Comprendre la décision de partir

L'ambition du projet "Habitable"

In Omni Sciences
Article Patrick CAMAL - Photos © Shuterstock, Mehmet Ali Poyraz

Pour François Gemenne, chercheur qualifié au FNRS, coauteur du sixième rapport du GIEC et directeur de l’observatoire Hugo à l’ULiège, le dérèglement climatique pose la question de l’habitabilité de la terre. L’observatoire liégeois assure aujourd’hui la coordination de “Habitable”, un grand projet de recherche financé par l’Union européenne sur le changement climatique et la migration.

Le projet “Habitable” rassemble 22 organisations partenaires issues de 18 pays et réparties sur trois continents (europe, afrique, asie), soit la quasi-totalité des équipes travaillant sur les migrations environnementales dans le monde. Objectif-clé pour ce consortium transdisciplinaire : comprendre, auprès de populations africaines et asiatiques affectées par les effets du changement climatique, comment se prend leur décision de migrer ou de rester. Et, partant, formuler des recommandations aux pouvoirs publics dont le but est d’assurer un meilleur encadrement de chacune de ces deux formes d’adaptation.

« Jusqu’ici, explique François Gemenne, ce sujet de l’habitabilité d’un milieu affecté par le changement climatique avait plutôt été abordé d’un point de vue objectif : si la température dépasse autant de degrés, si les précipitations sont supérieures ou inférieures à tel ou tel niveau, alors l’habitabilité de tel ou tel milieu s’en trouvera négativement affectée. Dans ce projet, nous cherchons plutôt à comprendre à quel moment des gens estiment que leur milieu n’est plus habitable, à quel moment et pour quelles raisons ils atteignent un “social tipping point”, un seuil de rupture à partir duquel ils doivent décider de partir ou de rester. »

Ce seuil de rupture n’est pas universel. il est fonction de la vulnérabilité d’une communauté aux modifications de son environnement, mais aussi de la capacité de cette même communauté à s’y adapter. Plus la capacité d’adaptation d’une communauté sera forte, plus sa vulnérabilité sera faible, et inversement. Autrement dit, l’impact d’une sécheresse sur un pays européen, mieux équipé pour y réagir, ne sera pas identique à celui d’une sécheresse au Sahel, où 70 % de la population dépend d’un type d’agriculture particulièrement vulnérable à toute variation de température ou de pluviométrie. autrement dit encore, les populations sont fondamentalement inégales face aux effets du dérèglement climatique, non seulement en raison de la nature de ces effets, mais aussi en raison de facteurs socio-économiques, historiques, politiques et culturels qui déterminent leur capacité respective à s’y adapter.

Résilience des systèmes agro-alimentaires, modes de gouvernance, infrastructures, institutions, niveau de pauvreté, mais aussi cohésion sociale : autant d’éléments qui affecteront la résilience d’une communauté et feront bouger son social tipping point. Florian Debève, assistant au département de géographie à l’Uliège et coordinateur du projet, développe : « Dans un contexte socio-économique favorable, les personnes affectées qui choisissent de partir le font généralement avec le projet de revenir pour reprendre leur vie là où elles l’avaient laissée. La décision de rester se prend parce que les individus concernés ont confiance en leur capacité et celle de l’État à les aider à s’adapter ou à reconstruire. Mais en cas de contexte socio-économique plus difficile, par exemple dans les régions où l’État est absent ou défaillant, ces personnes perdent tout et, ne sachant pas compter sur l’État pour affronter cette situation, elles doivent se résoudre à partir, lorsqu’elles le peuvent. »

INTÉGRER LES PERCEPTIONS

S’intéresser aux circonstances qui conduisent les individus à juger que leur milieu n’est plus habitable, c’est aussi s’intéresser aux perceptions des effets du bouleversement climatique. « Notre projet, bien qu’il en reconnaisse les limites physiques, envisage l’habitabilité comme un construit social, poursuit Florian Debève. Les modèles antérieurs, essentiellement biogéophysiques, se fondent sur des données objectives, telles que l’humidité de l’air ou la température, pour prédire l’habitabilité de certaines régions du monde dans un futur plus ou moins proche, et en déduire ainsi un nombre potentiel de personnes déplacées. Or, ces modèles ne nous permettent pas de comprendre les raisons qui pèsent actuellement dans la décision de migrer. Nous savons en effet que certains individus migrent anticipativement, d’autres à la dernière minute, d’autres encore pour des raisons qui, selon eux, n’ont rien à voir avec le climat alors que cela semblait plus probable. D’autres enfin choisissent de rester. Comment l’expliquer ? Nous montrons que la perception (réalité subjective) qu’ont les communautés concernées des impacts du changement climatique, ainsi que leur capacité à y faire face, pèsent en réalité davantage dans leur prise de décision que la réalité objective elle-même. »

Les individus d’une même communauté, déterminés par leur culture, leur histoire personnelle et collective, leur condition économique et politique, font une lecture différente des incidences, réelles ou perçues, du dérèglement climatique sur leur milieu. « Ces impressions ne sont pas à rejeter, précise François Gemenne. Elles doivent être davantage intégrées dans les politiques d’adaptation qui, tant qu’elles se fondent exclusivement sur des éléments objectifs, resteront en décalage avec le ressenti des gens. Comprendre ces perceptions (une démarche originale) permet que celles-ci soient in fine prises en compte, d’une part dans l’élaboration de politiques d’adaptation ayant pour but de préserver l’habitabilité des territoires, et, d’autre part, dans les politiques d’accompagnement des migrations. »

Pour Florian Debève, donner aux décideurs politiques locaux la possibilité de s’appuyer sur les recherches scientifiques lorsqu’ils chercheront à anticiper les mouvements de population doit avant tout permettre d’éviter des souffrances humaines, c’est-à-dire éviter à ceux qui restent « de se retrouver coincés dans des régions dévastées par le climat et abandonnés par les pouvoirs publics, et à ceux qui décident de partir de se retrouver dans des parcours de migration chaotiques, similaires à ceux des migrants dits économiques, c’est- à-dire laissés-pour-compte, sans protection légale et incapables de réutiliser leurs savoirs et compétences professionnelles dans le nouveau contexte ».

MIGRATIONS INTERNES PLUTÔT QU'INTERNATIONALES

On le voit, il n’existe pas de relation linéaire entre dérèglement climatique et migrations : les déplacements de populations ne sont qu’une des réponses possibles aux effets du changement. Une option qu’ont pourtant choisie quelque 32 millions d’individus en 2022 en raison de catastrophes climatiques. Un nombre gigantesque et en constante augmentation. « On peut dire qu’aujourd’hui, le dérèglement climatique est devenu l’un des premiers facteurs, sinon le premier, de déplacements dans le monde. Chaque année, ce nombre est supérieur à celui des personnes qui fuient les guerres et autres violences », a signalé François Gemenne sur les ondes de France info1. Pourtant, à rebours de la présentation que l’on en fait souvent dans le débat public, où d’aucuns évoquent volontiers des migrations de masse vers l’europe, les mouvements migratoires, lorsqu’ils sont possibles, sont majoritairement de courtes distances, à l’intérieur du pays concerné. Des mouvements effectués dans le but de se mettre à l’abri plutôt que de fuir le pays. Quant aux mobilités internationales, elles se limitent le plus souvent à des migrations régionales : on traverse une frontière pour se rendre dans le pays voisin. Ce sont ces migrations de courtes distances qu’ont étudiées les chercheurs du projet “Habitable”, qui viennent d’achever les phases de collecte et d’analyse de données dans les sept pays retenus par le projet (Ghana, Sénégal, Mali, ethiopie, Kenya, afrique du Sud et Thaïlande).

Plus important encore : ces mouvements de populations ne sont pas distincts des dynamiques migratoires globales, qu’elles soient politiques ou économiques. les migrations dites “climatiques” ne constituent pas une catégorie particulière. « C’est un concept un peu médiatique qui permet de faire comprendre au grand public à quel point les dégradations de l’environnement et les impacts du changement climatique sont un facteur de migration et de déplacement. Mais en réalité, rappelle François Gemenne, les facteurs climatiques et environnementaux de la migration se mêlent invariablement aux facteurs économiques et politiques. Ils s’entremêlent et s’influencent mutuellement. » et de préciser : « Si vous vivez en région rurale et que vos revenus dépendent de vos récoltes, et donc des conditions environnementales, comme c’est le cas de 70 % de la population du Sahel, vos motifs écologiques et économiques de migration vont se confondre. C’est aussi le cas des migrations de longue distance : une partie de celles et ceux qui arrivent en Europe, que nous appelons “migrants économiques” parce qu’ils viennent de pays qui ne sont pas en guerre, pourraient tout aussi bien être désignés comme “migrants écologiques” ou “migrants climatiques”. Mais cela supposerait qu’on s’intéresse un peu à leur parcours migratoire avant leur traversée de la Méditerranée. »2

OTAGES DU CLIMAT

ComprendreDecisionPartir-V-shutterstockLa non-linéarité de la relation qui lie changement climatique et mobilité se donne aussi à voir dans le fait que le changement climatique tend en réalité à restreindre cette mobilité en limitant les ressources nécessaires pour migrer. Le changement climatique est voué non pas à transformer l’ampleur des migrations, mais à en restreindre les conditions : pour de plus en plus de gens, l’émigration en tant que stratégie d’adaptation devient inenvisageable. « Les populations les plus vulnérables sont celles qui deviennent prisonnières des régions concernées par le changement climatique. Ce sont celles qui ont à la fois le plus besoin de migrer et le moins de moyens de le faire. Ces trapped populations, qui n’ont pas pu partir de leur plein gré, courent désormais le risque d’y être contraintes, et donc de se retrouver victimes d’une crise humanitaire. Autrement dit, ces populations risquent de perdre la vie en raison des effets du changement climatique », explique Caroline Zickgraf, coordinatrice scientifique du projet et deputy director de l’Observatoire Hugo. La Banque mondiale estime que ces trapped populations pourraient représenter quelque 140 millions d’individus à l’horizon 20503. La chercheuse espère que l’UE, en tant qu’acteur humanitaire, se préoccupe au plus vite de ces questions afin d’anticiper de futures crises humanitaires. « L’UE est de surcroît un acteur de développement. Il lui incombe de se demander quel rôle elle devrait jouer pour s’assurer que les migrations, lorsqu’elles surviennent, bénéficient à la fois aux personnes qui les entreprennent, aux endroits qu’elles quittent et à ceux qu’elles rejoignent. »

Enfin, le projet “Habitable” accorde une attention toute particulière aux questions de genre : comment la migration est-elle vécue au prisme du genre ? et comment les déplacements transforment-ils les rapports de genre au sein d’une communauté ? « Cette thématique, dans les recherches relatives au climat et aux migrations, se fonde souvent sur un narratif simple », explique Caroline Zickgraf. Un récit selon lequel les femmes – tout comme les enfants et les personnes âgées – sont disproportionnellement affectées par le changement climatique. « C’est le cas dans de nombreux endroits. Les femmes ne migrent pas autant que les hommes. Ce sont des mères, des épouses et des filles, tout à la fois responsables de la maison, des enfants, de leurs propres parents. Pour ces femmes, la migration n’est pas à l’ordre du jour. »

Mais pour Caroline Zickgraf, il convient de ré-appréhender le rôle des femmes dans toute sa complexité, de « rendre justice à la liberté de choix et au pouvoir de chacune de ces femmes qui ne sont pas spontanément vulnérables au changement climatique ». Ainsi des travailleuses de Guet N’Dar, à Saint-Louis, sur la rive du fleuve Sénégal, à la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie. « Alors que les hommes de cette communauté de pêcheurs ont émigré en Mauritanie à cause de l’érosion côtière, leurs femmes, restées à Guet N’Dar, ont non seulement pris en charge les tâches domestiques, mais elles fument, salent et vendent le poisson. Si elles ne migrent pas, parfois même en prenant des risques, c’est avant tout parce que leur emploi n’est pas mobile comme peut l’être la pêche. Contrairement aux hommes, leur réseau et leur matériel ne sont pas portables. »

Modifier, ou du moins complexifier certains récits, telle est l’autre ambition du projet “Habitable”. « Comprendre cette multiplicité d’histoires est indispensable si nous voulons encourager des réponses politiques efficaces qui aideront les gens à faire face aux effets du bouleversement climatique », conclut-elle.

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