Décrypter les migrations

Avec le Pr Aly Tandian, de l’université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal

Dans Ici et ailleurs
Article Thibault GRANDJEAN - Dessin Julien ORTEGA

Lors d’une conférence le 4 octobre dernier, le Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cedem) a présenté les conclusions du projet ERC MiTSoPro, dirigé par Jean-Michel Lafleur (faculté des Sciences sociales), sur les liens entre migrations et protection sociale. Invité à Liège pour commenter les résultats de cette recherche, le Pr Aly Tandian, de l’université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal, est revenu sur les causes profondes des migrations sénégalaises.

"Les migrations ne sont pas un phénomène, mais bien un fait social, annonce d’emblée le Pr Aly Tandian, sociologue et président de l’Observatoire des migrations au Sénégal. Elles sont véritablement au coeur de certaines pratiques socioculturelles, présentes dans la construction même de la personne et du sexe social. " Il les connaît bien, ces migrations, lui qui a passé sa vie à les étudier, d’abord pour sa thèse en sociologie des migrations, à l’université de Toulouse, puis lors d’un postdoctorat au sein du Cedem (ULiège), avant de créer le laboratoire des études et recherches sur les migrations à Saint-Louis, au Sénégal.

Selon lui, le voyage occupe une place primordiale dans l’identité même des Sénégalais. Il est devenu indispensable si l’on veut obtenir le respect de ses pairs. « Lorsqu’on les interroge, les gens mettent en avant une sorte de manque, explique-t-il. Ce manque, c’est l’expérience du voyage. Les candidats à la migration sont donc avant tout à la recherche d’un capital symbolique. Ils doivent montrer qu’ils ont une expérience du voyage, en exhibant une photo ou un cachet dans un passeport. » Et cette recherche d’un capital symbolique passe, selon le sociologue, bien avant la recherche d’un capital économique ou social. « Il ne faut pas perdre de vue que, bien souvent, ceux qui voyagent ne sont pas sans emploi, avertit Aly Tandian. Parfois, ils ont même deux activités professionnelles, mais leurs revenus sont  insuffisants pour entretenir convenablement leurs familles. C’est ce qu’on appelle les “working poor”, des travailleurs pauvres qui ne travaillent que pour survivre, sans possibilité de se réaliser. »

Malgré cette réalité, le chômage est encore présenté comme la cause principale de migration, ce que regrette le professeur. « Trop souvent, on cherche à apporter des réponses toutes faites, qui ne renvoient pas à la réalité du terrain, précise-t-il. Or, pour apporter des réponses spécifiques aux migrations, il est nécessaire de s’intéresser à leurs causes profondes. »

MULTIPLES PRESSIONS

À ce titre, le Pr Tandian estime que les pressions sociales et familiales sont au coeur de la décision de migrer. « Je demande souvent à mes étudiants combien de fois ils ont entendu parler de la réussite de jeunes, partis en pirogue, et qui ont radicalement modifié la maison de leurs parents, ou qui leur ont envoyé un billet pour La Mecque. Et combien de fois leurs parents évoquent la durée de leurs longues études à l’université, ainsi que leur manque de compétences réelles. Cela crée une forme d’incitation qui peut engendrer une frustration chez certains candidats, qui se sentent alors obligés de prendre le large par la mer ou par la route », conclut-il.

Une pression familiale accentuée par certaines circonstances particulières. « Il existe beaucoup de polygynie, où les hommes mettent en compétition leurs co-épouses pour répondre à leur besoin, souligne le chercheur. Ces dernières n’hésitent pas à répercuter cette compétition sur leurs enfants, en les poussant à partir. » Pour autant, la place des femmes dans les pratiques de migration n’est pas aussi manichéenne qu’elle apparaît au premier abord. « Il existe un proverbe qui dit que “la plus belle des femmes est celle qui reste à la maison”, ce qui attribue à l’homme la sphère publique et assigne la femme à la sphère privée. Il faut souligner que les femmes migrent au même titre que les hommes », révèle Aly Tandian.

Le sociologue ne manque d’ailleurs pas de souligner qu’en réalité, cette migration féminine a lieu depuis les années 1970. « Dans certains espaces, elle a même devancé celle des hommes, comme aux États-Unis, en Amérique du Sud, ou encore en Turquie, détaille-t-il. Dans toutes les formes de mobilisation et d’encouragement à la migration, les femmes ont le devoir de circuler et de chercher des opportunités. Mieux : elles quittent leur pays et encouragent leur fratrie. Aujourd’hui, elles se mobilisent via la vente de bijoux, de biens, et via l’épargne, en payant le voyage à leurs enfants, à leurs frères et à leurs époux. »

Ainsi, pour de nombreux jeunes soumis à une forte pression sociétale, le désir de voyage l’emporte sur ses dangers, par ailleurs (très) peu connus. Cette méconnaissance, le professeur l’explique, paradoxalement, par l’usage des nouvelles technologies. « Les gens connaissent avant tout les routes migratoires par des propos rapportés, notamment via les réseaux sociaux où s’échangent photos et vidéos, explique-t-il. Les migrants, eux, parlent rarement des difficultés du voyage, préférant mettre en avant leurs réussites, notamment sur TikTok, où l’on se filme devant un bus ou un lieu emblématique pour prouver son exploit. Je me souviens même d’un migrant, de retour au pays, qui avait fait construire un immeuble avec dans le hall une immense fresque représentant un avion, indiquant ainsi que sa réussite était la conséquence de son voyage. »

UN ENVIRONNEMENT HOSTILE

L’ailleurs comme objectif modifie aussi le rapport à l’école. Pour les jeunes, celle-ci n’est plus perçue comme un vecteur de réussite sociale. « Longtemps, le système scolaire est resté inadapté car il n’offrait aucune formation correspondant au marché de l’emploi et aux compétences recherchées, regrette Aly Tandian. Et encore aujourd’hui, le système scolaire reste très théorique et participe à une forme de massification qui ne répond pas à la demande. Cependant, les choses tendent à s’améliorer grâce à l’éclosion de business schools, qui donnent à de nombreux jeunes l’envie de se réaliser à partir d’eux-mêmes. Ils fondent en retour des start-ups et essaient de s’insérer sur le marché local. »

À ces défaillances du système scolaire s’ajoute un manque de financement, qui se corrige lentement cependant. « À partir de 2006, l’État a fait un véritable effort en ce sens en instaurant des structures adaptées, dans le but de dissuader les candidats à la migration, explique le sociologue. Malheureusement, ces structures sont encore trop souvent sélectives, notamment sur la question de l’âge. En effet, il faut distinguer l’âge physionomique de l’âge social, c’est-à-dire l’âge auquel la société nous attribue des responsabilités. Et très souvent, un soutien n’est accordé à un candidat qu’à partir de 18 ans, quand bien même il en aurait besoin bien avant. »

Le Pr Tandian relève encore l’importance d’un facteur commun, le réchauffement climatique. Déjà une réalité, il va s’aggraver encore dans les années à venir. « Dans certains endroits, la pluie se fait rare tandis qu’elle abonde dans d’autres, traditionnellement plus secs, s’alarme-t-il. Ainsi, il n’a jamais autant plu à Dakar, la capitale, qu’en cette année 2022. Les rendements agricoles sont en baisse, et certaines terres arables, désormais, ne le sont plus. Il en résulte une forte tension entre la demande et les terres disponibles, mais l’État rechigne à apporter des réponses, souvent pour ne pas perdre une clientèle politique. »

Et l’agriculture n’est pas le seul secteur affecté. « À l’heure actuelle et pour de nombreuses populations, la pêche ne nourrit plus son homme, s’inquiète le chercheur. Cela est dû à la fois aux chalutiers étrangers qui viennent pêcher jusque dans les eaux sénégalaises, parce que leurs propres côtes sont moins poissonneuses et que l’augmentation de la température de l’eau déplace les ressources halieutiques plus loin de la côte. »

En plus de compliquer la pêche et l’agriculture, le changement climatique accentue également la pression sur le système scolaire. « Dans la capitale, aujourd’hui, 165 écoles sont inondées, et de nombreuses autres servent d’espace d’accueil pour les familles touchées par les pluies, constate Aly Tandian. Ces perturbations auront très certainement un impact négatif sur l’agenda scolaire et engendreront des retards. Il faut ajouter à cela deux phénomènes : l’affaissement des bâtiments d’abord, à cause du climat, ce qui les rend instables et donc inaptes à accueillir des étudiants ; ensuite, les intempéries provoquées par le changement climatique qui entraînent une augmentation des maladies, ce qui a un effet délétère sur les performances des élèves à l’école. En définitive, cela influe sur l’envie de partir des jeunes, car un enfant moins performant sera d’autant plus incité par ses parents à emprunter les routes migratoires. »

À LA RECHERCHE D’UN CERTAIN STATUT

Loin d’un voyage entrepris librement, le sociologue dresse en définitive le portrait d’une migration avant tout subie, puisque perçue comme la seule alternative permettant d’accéder à un statut social enviable. « La migration donne l’image infondée d’une jeunesse pressée de se réaliser, estime Aly Tandian. Alors qu’elle se trouve en grande difficulté face à une société violente qui souhaite qu’elle s’exile ! Tout ce que ces jeunes souhaitent, c’est avant tout occuper la place que leur réserve la mondialisation. »

Ce statut social, promis par l’expérience du voyage, est également une clé importante pour accéder à un autre, marital celui-là. « Comprenez bien que nous sommes actuellement dans une société où tout se résume au paraître, et où l’avoir détermine l’être, insiste Aly Tandian. Or, nombre de ces jeunes sont en âge de rentrer dans la vie conjugale, et si autrefois les pères demandaient aux prétendants de leur fille “de qui êtes-vous le fils ?”, ils demandent aujourd’hui “comment êtes-vous venu ?” Et celui qui est venu en bus sera moins considéré que celui qui possède une voiture, et, en poche, un passeport et un visa obtenu à Calais. »

Afin de s’attaquer aux causes profondes de la migration, le Pr Tandian propose un changement de paradigme. « Nous continuons, encore aujourd’hui, à être dans la gestion de la migration, révèle-t-il. Or, cette gestion entraîne une réponse sécuritaire, à la fois nettement insuffisante, et totalement dépassée. » Il appelle donc à passer à une “gouvernance des migrations”, « qui consiste à s’intéresser aux différentes causes pour pouvoir y apporter une réponse juste. Par exemple, la logique sécuritaire de l’Europe envoie depuis plusieurs années des fonds qui sont captés par les différents ministères de l’Intérieur, pour équiper les forces de l’ordre, alors qu’ils auraient pu être distribués aux ministères de l’Emploi et de l’Éducation. Une gestion sécuritaire doit certes exister, mais elle ne doit être qu’une composante de la dynamique globale. »

Pour autant, le sociologue ne pointe pas du doigt la politique extérieure de l’Europe, mais avant tout « les pays africains, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et l’Union africaine, qui doivent prendre leurs responsabilités en proposant des solutions. Ce n’est que de cette manière que l’Union européenne fera de même. » Pour ce faire, le Pr Tandian livre quelques clés sur la façon de procéder : « Il ne faut pas perdre de vue que la grande question en Afrique n’est en réalité pas celle de la migration, mais bien celle des mobilités, révèle-t-il. Il existe beaucoup de populations qui se sentent chez elles dans d’autres pays que le leur, à cause de la proximité socioculturelle. Les frontières sont avant tout des constructions d’États et renvoient à une division verticale de l’espace, alors que les peuples ont toujours existé de façon horizontale. En conséquence, nous devons sortir de ce schéma qui parle à des pays pour nous adresser avant tout aux régions. »

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