Garder les yeux ouverts

Interview à trois voix de Marie Kill, doctorante en philosophie, Bastien Bomans, doctorant en littérature anglophone, et Cyrille Prestianni, chercheur en géologie et président de la Maison Arc-en-Ciel de Liège

Dans Le dialogue
Entretien Patricia JANSSENS - Photos Jean-Louis WERTZ

Depuis 2019, l’université de Liège s’est engagée résolument dans la voie de la lutte contre les discriminations.
À l’occasion du 17 mai – Journée internationale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie –, le drapeau arc-en-ciel sera hissé sur le toit de l’Université et Chose, le spectacle de Nathan Jonniaux, programmé en soirée.
Interview à trois voix de Marie Kill, doctorante en philosophie, Bastien Bomans, doctorant en littérature anglophone, et Cyrille Prestianni, chercheur en géologie et président de la Maison Arc-en-Ciel de Liège.

Le Quinzième Jour : À quoi fait référence la date du 17 mai ?

PrestianniCyrille-H-JLWCyrille Prestianni : Elle commémore, en 1990, la décision de l’Organisation mondiale de la santé de retirer l’homosexualité de la liste des maladies mentales (la Journée internationale apparaît en 2005). Mais les événements fondateurs des mouvements gays, lesbiens, bisexuels et transgenres sont bien plus anciens. Je pense notamment aux émeutes de Stonewall à New York (en 1969) contre les exactions policières. L’organisation des “Prides” – ou marches de fierté – dès le début des années 1970 aux États-Unis, puis en Europe (dès la fin des années 1970 en Flandre et à partir de 1993 chaque année à Bruxelles) est d’ailleurs liée à ces manifestations en faveur des personnes LGBTQIA+ (voir encadré).

Le LQJ : Cette journée est-elle encore pertinente, aujourd’hui, en Belgique ?

C.P. : Sans aucun doute ! Le 17 mai est un point focal, un moment où les questions et les luttes LGBTQIA+ sont mises en avant. Il s’agit du point d’orgue de l’année militante. C’est un moment-clé d’une part pour rencontrer les médias et la société dans toutes ses composantes et pour faire montre de nos revendications. Si l’on jette un regard rétrospectif sur la Belgique, il est évident que notre pays a largement évolué sur ces questions. Nombre de droits symboliques ont été acquis tels que le mariage, l’adoption, l’autodétermination du genre, etc. Au fil du temps et de ces grandes victoires militantes, la journée du 17 mai a évolué mais, loin de s’essouffler, les combats se sont multipliés et le 17 mai s’est dès lors transformé en un plaidoyer pour une prise en compte respectueuse de l’ensemble des diversités de genre.

KillMarie-H-JLWMarie Kill : Pour moi, le 17 mai est un prétexte pour parler des enjeux sociétaux. L’objectif est, d’une part, d’attirer l’attention sur les violences subies par les personnes non-hétérosexuelles et non-cisgenres (voir encadré) et, d’autre part, de promouvoir des actions de sensibilisation pour lutter contre l’homophobie, la transphobie, etc. En Belgique, l’homosexualité et la dysphorie de genre sont heureusement sorties du champ de la psychiatrie et ne sont plus, officiellement, considérées comme des maladies mentales : elles n’appartiennent désormais plus au Diagnostic and Statistical Manual, le fameux “DSM”. C’est une avancée en termes de reconnaissance de la communauté LGBTQIA+. Cela permet aussi de rendre visibles d’autres existences qui, longtemps, ne l’étaient pas : je pense notamment aux personnes intersexes.

Bastien Bomans : Je pense aussi que ces “Journées internationales” ont toujours leur raison d’être. Et même si la Belgique est pionnière dans la reconnaissance des droits des personnes LGTBQIA+, il faut continuer la sensibilisation aux questions de genre et de sexualité, car la dimension légale ne fait pas tout. Les actes homophobes et transphobes persistent, de manière plus ou moins frontale, de la “simple” blague stéréotypée aux insultes dans la rue, dans les cours de récréation, sur les réseaux sociaux, etc. Plus grave, on se souvient aussi des meurtres de David Polfliet près d’Anvers, d’Ihsane Jarfi et de Wade Mbaye à Liège. On pense encore à Lucas, en France, un garçon gay de 13 ans qui s’est suicidé récemment suite à du harcèlement scolaire. Ces événements terribles sont loin d’être des cas isolés et témoignent bien d’une persistance des violences LGBTQIA+phobes.

Le LQJ : Selon vous, que faire pour réduire ces stigmatisations ?

BomansBastien-H-JLWB.B. : Il faut déconstruire les imaginaires. La socialisation des garçons et des hommes est encore imprégnée d’une virilité très austère, d’un récit patriarcal. Ce n’est pas la seule racine de l’homophobie et de la transphobie, mais c’en est une. Il faut offrir des représentations de genre plus souples. L’éducation, l’information et la sensibilisation sont, à mon avis, des clefs très importantes pour lutter contre les violences et les préjugés car, bien souvent, ils sont le résultat d’une méconnaissance de l’autre, d’une déshumanisation des propos.

À titre d’exemple, le GrIS Wallonie – dont la méthode est basée sur le récit de soi – propose des rencontres entre des écoliers de l’enseignement secondaire et des personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transgenres. J’en fais partie et nous tentons de démystifier les fausses idées que les adolescents et adolescentes peuvent avoir sur l’homosexualité et les transidentités.

C.P. : Ce projet suscite la rencontre entre des jeunes et des personnes LGBTQIA+ qui s’assument publiquement. L’objectif est de fournir des informations et de montrer à certains et certaines qu’ils et elles ne sont pas seuls ou seules. Dans la même optique, la Maison Arc-en-Ciel de Liège soutient un spectacle “Unique en Son Genre” qui, à travers la littérature, la poésie, les mots et les couleurs, questionne le genre.

Le LQJ : L’Université a-t-elle un rôle à jouer cet égard ?

KillMarie-V-JLWM.K. : Comme toute la société, les universités sont concernées par la reproduction des violences systémiques1.
Récemment, l’université de Liège a mis un place un comité Genre-Égalité2 dont l’un des objectifs est de lutter contre les formes de discrimination en son sein. C’est une bonne nouvelle ! J’espère que nous parviendrons à déconstruire les stéréotypes et à modifier la “culture du harcèlement” qui existe encore aujourd’hui, qui se perpétue, qui est même banalisée et sévit, notamment, dans les milieux hiérarchiques forts. Je pense donc que les initiatives du groupe Zherot à Gembloux Agro-Bio Tech ou celles du Feminist & Gender Lab dont Bastien et moi faisons partie sont utiles : elles permettent de rendre compte de certains points aveugles des violences, de chercher des solutions à ces problèmes et de rendre visibles et vivantes les productions de savoir sur ces questions.

B.B. : Un exemple assez frappant d’homophobie ordinaire à l’Université est celui des tags, homophobes ou misogynes la plupart du temps, présents notamment dans beaucoup de toilettes pour hommes. Ces insultes créent un sentiment d’insécurité. Le philosophe Didier Eribon en parlait déjà : l’impact que ces insultes ont sur les gays n’est sans doute pas le même que sur les hommes qu’elles ne visent pas, mais elles participent à maintenir les liens entre homophobie, sexisme, et construction de l’identité masculine. L’effacement de ces tags, bien que nécessaire, ne suffira pas : il faut un changement de paradigme.

La création du comité Genre-Égalité est un signe positif en ce sens parce qu’il témoigne de la prise de conscience du problème. J’ai bon espoir de voir l’Université créer des formations pour sensibiliser le personnel et la communauté estudiantine, améliorer ses politiques en matière d’égalité et promouvoir les études de genre qui nourrissent la réflexion et construisent les experts et expertes en égalité de demain.

C.P. : Par ailleurs, les préjugés de ce type peuvent aussi avoir des conséquences néfastes en terme de carrière ! Combien de chercheurs et chercheuses n’ont pas été – et je sais de quoi je parle – confrontés à un plafond de verre du fait de leur orientation sexuelle ?

LQJ : Vous notez aussi une montée des conservatismes.

PrestianniCyrille-V-JLWC.P. : Je fais partie de la génération qui a vécu les évolutions de notre société. Et si certains disent que “c’était mieux avant”, je n’en fais pas partie ! Être un adolescent gay dans les années 1990 était pénible. Je me suis construit dans la solitude et l’isolement en supportant insultes et moqueries. Sans vouloir enjoliver le présent, il suffit d’allumer la télévision, d’ouvrir un journal ou d’entrer dans une école secondaire pour comprendre que le monde a changé. La parole s’est libérée et les prises de position sont plus claires et plus nombreuses. On pourrait a priori croire que tout va dans le bon sens.

Hélas, on voit monter une vague traditionnaliste qui se structure aux États-Unis, en Russie, en Europe de l’Est ou au Moyen-Orient où de vrais discours antioccidentaux se développent, englobant les LGBTQIA+ comme exemple de déchéance. En Europe, des hommes politiques prennent appui sur l’argument d’une possible disparition de la race blanche pour stigmatiser la communauté étrangère et la communauté LGBTQIA+. La radicalisation des propos trouve aussi un écho dans la presse française, à la télévision aussi. Plus près de nous, à La Louvière, des citoyens se sont mobilisés récemment contre le spectacle “Unique en son genre” proposé par la Maison Arc-en-Ciel de Liège. Un repli identitaire assez généralisé semble caractériser notre époque. Ce n’est pas bon signe.

BomansBastien-V-JLWB. B. : Il y a en effet quelque chose de vraiment effrayant dans cette montée de haine envers les personnes LGBTQIA+, mais aussi envers les mouvements féministes et les personnes racisées. Mon ex-promoteur de mémoire, David Paternotte, professeur en sociologie à l’ULB, note que les oppositions aux droits des femmes et des LGBTQIA+, ainsi qu’aux études de genre commencent à gagner en puissance un peu partout. On observe aussi dans cette mouvance des discours “homonationalistes” qui dénigrent les pays réprimant les minorités sexuelles et de genre, instrumentalisant les droits LGBTQIA+ pour désigner des boucs émissaires supposés responsables de l’homophobie et de la transphobie en Belgique3. Mais les choses sont bien plus complexes : l’homophobie et la transphobie revêtent de nombreuses formes et ne se limitent pas à un pays, à une culture, à une classe, à un âge, ou à une religion.

Récemment, aux États-Unis, les aberrantes remises en question du droit à l’avortement et des droits des personnes transgenres l’ont montré : les luttes ne sont pas linéaires et les droits acquis peuvent être vite balayés. La vigilance et la solidarité restent de mise et, clairement, le combat LGBTQIA+ ne peut se faire sans s’inscrire dans la coalition des luttes, sans s’opposer à “toutes” les discriminations. Ce sont dans ces alliances même que réside l’espoir d’une société plus égalitaire pour demain.

Chose, spectacle de Nathan Jonniaux, anthropologue diplômé de la faculté des Sciences sociales l’ULiège (2021) et spécialiste en études de genre, le 17 mai, à partir de 18h30, dans la salle du TUR Lg, quai Roosevelt, 4000 Liège.
Spectacle suivi d’un échange avec le public.
www.uliege.be/17mai

 

1/ Voir l’ouvrage d’Adèle Combes, Comment l’Université broie les jeunes chercheurs, Paris, janvier 2022.
2/ Comité Genre-Égalité : voir le site www.uliege.be/genre
3/ Bomans, B. (2022). “When Queerness Is Tinged with Nostalgia: Whitewashing Homonormativity in Low Countries Nationalism and Re-Imagining the Queer-of-Colour past in North American Television and Fiction” In Dutch Crossing

LGBTQIA+

L comme lesbienne. Une femme qui a des relations sexuelles et/ou affectives avec des femmes.
G comme gay. Un homme qui a des relations sexuelles et/ou affectives avec des hommes.
B comme bi. Une personne qui a de relations sexuelles et/ou affectives avec des femmes et des hommes.
T comme transgenre. Une personne dont l’identité de genre n’est pas en adéquation avec celle qui lui a été attribuée à la naissance.
Q comme queer. Identité, souvent chargée politiquement, qui refuse la binarité en termes d’identité de genre, d’expression de genre et/ou de sexualité.
I comme intersexe. Une personne dont les caractéristiques sexuelles (chromosomiques, génitales, hormonales, etc.) ne permettent pas une classification univoque entre les catégories traditionnelles “mâle” ou “femelle”.
A comme asexuel. Une personne qui ne ressent pas le besoin de s’engager dans des relations sexuelles et qui revendique le droit à ne pas ressentir d’attirance physique. Dans le même ordre d’idées, on retrouve également les termes “aromantique” et “agenre”.
+ permet à l’acronyme de s’ouvrir et d’intégrer des identités supplémentaires. Le large panel d’identification permet de rendre compte des différentes expériences liées à l’identité de genre, à l’expression de genre, aux préférences sexuelles et affectives, aux assignations.
Cisgenre désigne une personne dont l’identité de genre est en accord avec celle qui lui a été assignée à la naissance.

Zherot

Groupe de travail anti-discrimination de Gembloux Campus Durable, collectif autogéré – Zherot veut lutter contre tous les types de discrimination afin de construire une faculté inclusive. Afin de sensibiliser la communauté universitaire, plusieurs actions ont déjà été menées à son initiative : les semaines “#WeToo” en novembre 2022 autour des violences sexistes et sexuelles, et des journées de formation sur le même thème en janvier 2023.
Dans un proche avenir, le collectif va mettre en place une bibliothèque sur tous les types de violences sur le campus et organiser plusieurs activités.

⇒ agenda sur https://www.instagram.com/zherotgembloux/

Partager cet article