Inspirante nature

Biomimétisme, biomatériaux, bioinspiration, neuromorphisme.

In Omni Sciences
Dossier Henri Dupuis

La nature, dit-on, fait bien les choses. Alors, pourquoi ne pas l’imiter, ou du moins s’en inspirer ? C’est ce que l’humain fait depuis de nombreuses années. Un des plus anciens exemples de matériau bioinspiré est sans doute le Velcro, inspiré de la bardane, une plante dont les fruits s’accrochent au pelage des mammifères. Ou le Shinkasen, train à grande vitesse japonais dont le nez est dérivé du bec des martins-pêcheurs, ce qui évite une importante pollution sonore dans les tunnels et réduit sa consommation d’énergie. Et près de Lyon, sur le Rhône, une centrale va produire de l’électricité à partir de membranes ondulantes dont le mouvement s’inspire de la nage des poissons. Avec environ 2,5 millions d’espèces identifiées et plus ou moins caractérisées, l’humanité semble disposer d’un réservoir quasi infini de solutions potentielles.

La démarche biomimétique est par essence interdisciplinaire. Le premier choix est effectué par les recherches fondamentales, souvent le fait de biologistes, médecins ou neuroscientifiques qui analysent le vivant. Les ingénieur·es s’emparent ensuite des comportements les plus inspirants et les traduisent en concepts techniques. La troisième phase, si elle existe, est le fait des entrepreneur·es qui passent au développement industriel. Le but est évidemment de développer des techniques ou des produits bien plus durables que ceux que nous connaissons actuellement puisque la nature fonctionne toujours de manière économe, optimale et sans déchet.

L’université de Liège participe elle aussi à ce mouvement, particulièrement sa faculté des Sciences appliquées, à la recherche de structures, voire de modes de fonctionnement qui pourraient être implémentés dans des applications techniques. Alexandra Tits, post-doctorante au sein du laboratoire des matériaux biologiques et bioinspirés, dirigé par le Pr Davide Ruffoni : « Nous regardons surtout l’aspect mécanique. La nature parvient à construire des matériaux solides, résistants à partir de composants fragiles. Cette manière de faire, qui représente une extraordinaire optimisation de moyens, nous intéresse particulièrement. » Deux projets de recherche, récemment sanctionnés par des publications, viennent illustrer cet intérêt.

UNE LÉGÈRE DIFFÉRENCE D’ORIENTATION

TitsAlexandraLe premier porte sur la structure des coraux. L’initiative de cette recherche est due à l’université du Wisconsin-Madison qui caractérise les coraux et autres biominéraux depuis des années. « Ces scientifiques, explique Alexandra Tits, essaient de comprendre comment les cristaux qui composent ces structures sont organisés. Ces derniers sont à base de carbonate de calcium ; pourtant, on a remarqué qu’ils s’agencent de manière différente selon leur nature, biologique ou géologique. » Dans les biominéraux en effet, l’équipe de recherche a constaté que des cristaux adjacents (qui se touchent) ne sont pas orientés à l’identique. Cette différence d’orientation n’est pas très grande, entre 1 et 40° maximum. Est-ce suffisant pour doter les biominéraux d’un avantage ? C’est ce qu’a démontré l’équipe liégeoise : « Notre laboratoire est en effet spécialisé en nano-indentation, explique Alexandra Tits, une technique qui permet de mesurer très localement et très précisément les propriétés mécaniques des matériaux grâce à une minuscule pointe qui s’y enfonce sans trop les abîmer. »

Verdict : le comportement mécanique des biominéraux est amélioré par rapport aux matériaux géologiques. La résistance aux fissures, par exemple, est meilleure. Mieux que cela : des simulations atomiques réalisées au MIT ont montré que l’intervalle de différence d’angle d’orientation (entre 1 et 40°) était le meilleur possible. Donc, non seulement la nature a trouvé le moyen de renforcer le biominéral, mais elle l’a fait selon le meilleur scénario possible. « C’est cela qui nous intéresse pour essayer de le reproduire, conclut la chercheuse. Nos résultats pourront être exploités dans la synthèse de nouveaux matériaux bioinspirés. C’est une nouvelle voie car jusqu’à présent, le plus souvent, les nouveaux matériaux sont composites, c’est-à-dire composés de deux (au moins) matériaux dissemblables comme la céramique et le polymère par exemple. Leurs propriétés finales sont donc souvent le résultat d’un compromis entre celles des composants. Ici, un seul matériau est en jeu. Contrairement aux humains, la nature construit avec peu de matériaux de base ! »

UN HARPON BIOLOGIQUE REDOUTABLE

Le second exemple de recherche du laboratoire liégeois sur un matériau bioinspiré montre bien le caractère interdisciplinaire de ces travaux, puisqu’il s’est déroulé dans le cadre de la thèse de doctorat de Yann Delaunois, un biologiste. Il a en effet étudié les mantes marines ravisseuses, des crustacés dont les membres sont dotés d’épines qui leur permettent de harponner leurs proies.
C’est ce harpon qui a été l’objet d’une étude de la part de l’équipe de Davide Ruffoni. Cette épine intriguait en effet les scientifiques car elle doit combiner une grande résistance, une force et une rigidité considérables. Des analyses par tomographie par rayons X, assistée par ordinateur, ont montré que chaque épine de la mante est un cylindre creux légèrement crochu dont la surface extérieure est ornée de “serrations” (dentelures) et de sillons, ce qui permet d’accroître le caractère tranchant de l’épine et son attachement à la proie touchée. Mais, surtout, l’épine se présente comme un composite multicouche ayant chacune une morphologie et une mécanique propres, séparées par des interphases minuscules qui entravent la propagation des fissures entre les couches internes et externes. Voilà qui est inspirant pour la conception d’outils de perçage, par exemple.

L’être humain peut-il, lui aussi, être source d’inspiration ? Oui, et c’est ce que montrent tout d’abord des recherches réalisées dans l’unité matériaux biologiques du laboratoire qui s’est fait une spécialité de l’étude de l’os humain. Astrid Cantamessa y réalise une thèse de doctorat sur les lignes de ciment présentes dans l’os. « Nos os, explique la chercheuse, sont composés d’unités différentes, les ostéons, qui se renouvellent constamment. Ces unités sont reliées entre elles par des lignes de ciment qui les maintiennent ensemble. Ces lignes, elles, ont plus ou moins les mêmes composants que l’os mais pas dans les mêmes proportions, et elles présentent d’autres arrangements. Elles ont également des propriétés mécaniques différentes du reste de l’os, ce qui permet aux fractures d’être déviées ou stoppées et rend donc l’os moins fragile. » L’ambition de la thèse de la jeune chercheuse est de caractériser la structure, la composition et les propriétés mécaniques des lignes de ciment et de les relier à leurs fonctions. Dans le but de s’en inspirer pour des biomatériaux bien sûr, mais pas seulement. « L’ostéoporose dérègle le processus de renouvellement de la matière osseuse, détériorant potentiellement ces lignes de ciment, ce qui faciliterait la propagation des fractures et fragiliserait l’os. » Le but est aussi de venir en aide à la médecine.

Un souci que partage Tim Volders, autre doctorant au sein du laboratoire, dont les recherches portent également sur l’ostéon. « En plus de la ligne de ciment renforçant sa périphérie, l’ostéon est composé d’ensembles de lamelles concentriques ayant des structures multiples, précise le doctorant. Leur rôle est de protéger le système vasculaire qui parcourt l’os. Elles agissent comme des barrières face à la propagation des fissures extérieures. Mon travail consiste à m’inspirer de ces particularités architecturales et de les répliquer sous différents formats. D’abord des simulations sur ordinateur, puis des essais mécaniques sur des échantillons imprimés en 3D. » Un travail qui pourra servir en médecine ainsi que dans bien d’autres secteurs comme l’aérospatial où il est important de comprendre la propagation des fractures qui surviennent dans des matériaux.

LE CERVEAU AUSSI

Le cerveau n’échappe pas à l’attention des scientifiques. L’ULiège vient ainsi de mettre sur pied un laboratoire d’ingénierie neuromorphique. Le but ? Rassembler au sein d’une même structure des ingénieur·es, informaticien·nes et biologistes en vue de développer des composants électroniques s’inspirant du fonctionnement d’un cerveau biologique. Chargé de cours à l’Institut Montefiore, Guillaume Drion est l’un des responsables de ce laboratoire avec Pierre Sacré, Alessio Franci et Jean-Michel Redouté : « Le cerveau humain reste évidemment une référence pour ce que j’appellerais l’intelligence de haut niveau. Mais bien des données sont aussi fournies par des cerveaux de souris ou, on le sait peu, de crustacés. Dans ce dernier cas par exemple, il est possible d’extraire un réseau de neurones, de le disséquer sans en casser la topologie, de garder les interconnexions intactes et enregistrer l’activité d’un ou deux neurones, de voir comment ils vont la modifier en fonction de composés chimiques comme des neuromodulateurs, etc. Et donc relier l’activité d’un neurone à un phénomène physique précis. » L’objectif du laboratoire est de s’inspirer du fonctionnement neuronal pour créer de nouvelles approches d’intelligence artificielle (IA), capables d’interagir avec le monde réel. Mais n’est-ce pas déjà le cas ? « En fait, répond Guillaume Drion, l’intelligence artificielle actuelle est très forte dans des domaines spécialisés, pour accomplir des tâches très précises mais dans un environnement fermé. En outre, et ce sera aussi un de nos soucis, elle est souvent énergivore. »

Des exemples, peut-être trop peu connus des limites de l’IA aujourd’hui. Côté énergie, l’IA qui en 2016 a battu le champion mondial du jeu de Go consommait 1 mégawatt, soit 50 000 fois plus que le cerveau de son adversaire. Et elle n’était capable que de jouer au Go ! Côté performance, les robots, même les plus perfectionnés comme ceux de Boston Dynamics par exemple, nous émerveillent s’ils sont dans un environnement bien spécifique et si toutes les actions à réaliser ont été bien codées. Mais dès que survient un petit grain de sable, leurs capacités d’adaptation sont très limitées. Les recherches menées à l’ULiège sont donc tournées vers le développement d’intelligences très adaptatives, même si elles seront sans doute moins performantes que les actuelles pour des tâches spécifiques ; elles devront aussi interagir avec l’être humain sans risques pour celui-ci.

SOFTWARE, HARDWARE, WETWARE

Les activités du laboratoire seront réparties sur trois niveaux. Le premier est celui de l’électronique. Car les neurones ont une manière toute personnelle de fonctionner. Ils n’envoient des informations (signaux électriques) que si c’est important et sur des temps très brefs. C’est le mode de fonctionnement “event-base” (basé sur l’événement). De leur côté, nos ordinateurs ne fonctionnent pas de la sorte, mais sur une division du temps en intervalles réguliers successifs dans lesquels il se passe toujours quelque chose. Prenons l’exemple d’une caméra classique : elle va prendre des images complètes d’une scène 24 fois par seconde. Ce qui veut dire qu’à chaque seconde, on a 24 images de la même scène. À l’inverse, dans une caméra neuromorphique ou “event-base“, chaque pixel est indépendant; il ne va réagir et donner une information que si un changement de luminosité se produit dans son champ de vision. Sinon, aucune information ne sort de la caméra. Ces caméras sont le premier gros succès de l’ingénierie neuromorphique. On l’a compris : ceci nécessite une nouvelle électronique jusqu’au niveau même de l’élaboration des transistors, bases des circuits intégrés.

Le deuxième niveau de recherche est celui de la robotique. « Le laboratoire va accueillir un robot en forme de bras prolongé par une main anthropomorphe, souligne Guillaume Drion. Grâce à cela, nous allons pouvoir réaliser des tests de manipulation adaptative, sans fournir au préalable au robot beaucoup d’informations sur les objets qu’il va devoir manipuler. Bien sûr, il sera moins performant que les robots existants, dédiés à des tâches spécifiques. Mais ce n’est pas cette performance-là que nous visons. » Le bras liégeois devra apprendre à manipuler un objet avec beaucoup moins d’informations que ses collègues actuels. Être par exemple capable de contrôler la force avec laquelle il prend l’objet, simplement grâce à des petits retours sensoriels et pas de grosses machineries d’imagerie. S’il se saisit de deux objets de même forme, l’un fragile et l’autre plus solide, il n’aura pas besoin d’adaptation pour passer de l’un à l’autre. Il pourra déterminer lequel est fragile. « La puissance de l’intelligence neuromorphique est d’être capable de s’adapter rapidement et d’interpréter avec très peu de données, conclut Guillaume Drion. Donc être capable de reconnaître des situations familières sans s’en rendre compte et d’adapter son comportement. »

Troisième niveau de la recherche : cultiver des tissus neuronaux dans un laboratoire dit “humide” afin de les interconnecter avec des circuits électroniques. « Cela doit nous permettre d’avoir accès à l’activité de tous les neurones d’un réseau et de réaliser des expériences sur la plasticité et la capacité d’apprentissage de tels réseaux. » C’est la technologie Brain on Ship pour laquelle le laboratoire va travailler en collaboration avec l’IMEC, le grand centre flamand de micro-électronique, pionnier dans le domaine. Le but ? Développer des techniques de neurostimulation pour traiter certaines maladies comme celle de Parkinson par exemple.

Source de l’illustration
Andrew J. Lew, Cayla A. Stifler, Alexandra Tits, Connor A. Schmidt, Andreas Scholl, Astrid Cantamessa, Laura Müller, Yann Delaunois, Philippe Compère, Davide Ruffoni, Markus J. Buehler, and Pupa U. P. A. Gilbert, “A Molecular-Scale Understanding of Misorientation Toughening in Corals and Seashells” in Advanced Materials, Volume 35, Issue 28, juillet 2023 (en OpenAccess)
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