En flux continu

Focus sur les nouvelles technologies de procédé micro/mésofluidique

Dans Omni Sciences
Article Henri DUPUIS - Photo Michaël SCHMITZ-ULiège

Réacteur mésofluidique pour la neutralisation photochimique de simulants de gaz moutarde (avec l'aimable autorisation de Corning)

Les recherches réalisées au sein du CiTOS depuis dix ans ont toutes un point commun : les nouvelles technologies de procédé micro/mésofluidique. Lesquelles permettent d’entretenir des réactions chimiques en flux continu

Le laboratoire CiTOS (Center for Integrated Technology and Organic Synthesis) de l’ULiège, dirigé par le Pr Jean-Christophe Monbaliu, est avant tout un laboratoire de chimie organique de synthèse. Par définition, ses travaux portent donc sur les dérivés du carbone, comme il en existe des milliers d’autres par le monde. Mais il s’en distingue par l’approche multidisciplinaire et technologique utilisée. Lorsque nous pensons chimie, ce sont des images de cornues et autres ballons qui viennent à l’esprit, voire de grosses cuves bouillonnantes dans des halles d’usine. Cette chimie de grands réacteurs a parfaitement fonctionné depuis des décennies. Mais pas sans inconvénients. Qui s’imposent de plus en plus ces dernières années.

« Le premier de ceux-ci, résume Jean-Christophe Monbaliu, est le peu de flexibilité et d’adaptabilité de ces approches globales, centralisées et de production de masse face à des variations importantes de la demande. Nous l’avons cruellement vécu lors de la période Covid que nous venons de vivre. La production de médicaments en Europe est, pour l’essentiel, tributaire de composants primaires et d’intermédiaires venant d’Asie. Lorsque les usines ont commencé à fermer là-bas, la pénurie s’est imposée tout au long de la chaîne de fabrication. Cela est notamment dû au fait que la production chimique pour les composés organiques, comme les produits pharmaceutiques, se fait en général étape par étape : on purifie par exemple d’abord un composant, puis, quand le stock est suffisant, on passe à l’étape suivante et ainsi de suite. On travaille sur de gros volumes, mais de manière discontinue. Si un problème surgit, cela a des répercussions sur toute la filière. D’où les ruptures de stock et autres problèmes d’approvisionnement, bien que ce ne soit pas le seul facteur responsable. »

 Les aspects environnementaux et de sécurité posent un autre problème. En effet, plus l’échelle de production est grande, plus l’incidence sera importante en cas de catastrophe. C’est d’ailleurs ce qui explique le phénomène de délocalisation qu’a connu l’Europe. La législation y impose des contraintes environnementales et sécuritaires très strictes. L’Europe s’est donc positionnée comme utilisateur final de composants produits ailleurs et n’est souvent plus concernée que par les dernières étapes de la chaîne de valeur. « Le coronavirus a mis à mal cette redistribution, estime le Pr Monbaliu. L’idée de tout rapatrier en Europe a resurgi, mais elle se heurte aux contraintes législatives européennes et il est donc quasi impossible de ramener les grands réacteurs d’Asie et de recommencer une production pharmaceutique chez nous à partir de zéro. »

SMALL IS BEAUTIFUL

Les difficultés rencontrées par la production chimique traditionnelle ont propulsé sur le devant de la scène une autre technologie, dite “micro” ou “mésofluidique”. Rappelons brièvement que cette technologie permet aux réactions chimiques de se dérouler non plus dans des cuves (réacteurs) macroscopiques imposantes de plusieurs centaines ou milliers de litres, mais bien dans un volume confiné dans un domaine submacroscopique. Malgré une réduction de taille significative, ces technologies fluidiques permettent néanmoins une production potentiellement infinie de par leur caractère continu. La réaction se déroule en fait de manière ininterrompue dans un canal très souvent submillimétrique (voir photo).

Comparativement à l’approche traditionnelle en cuve macroscopique, cette technique bénéficie d’un certain nombre d’avantages dont le plus évident est la taille : un module fluidique conventionnel tient dans la main et est transportable, donc peu susceptible, en cas d’accident de causer de gros dégâts. Autre avantage de cette taille minuscule, il n’est plus besoin de construire de grandes usines à l’empreinte environnementale globale démesurée.

Mais surtout, outre le fait que la production est en flux continu, il existe des avantages liés aux spécificités de la chimie dans des canaux de dimension submillimétrique. « La dynamique des fluides particulière induit une augmentation de la rapidité et de la précision des mélanges, explique Jean-Christophe Monbaliu. La rapidité du mélange de réactifs et sa qualité sont deux paramètres essentiels pour garantir la rapidité d’une réaction et contribue à assurer une grande pureté en évitant des réactions secondaires parasites. Cette précision et cette homogénéité peuvent être difficiles à atteindre dans de grandes cuves. Nous, nous pouvons le réaliser avec une précision chirurgicale. » Autre avantage : une réaction chimique demande souvent à être chauffée ou à être maintenue à une certaine température en évacuant un trop plein d’énergie. « Ces échanges se font à travers la paroi des réacteurs. Dans un réacteur cuve macroscopique, le rapport entre la surface de la paroi et le volume n’est pas favorable. Dans un réacteur fluidique au contraire, il y a une très grande surface pour un très petit volume interne. D’où des transferts d’énergie plus efficaces, plus rapides. » En bref, de tels réacteurs permettent une chimie mieux contrôlée, plus précise ; elle peut se faire plus rapidement et plus sélectivement. Il est donc possible de réagir plus rapidement aux variations sur le marché et produire de manière plus propre, avec moins de déchets. « Un outil extraordinaire pour faire de la chimie organique de synthèse », résume Jean-Christophe Monbaliu.

DES MÉDICAMENTS POUR MARS

Les qualités intrinsèques de la technologie microfluidique ouvrent bien des perspectives dans certains domaines d’activité, au premier rang desquels le secteur pharmaceutique. « Le pharma… sur Terre ou ailleurs, c’est-à-dire dans l’espace », précise immédiatement Jean-Christophe Monbaliu qui, avec son équipe, vient de signer plusieurs publications sur le sujet. Un projet de recherche financé par la Nasa lui a permis de mettre au point un système capable de produire un médicament figurant sur la liste de ceux utilisés lors des futurs voyages de longue durée dans l’espace. Ne serait-il pas plus simple d’emporter un stock de médicaments dans les navettes ? A priori oui, sauf que les produits de la pharmacopée moderne sont sujets à une durée de vie très réduite dans l’espace, où l’intensité des radiations contribue à accélérer leur dégradation. Mais pour les fabriquer en vol, ou sur Mars par exemple, il faut emporter des réactifs (nombreux si l’on veut une pharmacie d’envergure !) et des solvants qui risquent eux aussi de se dégrader et surtout occupent un certain volume, défaut rédhibitoire dans le spatial.

« Il est évident qu’à bord d’une navette, il n’y aura jamais tous les produits chimiques nécessaires comme ici sur Terre, reconnaît Jean-Christophe Monbaliu. Ce que nous avons réalisé pour la NASA est une démonstration de capacité : est-on capable de produire un médicament dans un réacteur suffisamment petit et sûr pour être embarqué dans une navette ? La réponse est oui. »

Les chercheurs du Citos ont alors entamé une seconde partie de leur travail, financée cette fois par la Food and Drug Administration (FDA), qui devrait permettre de répondre – partiellement – aux objections formulées précédemment. « Nous essayons maintenant de démontrer s’il est possible de fabriquer des médicaments uniquement sur base des ressources issues de la biomasse au sens large, pas nécessairement terrestre. Cela peut être des déchets humains ou des plantes qu’on ferait pousser dans une station ou une base sur Mars, etc. » Des recherches qui, d’ailleurs, n’intéressent pas seulement le secteur spatial car elles s’inscrivent aussi dans le contexte – bien terrestre ! – de la transition du pétrosourcé vers le biosourcé. Les travaux du laboratoire montrent qu’il est possible de s’affranchir de composants de base issus du pétrole et de les remplacer par d’autres venus de la biomasse, y compris de déchets organiques, pour fabriquer des médicaments.

NEUTRALISER LES ARMES CHIMIQUES

Une autre application, peut-être perçue comme plus marginale, a fait l’objet de plusieurs publications par l’équipe : la neutralisation d’armes chimiques. Un sujet hélas d’actualité à cause des vestiges des conflits passé… et de ceux en cours. La Belgique est par ailleurs très concernée du fait de son histoire par une de ces armes, l’ypérite (gaz moutarde). « À quelques centaines de mètres de la côte belge, rappelle Jean-Christophe Monbaliu, il existe un cimetière marin de munitions datant des deux grandes guerres, reposant sur un banc de sable. Avec le temps, la corrosion de ces munitions, qui pour beaucoup contiennent encore de l’ypérite, représente un risque notoire pour la population et l’environnement. » L’objectif des scientifiques du Citos étaient de montrer qu’il était possible de détruire ce type de menace chimique, y compris lors de tentatives d’attentats par exemple, de manière simple, économique et en toute sécurité. Car aujourd’hui, lorsque des munitions de ce type sont découvertes, une fois la charge explosive désamorcée, elles sont tout simplement transportées vers des incinérateurs spéciaux pour y être détruites. La technologie microfluidique au contraire permet d’intervenir sur place, puisqu’elle est mobile et compacte, et peut être déplacée sans contrainte, de manière simple et efficace. « Nous sommes parvenus à neutraliser un modèle d’ypérite, c’est-à-dire à détruire chimiquement sa toxicité, et à le transformer en composé non toxique qui peut alors être incinéré en toute sécurité », se réjouit Jean-Christophe Monbaliu.

Et ce résultat a été atteint grâce à une chimie abordable et simple qui repose sur des composés abondants à large échelle, voire disponibles en supermarché, sans utiliser, comme d’autres équipes l’ont fait, des catalyseurs onéreux ou compliqués à produire ! Une première recherche a porté sur l’utilisation d’air et de lumière pour neutraliser la toxicité. « Comme explicité plus haut, les phénomènes de transfert d’énergie passant par la paroi des réacteurs fluidiques sont bien plus efficaces que dans les réacteurs macroscopiques. Dans cette optique, la lumière peut également être utilisée de manière très efficace, explique Jean-Christophe Monbaliu. Cette lumière visible nous permet de transformer l’oxygène de l’air ambiant en une espèce très réactive, l’oxygène singulet, qui permet une neutralisation chimique très rapide de l’ypérite. Par ailleurs, les capacités de mélange supérieures de ces réacteurs fluidiques nous permettent de mélanger extrêmement rapidement et efficacement l’air au milieu liquide contenant l’ypérite. Résultat ? Il n’a fallu qu’environ quatre minutes pour neutraliser complètement le gaz asphyxiant. »

Une autre recherche a donné des résultats encore plus spectaculaires. C’est cette fois un mélange d’eau de Javel, d’éthanol et d’acide acétique qui est venu à bout de l’ypérite quasi instantanément. La méthode a même été validée avec de la Javel commerciale, de la vodka et du vinaigre de vin à 10 %, des composés disponibles dans n’importe quel supermarché du coin ! Cette méthode est en cours de validation sur d’autres composés bien plus sinistres, en particulier les armes chimiques de guerre organophosphorées. La simplicité de cette “nouvelle” chimie, comme on pourrait l’appeler, pose d’ailleurs un problème : elle est très accessible à des personnes très mal intentionnées. « Nous sommes bien conscients qu’on entre ici dans une zone grise, insiste Jean-Christophe Monbaliu. Si l’on peut fabriquer des médicaments, on peut aussi réaliser des drogues ; si l’on peut neutraliser des armes chimiques, on peut aussi en produire. Une partie de mon travail consiste à conscientiser les autorités fédérales quant aux avantages fabuleux, mais également quant aux risques de dérives associés à ces nouvelles technologies. »

FLOW4ALL

Le laboratoire Citos est aussi à l’origine de la création d’une plateforme de ressources technologiques fluidiques (FloW4all). Elle offre un éventail de technologies et de savoir-faire à un large panel de partenaires industriels, ainsi qu’à la recherche académique de haut vol. « Nous avons l’ambition de positionner l’ULiège comme acteur majeur sur la scène internationale dans le domaine de la chimie organique appliquée et des procédés fluidiques », commente encore Jean-Christophe Monbaliu.

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