard. Vous partez d’une question et, dix ans plus tard, vous ne vous trouvez pas du tout où vous pensiez arriver, mais le résultat est plus beau que celui espéré. Ici, nous sommes partis d’un virus qui décime les carpes et nous débouchons sur des découvertes importantes pour le système immunitaire humain ! »

Car c’est là tout l’intérêt du travail accompli en dix années. Rappelons en effet que certaines protéines immunitaires ont un domaine Zalpha qui intervient dans diverses maladies. On s’est ainsi rendu compte, par exemple, que le syndrome d’Aicardi-Goutières, encéphalopathie progressive qui frappe les enfants, est dû à une mutation intervenue dans le domaine Zalpha. Quand ce domaine dysfonctionne, c’est dramatique pour la cellule et l’organisme. « On pensait que cette maladie était due à un défaut génétique d’une protéine, ce qui la rendait agressive et provoquait une dégénérescence progressive du cerveau. Aujourd’hui, on sait que c’est l’inverse, se réjouit Alain Vanderplasschen, car cette protéine sert à calmer le système immunitaire de la cellule et à l’empêcher de réagir contre cette dernière. Quand la protéine est rendue déficiente par la maladie d’Aicardi-Goutières, elle n’est plus capable de calmer le système immunitaire de la cellule et celle-ci s’autodétruit. » Comprendre comment fonctionnent les domaines Zalpha est donc essentiel pour pouvoir développer des inhibiteurs de ces domaines au niveau pharmacologique. À long terme, en comprenant leur fonction, on peut envisager le développement de molécules actives contre eux et donc des traitements.

La seconde concerne le fonctionnement même de la recherche. Alain Vanderplasschen : « Pour aboutir à cette publication, il nous a fallu une dizaine d’années de recherches. Dix ans d’aventures humaines et scientifiques. Sans publication intermédiaire, ce qui est une prouesse que nous avons pu réaliser grâce à la confiance du FNRS. La recherche aujourd’hui, c’est souvent un financement de deux ou trois ans avec une obligation de résultat, ce qui exerce une pression terrible sur les équipes. Certains craquent et précipitent la publication de résultats insuffisamment vérifiés. Grâce au FNRS, j’ai pu m’investir longuement dans un projet et publier une découverte dont je suis très fier. »

* Mamadou Amadou Diallo, Sébastien Pirotte, Yunlong Hu, Léa Morvan, Krzysztof Rakus, Nicolás M. Suárez, Lee PoTsang, Hisao Saneyoshi, Yan Xu, Andrew J. Davison, Peter Tompa, Joel L. Sussman and Alain Vanderplasschen, A fish herpesvirus highlights functional diversities among Zα domains related to phase separation induction and A-to-Z conversion, Nucleic Acids Research, 2022 1–25
* doi.org/10.1093/nar/gkac761

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