Repenser la critique du capitalisme

Parution de La Fabrique de l’émancipation, par Jean- Louis Laville et Bruno Frère

Dans Omni Sciences
Entretien Philippe LECRENIER - Photo E. MARCHADOUR

De Marx à Bourdieu, la théorie critique dévoile les rapports de pouvoir qui assujettissent des pans entiers de l’espèce humaine et de son écosystème. Mais elle échoue à débusquer les nombreuses initiatives citoyennes qui relèvent de l’émancipé et influencent la société. Ce ne sont ni des utopies, ni des mouvements récupérés par le capitalisme. Dans leur dernier opus, La Fabrique de l’émancipation, paru aux éditions du Seuil, Jean-Louis Laville et Bruno Frère osent une nouvelle théorie critique qui en tient compte.

Zapatisme, ZAD, “Gilets jaunes”, contestation pour le climat, écoféminisme, circuit-court, coopératives et économie sociale et solidaire : dans la périphérie d’une culture capitaliste qui étouffe et l’espèce humaine et son environnement, un éventail bariolé d’initiatives contestent et questionnent une marche du monde toute puissante et mortifère. Ces laboratoires de nouvelles démocraties, de nouvelles économies, de nouveaux rapports au vivant mettent en défaut l’idée simpliste que la capacité d’aliénation du capitalisme s’opère mécaniquement et automatiquement sur des citoyens passifs. C’est bien de cette base qu’il faut partir pour aborder une critique dépoussiérée du capitalisme et en dégager les alternatives les plus prometteuses.

L’enjeu est de renégocier les fondements de la théorie critique classique. C’est en tout cas le pari de Bruno Frère, sociologue à l’ULiège, directeur de recherche au FNRS, et de Jean-Louis Laville, ancien chercheur au CNRS, aujourd’hui professeur au Conservatoire national des arts et métiers de Paris, dans l’ouvrage La Fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires1.

THÉORIE CRITIQUE ?

Qu’est-ce que la “théorie critique” ? Il s’agit d’une branche de la philosophie sociale qui s’étend jusqu’à la sociologie et qui dévoile et questionne les structures de pouvoir et de domination. « L’aliénation pointée par Marx, la réification de Lukács, le consumérisme et la critique de l’industrie culturelle soulevés par Adorno et Horkheimer (les premiers à pointer la manière dont le capitalisme a pu faire main basse sur nos loisirs et sur tous les champs de la vie sociale, ne nous laissant d’autres choix que la consommation) restent d’une brûlante actualité, observe Bruno Frère. Le capitalisme repose bien en partie sur des consommateurs asservis. Bourdieu, en France, est l’un des grands penseurs de la théorie critique. Comme lui, nous pensons que les dominés bien souvent reproduisent par la consommation et par le travail les conditions de leur domination, atrophiant ainsi de beaucoup leur propre liberté d’action. »

Les mécanismes sont les mêmes dans le domaine de l’écologie, le capitalisme exploitant les richesses de la nature dans un même rapport d’asservissement. Mais la théorie critique classique dessine un humain unidimensionnel, mutilé et presque entièrement manipulé. « On n’y trouve pas d’explication claire de ce que pourrait être une vie émancipée. Même chez Habermas et Honneth, qui replacent pourtant la démocratie au centre de leur théorie. » À peu de choses près, seuls les sociologues (chez Bourdieu), les philosophes ou les artistes (chez les théoriciens de Francfort, d’Adorno à Honneth) ont la capacité de déceler et déjouer les rapports de force du capitalisme. Mais ils ne parviennent pas à montrer ce qui pourrait être une société émancipée. « Elle reste un idéal, une exigence pour l’avenir, d’autant plus inaccessible face à l’ampleur des dégâts sociaux et environnementaux actuels. Ce qui est pour nous insatisfaisant. »

LE BANNISSEMENT DE L’ÉCHEC

Évidemment, l’émancipation commence par un rapport de négativité. Il faut en premier lieu reconnaître une situation de violence faite aux humains et à la nature par le capitalisme, ce qui engendre des souffrances individuelles et collectives. Cette situation, il convient d’abord de la nier, de la refuser dans la contestation et la critique. Mais une fois les adversaires reconnus (les firmes multinationales, les institutions patriarcales, par exemple) on peut aussi se pencher sur les rapports sociaux plus positifs que cherchent à inventer les mouvements sociaux qui portent la critique.

« C’est probablement renforcer la théorie critique que de reconnaître la légitimité des Femen, du mouvement #Metoo ou des free shop comme celui qu’avaient instauré les acteurs de la Zone d’autonomie à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, reprend Bruno Frère. Dans ces espaces, autre chose que du patriarcat ou du capitalisme est en train de naître. Ce n’est pas rien, un Free Shop. Et pourtant, c’est peu documenté. La limite de la théorie critique classique est là : dans les rares cas où elle décrit ces initiatives, elle va montrer la manière dont elles sont soit utopiques ou marginales. Dans un contexte de capitalisme globalisé, ce qui ne renverse pas le système est considéré comme un échec. Or cette analyse, selon moi, est une erreur. La critique des asymétries sociales de classe, de genre, de race qui servent le capitalisme doit combiner l’exigence critique d’une émancipation en devenir à la description des premiers espaces où se vit déjà quelque chose comme de “l’émancipé”. »

« À l’ère du capitalocène où tous les êtres, humains et non-humains (les rivières, les roches, les forêts, etc.) sont asservis par un système de privatisation, de petites illustrations émancipatoires peuvent étoffer les imaginaires sitôt qu’elles sont menées à un niveau associatif et donc politique. Ce n’est pas un hasard qu’une série de violences faites aux femmes soient plus facilement condamnées aujourd’hui, alors que par ailleurs se déploient toujours davantage de collectifs LGBTQIA+2 au sein desquels se construisent des rapports plus égalitaires entre tous et toutes. Le capitalisme est massif, mais il n’a jamais été total. Il y a constamment des poches de contestation qui naissent et qui meurent, souvent dans la périphérie, mais qui entretiennent des rapports sociaux qui parfois (trop rarement) percolent dans les structures institutionnelles et les sociétés. En tant que scientifiques, nous avons aussi le devoir d’opérer une critique constructive, en même temps qu’une critique négative, pour débusquer ce que le monde a encore d’enchanté. »

Ce constructivisme, les auteurs le puisent dans les pragmatismes de Bruno Latour et de Luc Boltanski. Le premier réussit un tour de force considérable pour la pensée occidentale, en parvenant à refermer la coupure moderne que l’on a instaurée entre nature et culture. Il efface la position figée de l’observateur distant et stable. Nous construisons tous en permanence le monde qui nous forge et il n’existe pas de “société humaine” (la “culture”) à distance d’une “nature” susceptible d’être domptée et dominée. Mais suivre Bruno Latour jusqu’au bout implique de considérer le monde social comme étant un monde plat, sans aspérités ni rapports de pouvoir. Il n’y a, chez lui, plus de dominés et de dominants à qui profite l’ordre du monde. Luc Boltanski, pour sa part, remet au centre du jeu la critique et l’exploitation des minorités et rend visible les dégâts perpétrés par les grandes institutions capitalistes, ce qui est inédit dans les perspectives pragmatiques. Toutefois, il échoue à introduire une méthode de description fine susceptible de nous aider à appréhender ce qui, dans l’ordre établi, s’expérimente contre lui. En cela, les épistémologies du Sud, parentes du pragmatisme, sont plus attentives à la diversité, aux petites initiatives et aux inventions démocratiques balbutiantes.

La nouvelle théorie critique proposée par Bruno Frère et Jean-Louis Laville est donc épaissie par le pragmatisme et les épistémologies du Sud. Dans leur pragmatisme critique, l’émancipation redevient possible. Il en ressort qu’elle n’est jamais totalement pure, unique, idéale. Elle se dessine en patchwork et reste le fruit d’un dialogue en mouvement constant, d’un conflit, d’une négociation entre les critiques des rapports de domination et des expériences de démocratie.

« La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est l’un de nos exemples. Certes, elle a généré de nombreux conflits internes. Mais s’y sont tenues de nombreuses expériences de démocratie directe et participative, de colossales réflexions sur la question de la redistribution des biens qui s’y produisaient et des communs. Elle a développé un free shop particulièrement efficace, où les gens déposaient ce qu’ils voulaient et prenaient ce dont ils avaient besoin pour construire leur cabane. Il y a eu une manière de refaire société qui met à mal les idées même de propriété privée et d’accumulation. » Certainement, il y a eu des contradictions, des dissensions, des inégalités. Mais au centre a persisté le dialogue.

LE DIALOGUE MÈNE AU COSMOPOLITISME

Sans dialogue, la société est une dictature. S’il est le coeur de l’espace démocratique, c’est parce qu’il organise le conflit et se substitue à la violence, Habermas l’a très bien vu. « Nous reprenons pour notre part le cosmopolitisme d’Isabelle Stengers et la notion de “plurivers” de Jérôme Baschet, un historien français spécialiste du Chiapas (Mexique) et des Zapatistes. Ces deux concepts reposent sur l’accueil dialogique et l’étendent. Un collectif, en tant qu’endroit où une multiplicité d’êtres construisent du sens en commun, doit s’organiser de sorte que la parole de tout être imaginable puisse être portée. Les animaux, les minéraux, les forêts et les rivières peuvent ainsi résister à l’objectification qui autorise leur surexploitation car on leur donne la “parole”. Comment ? en accueillant au sein du collectif ce que Stengers nomme des diplomates et Latour, des porte-paroles. »

C’est là un point important, parce qu’il ouvre le collectif à un universalisme démocratique qui est aussi une écologie. Aux yeux de Bruno Frère, c’est une condition sine qua non pour qu’une association puisse être considérée comme telle. « Une association a un vecteur universaliste dès lors qu’elle repose sur la perspective de l’accueil de tous et toutes. Nous croyons profondément au phénomène associatif comme premier niveau de démocratie, qui la réalimente en permanence. Mais dès qu’il y a exclusion, cela devient autre chose. Un État (ou même un simple collectif) d’extrême droite sort par exemple de notre acception de l’association. »

Parmi les associations remarquables, les auteurs citent les athénées populaires en Catalogne qui, dès la révolution sociale de 1936, se sont transformés en lieux de rencontre et en centres culturels. Théâtres, bibliothèques en accès gratuit, classes d’alphabétisation y étaient présentés. Reviennent également les collectifs brésiliens d’agricultrices éco-féministes qui, ces dernières années, ont émergé des mouvements des paysans sans terre. Ces collectifs critiquent le patriarcat tout en travaillant la terre pour s’auto-suffire, hors de toute ingérence masculine. Les ronds-points des “Gilets jaunes”, malgré des tentatives d’incursion infructueuses du Rassemblement national (RN), sont souvent devenus des espaces de rencontre cosmopolites où toutes les origines et religions étaient les bienvenues à condition de contribuer (qui par l’organisation d’un barbecue gratuit ou d’un débat, qui par celle d’une construction sur le rond-point, etc.). « De nombreux citoyens n’attendent pas les philosophes et les sociologues pour réaliser la violence et la maltraitance dont ils font l’objet. Ils réagissent et organisent la société autrement, sans reproduire des diktats sociaux. Ces expériences relèvent de ce que nous appelons l’émancipé. Ce n’est jamais parfait, mais ça existe et c’est précieux. »

La nouvelle théorie critique devient, d’une certaine manière, un retour de politesse. Le sociologue et le philosophe ne sont plus ceux qui démontrent aux différentes classes sociales à quel point elles sont dominées. Ils cherchent plutôt à participer, traduire et rapporter des espaces où des collectifs se sont prévalus de nouvelles identités politiques communes. « Une nouvelle forme de démocratie s’est pratiquée à la ZAD. Il y a, au Brésil, des rapports paysans qui ne relèvent pas du patriarcat. Et nous n’avons pas toujours les mots pour décrire ce qui s’y joue. C’est en cela que le pragmatisme latourien est important. Prendre le temps de décrire, de montrer cet “autre chose”. Cela exige une implication très fine. Les enquêteurs doivent pour cela intégrer ces collectifs et y participer en tant qu’acteurs politiques plutôt que comme “analystes extérieurs” (posture qui est une vue de l’esprit). »

L’ÉCONOMIE SOLIDAIRE À L’ÉPREUVE DU FEU

Au gré des chapitres, des exemples étayent cette nouvelle théorie critique. Ils ont été choisis pour leur velléité universaliste. Le dernier porte sur différentes initiatives d’économie sociale et solidaire, sans capitaux privatisés. Tels les athénées populaires, les coopératives citoyennes (dans les domaines du circuit-court, de l’immobilier, de l’énergie), les systèmes de monnaie locale, les groupes d’achat collectif, les services de proximité comme les associations de réinsertion professionnelle ou l’aide à domicile.

« Il n’est pas rare d’entendre que ces initiatives sont les roues de secours de l’État, qui fait faire au secteur associatif ce qu’il devrait assumer en tant qu’État-providence. Ce n’est pas entièrement faux. Mais cela ne signifie pas que les citoyens actifs dans l’économie sociale et solidaire sont dupes ou inconscients des rapports de force dont ils font l’objet. Bien évidemment, selon eux, l’institution publique doit se réapproprier ces responsabilités. Mais, au lieu de les renforcer, nous regardons, impuissants, le néolibéralisme les détricoter. C’est la raison pour laquelle nous distinguons l’économie solidaire, démocratique et inconditionnelle, de la solidarité philanthropique, largement pratiquée en Amérique du Nord notamment, et qui reste dans le sillon du capitalisme, financée par de riches mécènes. Cette solidarité envisage d’un bon oeil que cesse le financement public de la Sécurité sociale pour laisser à sa place oeuvrer les âmes charitables à qui profite le capitalisme, sans aucun contrôle démocratique (Bill Gates et autres milliardaires sont à la tête de fondations caritatives qui leur permettent de faire avaler la pilule de l’exploitation des humains et de la nature par les multinationales comme Microsoft tout autour du globe). L’économie solidaire rêve à l’inverse de conserver une puissance publique et redistributrice forte sur le plan politique, mais en remplaçant le capitalisme sur le plan économique. » La solidarité démocratique est, comme évoqué plus haut à propos d’associations, une ouverture universelle inconditionnelle.

L’émancipation a commencé, elle est en chemin vers cet universalisme inconditionnel et s’incarne déjà dans les expériences qui s’en réclament. Que peut faire le chercheur, aujourd’hui ? Poursuivre inlassablement la critique de ce qui l’entrave, tout en ouvrant les yeux pour se nourrir de ce que le monde a encore d’enchanté et qui se donne à voir dans diverses associations. Pourquoi ne pas s’en inspirer comme jadis nous le fîmes avec le mutuellisme ouvrier par exemple ? Les institutions vertueuses d’aujourd’hui sont nées des utopies d’hier. Elles sont rares, fragiles, mais elles existent.

1 Bruno Frère et Jean-Louis Laville, La Fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires, coll. “La couleur des idées“, Seuil, Paris, septembre 2022.
2 LGBTQIA + : lesbienne, gay, bi, trans, queer, intersexe, asexuel (et tous/toutes les autres).

Pour aller plus loin

Une journée d’étude autour du livre aura lieu le mercredi 18 janvier à 9h, à l’amphithéâtre Mahaim, faculté de Droit, Science politique et Criminologie, campus du Sart-Tilman, 4000 Liège, en présence des deux auteurs et avec la participation de Luc Boltanski, directeur d’études à l’EHESS .
* programme, contacts Manuel Cervera-Marzal

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