En toute franchise

Le conflit social chez Delhaize s’enlise

In Omni Sciences
Entretien Patricia JANSSENS - Portrait Lecoq - Illustration Shutterstock, Stokkete

Fondé en 1867 à Ransart par les frères Jules et Auguste Delhaize, le groupe éponyme était un acteur belge actif dans l’exploitation de supermarchés en Belgique d’abord, puis, dès 1970, à l’étranger (en Asie et aux États-Unis). Delhaize a fusionné en 2016 avec Ahold basé en Hollande, donnant ainsi naissance au groupe “Ahold-Delhaize” dont le siège social est à Zandaam, au Pays-Bas. En mars dernier, celui-ci a annoncé son intention de “franchiser” 128 magasins situés en Belgique, c’est-à-dire de les céder à des entrepreneurs indépendants. Depuis lors, travailleurs et syndicats affrontent la direction dans un conflit qui s’enlise.

Le Quinzième Jour : Comment comprendre cette crise au sein de la grande distribution ?

PichaultFrancoisFrançois Pichault : Lorsque l’actionnariat passe dans des mains étrangères, celui-ci ne tient aucun compte de la tradition du dialogue social belge : c’est sans doute la première chose à retenir de cette affaire. Cependant, il faut reconnaître qu’en Belgique, la grande distribution est à la peine depuis plusieurs années. Ses marges bénéficiaires ont toujours été assez faibles et la concurrence agressive des “hard discount” (Aldi, Lidl notamment) s’accentue. D’autre part, le confinement des années 2020-21 a suscité de nouvelles habitudes de consommation, je pense à la livraison à domicile par exemple. Des enquêtes montrent aussi que nous préférons maintenant des supermarchés plus petits, plus proches, voire des propositions alternatives comme les “Petits producteurs” à Liège. Ainsi, le modèle de la grande distribution classique – supermarchés, hypermarchés – semble avoir vécu : Cora est en faillite, Carrefour se retire progressivement de Belgique.

LQJ : La proposition de franchiser les magasins paraît-elle réaliste ?

F.P. : En Hollande, les contrats de travail impliquent depuis longtemps une grande flexibilité de la part des travailleurs. C’est banal. La décision du groupe (qui veut accorder plus d’autonomie aux magasins) n’est dès lors pas considérée comme scandaleuse dans l’optique libérale hollandaise. Chez nous, la perception est tout autre. Mais pour répondre à la question : oui, la proposition est réaliste !

LQJ : Le groupe dit que les candidats repreneurs sont légion…

F.P. : Est-ce la réalité ? Est-ce une stratégie de communication ? En août, le groupe a annoncé qu’une quinzaine de magasins seraient confiés à des indépendants “à partir d’octobre ou novembre“. Mais un certain nombre de candidats potentiels ont d’ores et déjà fait état de leurs critiques sur les conditions de reprise. Si un grand nombre de repreneurs sont recrutés, alors les managers auront montré que leur stratégie était bonne. Les franchisés seront liés à Delhaize pour leurs achats – même s’ils pourront aussi recourir à d’autres fournisseurs –, tout en restant libres de fixer leurs stratégies commerciales et de déterminer les horaires de leurs employés ou de choisir leur type de contrat, notamment. Ils seront également en droit de renégocier les salaires puisque les travailleurs changeront d’employeur et, dès lors, de commission paritaire, ce qui leur sera de facto défavorable.

LQJ : Et s’il n’y a pas assez de repreneurs ?

F.P. : Il est à craindre que le groupe fermera alors les enseignes en licenciant le personnel, mais ce sera plus difficile et sans doute plus coûteux. À mon avis, ce coup de force est une stratégie de communication : le groupe Delhaize veut simplement changer de cap.

LQJ : Changer de cap ? Comment ?

F.P. : Le chiffre d’affaires du groupe Ahold-Delhaize est essentiellement réalisé à partir de la distribution des produits alimentaires. Mais le groupe joue aussi un rôle de grossiste. À mon sens, son ambition est de se métamorphoser en une “centrale d’achats” et de devenir une entreprise “business to business ”, c’est-à-dire en une structure dont les clients sont des points de vente qui seront les véritables intermédiaires avec le consommateur. Pourquoi cette transformation ? Parce que les marges bénéficiaires seront plus grandes : d’un côté, le groupe se sépare de ses employés (et des contraintes liées aux statuts, aux contrats, etc.) et de l’autre, vu sa stature européenne, il pourra faire pression sur les fournisseurs.

LQJ : Est-ce la volonté des actionnaires ?

F.R. : In fine, oui. La réalité de la concurrence (reconnue par les syndicats) à laquelle est confrontée la grande distribution lui impose de revoir ses priorités. Colruyt, entreprise flamande installée en Belgique principalement, a choisi de maintenir son modèle intégré. Il s’agit d’une entreprise familiale (même si elle vient de désigner en juin – et pour la première fois – un directeur étranger à la famille fondatrice) un peu atypique (elle cadenasse ses coûts en produisant elle-même son énergie, en établissant une rigoureuse logistique intégrée). Le groupe Ahold-Delhaize a choisi une autre voie, celle des franchises, couplée peut-être à la vente de ses (grands) bâtiments qu’il pourrait proposer à d’autres acteurs publics ou privés, à des fins de reconversion.

LQJ : Où en est le dossier aujourd’hui ?

F.P. : Il y a eu des mouvements de grève, surtout en Wallonie et à Bruxelles. Mais toutes les tentatives de conciliation avec la direction ont échoué. Certains magasins ont été inaccessibles pendant quelques jours, d’autres n’ont plus été approvisionnés correctement. Cette situation incite les clients à déserter les rayons Delhaize. Paradoxalement, cela apporte de l’eau au moulin des dirigeants qui arguent de la non-rentabilité des enseignes. Je pense donc que, de manière assez cynique, ils vont laisser pourrir la situation.

LQJ : Sommes-nous impuissants face à cette stratégie ?

F.P. : Pierre-Yves Dermagne, ministre de l’Économie et du Travail, envisage de renforcer la “loi Renault”, une procédure qui oblige l’employeur à convenir d’un plan social s’il se sépare de 10 % de ses travailleurs. Mais cette loi ne concerne pas le groupe Ahold-Delhaize qui, à l’heure actuelle, ne licencie pas mais entend transformer son business model et modifier son organisation en une mosaïque de franchisés. Ce type de restructuration, que l’on peut qualifier “d’organisationnelle”, n’est guère encadré légalement, à part la convention collective de travail 32bis qui “vise à garantir le maintien des droits des travailleurs dans tous les cas de changement d’employeur du fait du transfert conventionnel d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise”, mais dont la portée temporelle demeure imprécise…

À mon avis, la judiciarisation du conflit pose aussi problème : on assiste à une confrontation entre le droit du travail (et de grève) et le droit commercial ! Je crois que les pouvoirs publics devraient se saisir de cette question. De la même manière, il me semble qu’ils pourraient tenter de mettre fin à la multiplication des commissions paritaires dans ce secteur1. Cette multiplicité favorise le dumping social. Les syndicats réclament d’ailleurs depuis longtemps une remise à plat du système. Même Comeos semble prêt à en discuter. Or l’enjeu est de taille puisqu’il concerne les transformations à moyen et long terme du secteur de la grande distribution. Mais le moment paraît peu propice à une discussion sereine autour des commissions paritaires…

LQJ : En attendant, la précarisation du travail s’accentue.

F.P. : Petit à petit, notre système évolue vers une “Gig economy”, c’est-à-dire une économie basée sur des “petits boulots”. Il s’agit d’une norme hyper flexible née aux États-Unis, adoptée en Europe par les plateformes telles que Uber ou Deliveroo. Celles-ci travaillent uniquement avec des “indépendants” et les rémunèrent à l’heure ou à la prestation, le tout sans aucune protection sociale. Ce “micro-travail”, que la digitalisation rend possible, est en plein essor : au Royaume-Uni, la “Gig economy” concerne près de 5 millions de travailleurs ; aux Pays-Bas, il existe des contrats “0 heure”. Mieux encore : les magasins Amazon recourent à un minimum de personnel. Les rayons sont achalandés avant l’ouverture, le client est identifié grâce à son smartphone, ses achats sont immédiatement scannés et le prélèvement de la facture directement effectué auprès de sa banque. Est-ce cela que nous voulons en Belgique ?

Pour aller plus loin

Philippe Lefebvre, L’invention de la grande entreprise, PUF, Paris, 2003
“Gig Economy : le retour des tâcherons ?”, France 24, sur YouTube
Voir l’article de la RTBF sur l’achat d’une église à Gand par le Groupe Delhaize

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