Docteur honoris climat

Rencontre le 16 juin dernier lors de la conférence de Michel Claise à Gembloux Agro-Bio Tech

In Omni Sciences
Articles Thibault GRANDJEAN - Dessin Julien ORTEGA

L’idée peut sembler curieuse, de la part de Gembloux Agro-Bio Tech, de proposer les insignes de docteur honoris causa à un juge d’instruction spécialisé dans la criminalité financière et la lutte contre la corruption. Et pourtant. « En tant que citoyen du monde, la crise écologique que nous vivons est une cause à laquelle je suis particulièrement sensible, commente Michel Claise. Mais j’y suis sensible aussi et surtout par ma profession, car la lutte contre la criminalité environnementale fait partie du combat plus large et que je mène : celui contre la criminalité financière. »

Commerce d’espèces protégées, pêches et exploitations illégales, commerce illégal de matières précieuses ou nocives pour la couche d’ozone, pollution et trafic de déchets… Avec des profits estimés en 2016 entre 91 et 258 milliards de dollars au niveau mondial, les activités liées à la criminalité environnementale croissent de manière spectaculaire, au rythme de 5 à 7 % par an, et représentent d’ores et déjà le quatrième commerce illicite le plus rentable, derrière les stupéfiants, la contrefaçon et le trafic d’êtres humains. « Ces activités privent naturellement les États de recettes économiques, ajoute Michel Claise, et si elles nourrissent le crime organisé, elles déstabilisent les structures sociales et génèrent en outre de l’insécurité. »

Le commerce d’espèces sauvages est surtout, avec près d’un million d’espèces animales et végétales menacées de disparition en raison de leur surexploitation, un des principaux facteurs d’érosion de la biodiversité. « Par ailleurs, ce trafic coïncide souvent avec le blanchiment d’argent et la corruption, deux crimes sans lesquels ces organisations n’existeraient pas, abonde Michel Claise. Mais il ne faudrait pas laisser croire que seules les mafias sont concernées. De nombreuses entreprises tout à fait légales sont responsables de la destruction de l’environnement. La pollution de l’Escaut par la sucrerie Tereos, par exemple, qui a causé la mort de dizaines de milliers de poissons, est un cas emblématique. »

Pourtant, le domaine environnemental est encore le parent pauvre de la justice, et plusieurs rapports dénoncent la faiblesse des sanctions et le manque de poursuite. Un constat partagé par le juge Michel Claise : « Ces carences sont dramatiques, s’insurge-t-il. Mais cela tient notamment au fait qu’il est difficile de mener des poursuites à l’échelle internationale. Cela demande tellement de moyens ! Prenez l’exemple de l’Équateur. Ce pays avait initialement condamné la firme pétrolière Chevron à plus de 9 milliards de dollars de compensation suite à une pollution occasionnée par sa filiale Texaco. Eh bien, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, qui assure les arbitrages entre les États et les compagnies privées, a fait invalider ce jugement et a condamné l’État équatorien lui-même ! C’est inadmissible… »

VIDE JURIDIQUE

Alors que faire, face à ces injustices ? La réponse du juge Michel Claise est sans équivoque : se doter d’un système de justice adéquat, apte à poursuivre devant les tribunaux les criminels climatiques et environnementaux. Depuis 1992 et le premier sommet de Rio (le “sommet de la Terre”) qui a consacré l’émergence d’un droit environnemental international, « les travaux des COP et les rapports du GIEC se succèdent et préconisent des actions adéquates ». Mais malgré ce déploiement impressionnant de moyens, force est de constater que la piste criminelle n’a jamais vraiment été suivie. « Les décisions restent minimalistes, regrette Michel Claise, car, in fine, le caractère contraignant de ces traités ne peut fonctionner qu’avec un système efficace de sanctions. »

D’un point de vue juridique, le premier pas consiste donc à définir l’infraction. Et dès les années 1970, rappelle le juge, le terme “écocide” a été créé pour caractériser le déversement par l’armée américaine de tonnes d’herbicides – le tristement célèbre agent orange – sur la jungle vietnamienne dans les années 1960. « En grec ancien, Ekos signifie “foyer, maison, terre”, traduit-il. Un écocide signifie donc littéralement “tuer la maison”. On retrouve cette notion dès la déclaration de Stockholm en 1972, qui rappelle le droit fondamental de chaque être humain à un habitat lui permettant de vivre dans la dignité et le bien-être, ainsi que le devoir solennel de protéger l’environnement. »

Et lors de l’élaboration du statut de Rome et la création de la Cour pénale internationale (CPI) en 1998, « l’idée a été évoquée de joindre aux compétences de la Cour les infractions graves liées au climat. Évoquée mais abandonnée, regrette Michel Claise. Aujourd’hui encore, en dehors de la considération comme crime de guerre d’un dommage durable à l’environnement s’il est manifestement excessif au regard de l’avantage militaire, rien n’est prévu en cas d’atteinte à l’environnement en temps de paix. »

CHACUN SA LOI

La poursuite pénale des crimes environnementaux nécessite donc de se tourner vers les législations nationales. « Ainsi, une dizaine de pays comme le Vietnam, l’Ukraine ou encore l’Italie et la France ont des dispositions liées aux préjudices écologiques dans leurs codes pénaux, observe le juge. C’est d’ailleurs à ce titre que la compagnie Total a été définitivement condamnée en 2012 à 375 000 euros d’amende et près de 200 millions d’euros de dommages et intérêts pour le naufrage de l’Erika. »

En Europe, une directive du Parlement européen de 2008 enjoint également les États membres à prendre des dispositions en ce sens. Mais, signe des temps, il se pourrait que cette dernière directive devienne sous peu obsolète car, le 29 mars dernier, ce même Parlement a adopté à l’unanimité une position de protection de l’environnement sans précédent. « Ce texte introduit ainsi dans la législation le terme d’écocide comme infraction pénale, avec toutes les conséquences qui en découlent, explique Michel Claise. Cela a été une véritable onde de choc écologique ! » Une onde d’autant plus importante que l’Union européenne « est omnipuissante dans l’établissement des directives qui s’imposent à ses membres », rappelle Michel Claise. Et le texte compte bien exploiter cet avantage, en se voulant le plus exhaustif possible. « Il couvre autant la santé humaine que la qualité des sols, de l’air, de l’eau, de la biodiversité, des services écosystémiques et de la vie animale et végétale. C’est absolument remarquable », insiste-t-il.

Dans cette proposition, les parlementaires européens ont notamment souhaité étendre les compétences des États lorsque l’infraction est commise au profit d’une personne morale établie sur leur territoire. « Ce qui couvre la situation dans laquelle une filiale d’une maison mère étrangère commettrait une infraction », décrypte le juriste. Ils ont également prévu pour ces entreprises des sanctions extrêmement sévères, en chiffrant le montant des amendes « jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires moyen mondial de l’entreprise ». En outre, lorsque l’infraction a été commise par une personne physique, le texte insiste sur la restauration des écosystèmes, plutôt que sur des peines de prison.

Les pollutions étant souvent découvertes longtemps après les faits, le législateur européen a aussi précisément encadré le délai de prescription. En établissant son point de départ au jour de la découverte de l’infraction, « ce texte couvre les situations où une pathologie se développe a posteriori, illustre le juge, comme c’est par exemple le cas avec l’apparition de cancers suite à l’exposition d’un pesticide ».

Enfin, face à une criminalité internationale, le nouveau texte européen entend bien répondre à armes égales. « Il soutient bien sûr le recours à Europol, l’organisation européenne de coopération policière, qui dispose de moyens substantiels, détaille le juge. Mais surtout, il souhaite étendre les compétences au droit pénal environnemental du tout nouveau parquet européen, mis en place en 2021, et pour l’heure uniquement compétent sur des questions économiques. »

BELGIQUE PIONNIÈRE

Tout en saluant le caractère novateur et l’exhaustivité juridique de cette nouvelle proposition, Michel Claise souhaite aussi rappeler que la Belgique n’a pas attendu le législateur européen pour se pencher sur ce sujet. En effet, le 4 novembre 2022, le parlement fédéral a adopté à l’unanimité un projet de modification du code pénal qui devrait prendre cours en 2025. « Cette révision exceptionnelle » admet dans la section environnementale l’écocide comme base de poursuite devant les tribunaux correctionnels, ce qui ferait de la Belgique le premier pays à utiliser ce terme dans sa législation. « La volonté de prendre en main le problème environnemental est telle que ce nouveau texte prévoit des peines de prison de 10 à 20 ans ! Je ne suis même pas sûr que ce soit tout à fait constitutionnel… », sourit le juge.

Que les textes de loi soient belges ou européens, Michel Claise attend avec impatience leur mise en application, car ils permettront de former les policiers et magistrats spécialisés dans ces questions. « Le droit environnemental fait partie de la criminalité financière, dans laquelle je suis spécialisé, explique-t-il. Mais la lutte contre ces différentes formes de criminalité nécessite des moyens spécifiques. Or, en dehors de la Flandre, il n’existe pas en Belgique de police spécialisée en fraude environnementale. »

Cette formation est rendue d’autant plus nécessaire que, d’après un rapport de 2018 de l’ONG Traffic, spécialisée dans la surveillance du commerce illégal d’espèces protégées, la Belgique joue un rôle clé dans le transit des espèces illégales en Europe, en provenance d’Afrique centrale et à destination de la Chine. En cause, d’après l’ONG, le port d’Anvers (deuxième port de fret européen) et l’aéroport de Brussels Airport, l’un de 15 plus grands aéroports d’Europe. « Cette situation va changer, espère le juge, parce que, récemment, l’Europe s’est aussi dotée d’une nouvelle directive douanière contraignant les pays à augmenter les contrôles et à refuser l’accès aux produits qui proviennent d’une atteinte à la nature. »

Reste que le nombre de saisies enregistrées est relativement faible, ce qui pousse Michel Claise à plaider pour un état des lieux financier de la situation. « Nous devons impérativement estimer combien rapporte ce trafic en Belgique, insiste-t-il. Or, nous avons un manque cruel de chiffres à soumettre au monde politique. Cela montrerait la carence dont ce trafic fait l’objet, et ce en raison d’un manque flagrant de moyens dont nous disposons en termes de justice et de police. Autrement dit, si nous voulons nous attaquer sérieusement à cette question, il est nécessaire de passer par un refinancement global de la police dans notre pays. »

Tout au long de sa conférence, Michel Claise martela que la poursuite de la criminalité environnementale ne pourra se faire que par la répression et « la peur du gendarme ». Mais l’enseignant qu’il est également n’oublie pas le rôle de l’éducation dans ce domaine précis, à l’Université, et bien plus tôt encore dans le parcours scolaire : « Il faut insister encore et encore sur cette forme de civisme environnemental, et ce depuis le plus jeune âge, afin que le geste respectueux soit naturel, et non pas contraint par la peur de la sanction. »

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