Quand l'animal humanise

La parcours de Véronique Servais

In Omni Sciences
Articles Thibault GRANDJEAN - Portraits J.-L. WERTZ et Véronique SERVAIS - Animaux JL RENCK

Au fil des ans, la professeure d’anthropologie de la communication Véronique Servais a tenté de comprendre comment notre rencontre avec des animaux pouvait être vectrice de changement de soi, au point parfois d’être réellement transformatrice. Elle en a conçu la notion d’enchantement, un moment suspendu entre l’humain et l’animal, qui nous permet de faire une autre expérience de nous-mêmes. Entrevue avec celle qui est actuellement à l’affiche du Micro Musée.

« Comment l’observation et la rencontre de ce qui se trouve “là-dehors” – les animaux, les plantes, les étoiles et le temps – peuvent-elles corriger, du moins en partie, ce qui ne va pas “ici dedans“. » Cette phrase de l’anthropologue Gregory Bateson, et dont elle revendique l’influence, résume bien les travaux de Véronique Servais. Elle, qui se décrit comme une “anthropologue de l’expérience”, a en effet passé sa vie à observer l’influence des animaux sur les êtres humains et leurs conséquences sur notre vie intérieure. « Lors de mes études de psychologie, l’éthologie m’intéressait déjà beaucoup, se souvient-elle. Mais je ne savais pas vers quelle direction me tourner. »

La lecture des travaux d’Albert Demaret, un psychiatre et ornithologue qui appliquait son regard d’éthologue sur ses patients en psychiatrie, la pousse à lui demander conseil. « Lors de ses consultations, il avait remarqué des changements, chez ses patients, lorsque la conversation s’orientait vers les animaux de compagnie, raconte-t-elle. Et comme je m’intéressais moi-même à l’anorexie mentale, il m’a suggéré d’explorer cette voie. » Mais le sujet s’est avéré difficile à explorer. « J’avais peu de patientes et, finalement, peu de moyens objectifs de mesurer un éventuel effet, retrace Véronique Servais. D’autant qu’il n’existait guère de travaux sur la question et les psychiatres que j’avais interviewés s’étaient montrés très réticents face à ce domaine plutôt mal vu. Mais en dépit du manque de résultats, je percevais déjà le potentiel de ce dispositif particulier. »

DES DAUPHINS THÉRAPEUTIQUES ?

Brenda&Alexi-JLRenckPeu de temps après, la future chercheuse est confrontée à son premier grand défi, avec ce qui deviendra son travail de thèse, le projet Autidolfijn. « À l’époque, beaucoup de discours vantaient les pouvoirs miraculeux et thérapeutiques des dauphins, relate-t-elle. Et le Delphinarium de Bruges avait été abordé par des parents d’enfants autistes qui souhaitaient les mettre en contact. Ce qu’ils ont accepté à la seule condition que cela soit mené sous la forme d’une étude scientifique rigoureuse. Il s’agissait d’un domaine émergent et nous étions peu à nous y intéresser, raison pour laquelle j’ai été sollicitée. »

Bien vite, la psychologue se heurte à la difficulté du projet. « J’étais en désaccord avec le reste de l’équipe, qui souhaitait mesurer les éventuels effets des dauphins sur l’apprentissage des enfants, pointe-t-elle. Or, je préférais mener une étude plus ouverte, où l’on aurait pu observer les interactions spontanées entre dauphins et enfants, pour voir si les animaux les interpellaient d’une manière différente. C’est en tout cas ce qu’il m’avait semblé avoir remarqué lors des premiers contacts. Mais cela s’est avéré trop délicat à évaluer et j’ai finalement rejoint le projet principal. »

L’expérimentation durera en tout quatre ans, avec des résultats très contradictoires. « La première phase a donné des résultats assez spectaculaires, avec un réel progrès des enfants, note Véronique Servais. Tellement spectaculaires, en réalité, que nous ne pouvions publier ces résultats en l’état. Nous avons décidé de refaire l’expérience avec un nouveau groupe d’enfants. Et à l’inverse de la première phase, les résultats se sont avérés non significatifs. »

Dès le départ, une forte pression médiatique et scientifique entourait cette expérience, et ces résultats ont bien vite permis à l’équipe scientifique du Delphinarium de conclure à l’absence d’effets thérapeutiques des dauphins sur l’apprentissage d’enfants autistes. Mais Véronique Servais, quant à elle, s’est longtemps questionnée sur cette différence de résultats. « J’ai fini par comprendre qu’il fallait prendre du recul, révèle-t-elle, en incluant non seulement les enfants, mais également les expérimentateurs dans le dispositif. Car c’est là que résidait la différence fondamentale entre les deux expériences : d’un côté, les enfants étaient pris en compte dans leurs réactions et coconstruisaient ce protocole avec nous. Tandis que dans le deuxième cas, nous avions appliqué le protocole de façon beaucoup plus rigoureuse en les faisant rentrer dans le moule, car nous savions déjà où nous allions. »

Et la chercheuse d’en conclure que ce ne sont pas seulement les dauphins qui avaient une influence sur les enfants, mais l’ensemble du dispositif. Appliqué trop strictement, il contrebalançait les effets tangibles que pouvaient avoir les animaux. « Cela me permettait de comprendre les résultats positifs que rapportaient nombre de praticiens, mais qui peinaient à être objectivés par des études standardisées, explique-t-elle. On voyait que quelque chose dans la standardisation posait problème et qu’on ne devait pas concevoir ces pratiques uniquement comme un effet de la présence des animaux. Cela passait forcément par une interaction ou une communication que l’on entreprend tous ensemble : sujet, animal et expérimentateur compris. »

UNE QUESTION D’ANTHROPOMORPHISME

Ane-imalVéronique Servais décide alors de changer son fusil d’épaule pour entrer pleinement dans le champ de l’anthropologie : « La seule façon pour moi de tirer quelque chose de cette expérimentation avec les dauphins était de prendre la posture anthropologique de la réflexivité, qui consiste à réintroduire l’observateur dans le système observé. » Tournant temporairement le dos aux dauphins, elle décide de s’intéresser aux relations entre les humains et les singes dans le contexte du zoo. Initialement, le but de cette étude était de questionner l’anthropomorphisme, en s’intéressant à la manière dont des êtres humains attribuent des qualités mentales à des animaux. « Certaines études basées sur des questionnaires montraient que les gens considéraient les grands singes comme ayant des qualités plus semblables aux humains que d’autres petits singes, indique la chercheuse. Mais cela ne tenait pas compte de la situation dans toute sa complexité, en incluant le cadre perceptif et le comportement animal. »

L’étude s’est révélée riche en enseignements, notamment grâce aux résultats obtenus par l’observation « d’un mode mineur, qui n’était pas l’objet principal de l’étude. J’ai analysé les commentaires, souvent un peu bêtes, que les  visiteurs font sur les singes qu’ils rencontrent au zoo, et j’en suis venue à la conclusion qu’ils envisagent avant tout cette visite comme un divertissement, où les choses ne sont pas réelles et où, par conséquent, les animaux ne sont pas pris au sérieux. Cela montrait que les gens disposent de peu de moyens de se relier aux animaux et remettait en question toute la vocation éducative des zoos. »

La chercheuse estime alors que l’anthropomorphisme, par lequel nous attribuons de façon erronée des qualités humaines aux animaux, tient les visiteurs à distance et les empêche d’éprouver une certaine empathie. « Le zoo présente des animaux-objets, réduits à leur dimension de spécimen biologique, ce qui est très différent d’un animal dans son environnement et qui est acteur de sa propre vie, regrette-t-elle. Cette mise à distance empêche le visiteur d’être touché par la situation et de prendre conscience qu’il s’agit d’animaux enfermés et exhibés pour notre amusement. »

À LA RENCONTRE DE L’AUTRE

Véronique Servais commence alors à forger la notion de rencontre entre l’homme et l’animal, une rencontre capable de changer les gens et qui, dans le cadre du zoo, échoue en raison de son contexte. Au même moment, le monde du “dauphin merveilleux” revient au premier plan de ses recherches. « Régulièrement, j’étais sollicitée par des gens qui me parlaient de leurs rencontres transformatrices et quasiment mystiques avec des dauphins. J’ai consigné ces récits, sans vraiment savoir comment les aborder, mais avec l’intention de les prendre réellement au sérieux », explique la professeure. Elle fait alors la rencontre d’Arnaud Halloy, un anthropologue formé à la psychologie cognitive, qui s’intéresse quant à lui à la transe de possession. « De nombreuses similitudes existaient entre nos deux objets d’étude, souligne-t-elle, et nous avons établi un projet commun, dans le but de mieux comprendre comment ces expériences arrivaient. »

Cette analyse croisée leur permet de mettre au point la notion d’enchantement, un dispositif qui rend l’expérience d’une rencontre transformatrice plus probable. « Il s’agit d’un concept opératoire qui permet d’expliquer que ces expériences ne surviennent pas de façon aléatoire, mais pas uniquement parce que les gens y croient, détaille Véronique Servais. Tout d’abord, à travers une phase préparatoire à base de lectures et de visionnage, il s’opère un déverrouillage de l’imaginaire du sujet, qui commence à se demander “et si… ?”. »

Puis, le sujet entre dans une phase plus corporelle, avec par exemple des exercices de méditation dans un contexte bienveillant à son égard, avant de littéralement se jeter à l’eau. « Et c’est seulement à ce moment, lorsque la personne se retrouve en pleine mer, ses repères habituels complètement bouleversés et face à un dauphin qui a lui-même son langage corporel propre, que la rencontre enchantée peut survenir », indique la chercheuse. Une forme de communication s’établit alors entre la personne et le dauphin. « Une communication forte, rapportée comme étant directe, quasi télépathique. Il s’agit d’un moment suspendu, qui dure. Les gens se disent différents après l’avoir vécu. »

Pour expliquer cette profonde transformation décrite par les sujets, l’anthropologue se sert de la notion d’espace intermédiaire forgée par le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicot : « L’animal ne nous regarde pas en tant qu’objet, mais bien comme un corps vivant et expressif, et il répond à cela. Il nous renvoie alors une image de nous-mêmes qui nous invite à réincorporer notre conscience et à nous sentir plus humain. D’une certaine façon, la présence de l’animal crée un écart à nous-mêmes et à notre propre corps, qui nous invite à une réorganisation créative de notre expérience. »

Il ne faut pas pour autant croire qu’il nous faille tous rencontrer des dauphins pour faire cette expérience. « Tout animal peut faire surgir cet espace intermédiaire, pour peu que nous allions réellement à sa rencontre », estime la chercheuse.

RETOUR AUX SOURCES

C’est par le biais de cette notion d’espace intermédiaire que la Pr Véronique Servais est revenue à la question des soins avec les animaux. L’idée apparemment triviale que les animaux rendent les humains plus humains mérite d’être prise au sérieux. Il nous faut explorer comment leur présence permet d’ouvrir de nouveaux espaces d’intersubjectivité et de transformation.

« Il est clair que les animaux humanisent l’hôpital ou les maisons de repos, soutient-elle. Avec eux, nous interagissons avec quelque chose que nous n’avons pas construit, à partir de modalités de communication par le corps, les rythmes, les affects de vitalité. C’est un mode de communication présent en nous dès le départ et qui nous permet de tisser des liens. Cela nous ouvre à un mode d’attention plus ouvert, qui nous invite à reprendre contact avec nous-mêmes. Mais cela ne signifie pas que nous arrêtons d’être humain. Au contraire, nous étoffons et nous enrichissons notre expérience du monde, en particulier dans ces milieux très appauvris que sont les maisons de repos. Et je trouve que cette ouverture à des dimensions affectives et émotionnelles est d’autant plus importante aujourd’hui que nous interagissons beaucoup avec des machines. » La professeure s’empresse d’ajouter que cela n’est qu’un aspect de nos relations aux animaux : « il en existe beaucoup d’autres : le contrôle, la domination, l’indifférence. »

Aujourd’hui, Véronique Servais continue d’explorer cette connexion de l’humain à la nature, notamment au sein du projet “ExCoNat”. Avec l’aide d’une spécialiste en sciences cognitives et un metteur en scène d’art dramatique, elle se penche sur l’expérience de la rencontre avec l’environnement forestier. « Au niveau de la perception et des pensées, que se passe-t-il dans ce dispositif d’enchantement au cours duquel les choses s’agrègent différemment, et où quelque chose de nouveau émerge ? », questionne-t-elle. Les retours d’expérience des participants, en cours d’analyse, sont déjà extrêmement riches et positifs.

En définitive, la chercheuse estime que ces expériences sont utiles pour explorer notre lien à la nature, « un lien culturellement très distendu, et pour lequel nous avons peu d’outils pour le valoriser ». Une manière, en somme, de réenchanter notre vie.

PODCAST

Véronique Servais : Explorer nos relations aux animaux et à la nature

14 minutes d'écoute à la découverte de sa passion sur les relations entre les êtres humains et la nature, les animaux et le vivant.

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Les coulisses du savoir

Il existe à la Maison des sciences de l’ULiège une salle singulière, où seront exposés, dès septembre, des objets du quotidien comme des mangas, des tickets de cinéma ou encore une paire de chaussures de marche et des origamis. Il s’agit du Micro Musée, un dispositif né de la volonté de présenter les sciences autrement. « Le Micro Musée est né de plusieurs constats liés aux musées de sciences, explique Elisa Moulu, chargée de médiation culturelle à la Maison des sciences. Ces derniers exposent souvent des découvertes et des théories, mais rarement la vie même des scientifiques à leur origine. De plus, en présentant les théories passées, on occulte tout le processus qu’est la méthode scientifique. Au final, on présente le savoir comme une vérité incontestable. »

Le Micro Musée propose donc de partir à la rencontre de chercheur·es contemporain·es et d’entrer dans leur vie quotidienne en découvrant ce qui les inspire, de leurs hobbys à leurs lectures du soir. « Très souvent, leur vie privée est intimement liée à leurs travaux, et il nous semblait important de montrer ces coulisses de la science en train de se faire », ajoute Elisa Moulu.

Pour la deuxième édition, le Micro Musée proposera donc de lever un coin de voile sur la vie de Véronique Servais, professeure d’anthropologie de la communication. Et pour Elisa Moulu, les visiteurs et visiteuses pourraient être “bousculé·es” : « Nos enquêtes préalables montrent que le grand public n’imagine pas que l’on puisse faire des recherches sur la connexion des humains à la nature. Nous souhaitions montrer que les sciences humaines sont aussi des sciences, et que leur questionnement de nos sociétés et de notre place en tant qu’humain est tout aussi important. »

De toutes les recherches menées par Véronique Servais, le Micro Musée entend mettre en avant le projet actuel ExCoNat, centré sur la connexion entre les humains et la nature au sein de la forêt. « À l’inverse des sciences exactes, les recherches abordées ici laissent une grande place à l’incertitude et à la subjectivité, détaille Elisa Moulu. Nous souhaitions réellement mettre en valeur cet aspect méconnu des sciences, afin de laisser s’exprimer la sensibilité et la poésie présentes dans les travaux de Véronique Servais. »

Micro Musée

Maison de la science, quai Édouard Van Beneden 22, 4020 Liège.
tél. 04.366.50.04, courriel maison.science@uliege.be, site www.maisondelascience.uliege.be

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