Plongée en immersion

La simulation numérique au secours des patients

In Omni Sciences
Dossier Ariane LUPPENS

“La santé et l’éducation à tous les âges de la vie : regards transdisciplinaires au service de la qualité de vie”, tel est l’intitulé du premier congrès organisé par l’unité de recherche “Research Unit for a life - Course perspective on Health & Education” (Ruche) qui se tiendra au Sart-Tilman, les 25 et 26 avril prochains. La réalité virtuelle s’invite à la table et s’impose désormais comme un outil transversal, tant en psychologie qu’en logopédie.

Depuis sa création en 2021, l’unité de recherche “Ruche” jette un regard interdisciplinaire sur des problèmes de santé et d’éducation afin d’adopter une approche holistique de l’individu. Une troisième ambition vise à inclure les innovations en matière de santé dans ses différents projets. le symposium consacré à la réalité virtuelle s’inscrit parfaitement dans cette optique. l’initiative en revient à aurélie Wagener, psychologue clinicienne et première assistante au département de psychologie*. Même si le terme résonne de manière de plus en plus familière aux oreilles de tout un chacun, rappelons que la réalité virtuelle implique une immersion totale de l’utilisateur dans un environnement généré par ordinateur, et ce généralement grâce à l’utilisation d’un casque particulier « dont la fourchette de prix, indique aurélie Wagener, oscille entre 350 et 1350 euros ».

À vrai dire, la réalité virtuelle n’est pas chose nouvelle à l’ULiège. En effet, cela fait déjà plusieurs années que la Clinique psychologique et logopédique universitaire (CPLU) y a recours sous l’égide de la Pr Anne-Marie Etienne, à l’initiative d’une collaboration avec le Pr Stéphane Bouchard de l’université du Québec en Outaouais, spécialiste de la réalité virtuelle. Celle-ci avait notamment débouché sur l’achat par la CPLU des 12 environnements développés par le Pr Bouchard, lesquels permettent de traiter les phobies, le stress post-traumatique, le trouble de l’anxiété généralisée ou encore les multiples “TOC”, les troubles obsessionnels compulsifs. « Depuis 2017, nous développons aussi nos propres environnements, grâce à l’aide de l’équipe du Pr Michael Schyns à HEC-École de gestion de l’ULiège et à celle du laboratoire de réalité virtuelle et augmentée », précise Anne-Lise Leclercq. Fruits de ce partenariat, trois environnements ont été acquis pour faciliter l’apprentissage des stratégies de relaxation. « Dans les trois cas, on se trouve dans la nature, car c’est un lieu propice pour la détente, décrit aurélie Wagener. Le premier est boisé avec des écureuils, des oiseaux, etc. ; le deuxième nous transporte sur une plage avec des transats, un paysage plat et une grande étendue d’eau ; enfin, le troisième ressemble à une île paradisiaque. »

Les environnements ne constituent pas de simples décors : ils transforment la réalité virtuelle en un véritable outil transversal, et ce notamment en psychologie et en logopédie. « Il s’agit bien d’un dispositif, qui peut être utilisé de manière variée en fonction des objectifs, poursuit Anne-Lise Leclercq. Ce que nous voulons souligner lors de notre intervention au symposium, c’est la multiplicité des possibilités offertes. L’une d’entre elles consiste à pouvoir se confronter de manière répétée à des stimuli anxiogènes. Cela se fait beaucoup en psychologie. En logopédie, la technique peut s’avérer fructueuse pour placer sa voix ou encore pour traiter diverses pathologies. »

INDÉNIABLE VALEUR AJOUTÉE

Employé tant en psychologie qu’en logopédie, l’environnement “salle de classe” est à ce titre très intéressant dans le traitement du bégaiement, par exemple, ou dans la recherche d’une meilleure performance orale. Constat d’Angélique Remacle : « Conçu dans le laboratoire de cyberpsychologie de Stéphane Bouchard (et utilisé par Anne-Lise Leclercq dans le cas du bégaiement), l’environnement a été adapté lors de mon séjour dans ce labo afin de permettre l’entraînement des compétences de communication orale des enseignants. »

Reste encore à savoir comment introduire la réalité virtuelle dans un processus thérapeutique et à évaluer sa pertinence par rapport aux soins plus traditionnels. « J’utilise surtout la réalité virtuelle avec les enfants pour réguler leurs émotions, en particulier pour amplifier leurs capacités d’auto- régulation, expose Céline Stassart. Je me suis penchée notamment sur la douleur chronique, et plus précisément sur la migraine chez les enfants. En tant que clinicienne, je pratiquais évidemment avec eux les exercices de relaxation. Mais le plus difficile, pour eux, était de transférer ces techniques dans la vie quotidienne. C’est très facile de se relaxer quand on est dans son divan, mais beaucoup moins dans des contextes inquiétants. Le potentiel de la réalité virtuelle est, dans ce cas aussi, extrêmement prometteur. Nous avons mené une recherche pour les enfants entre 8 et 15 ans. Le but était de renforcer leurs compétences de relaxation tout en les plaçant dans des contextes inquiétants pour eux, ou disons peu propices à la relaxation : comme une salle de cours, ou une épicerie dans laquelle on doit se déplacer et chercher des objets. La démarche est progressive : l’enfant va d’abord pénétrer dans une classe vide, puis dans la même salle, avec une maîtresse qui donne une leçon. Il doit alors, simultanément, écouter la leçon tout en faisant ses exercices de relaxation. Un “bio feedback” est également introduit dans l’expérience : “Billy”, un petit papillon qui réagit à la fréquence cardiaque de l’enfant. Plus il se détend grâce aux techniques de respiration abdominale, plus la fréquence cardiaque diminue et plus le papillon devient beau. Cet artefact est en quelque sorte une représentation de leur niveau de tension. Cela leur permet d’avoir une information en temps réel sur l’efficacité de l’apprentissage. »

Dans la prise en charge des phobies, l’efficacité de la réalité virtuelle est démontrée depuis plusieurs années. « À titre d’illustration, il est devenu beaucoup plus facile d’amoindrir les phobies de l’avion depuis qu’il y a la réalité virtuelle, confirme Aurélie Wagener. Avec cette technologie, il est possible de vivre tout le processus : l’arrivée à l’aéroport, l’installation dans l’avion, le décollage, le vol, l’atterrissage. De plus, pendant que le patient porte le casque, on va pouvoir déclencher des turbulences ou faire monter le bruit ou l’agitation dans l’avion. C’est vraiment un atout incontestable ! » la réalité virtuelle est aussi très efficiente pour soigner d’autres phobies comme celle des araignées ou des chiens. Selon les études, la durée du traitement serait par ailleurs écourtée. « Je repense à l’une de mes patientes qui, après quelques séances seulement, a réussi à monter dans un avion pour Nice. Les autres techniques auraient été plus chronophages », se souvient aurélie Wagener.

DONNER DE LA VOIX

En logopédie, en revanche, le recours à la réalité virtuelle est beaucoup plus récent qu’en psychologie, particulièrement en ce qui concerne la voix et la parole. « Dans le domaine de la voix, à ma connaissance, nous sommes les premiers à l’ULiège à avoir développé un environnement de réalité virtuelle pour répondre à un besoin clinique spécifique, en l’occurrence l’amélioration de la voix des enseignants, souligne Angélique Remacle. Nous sommes allés les voir en classe et avons pris des mesures liées à leur comportement vocal dans leur quotidien, lors d’une leçon avec les élèves. Ensuite, dans notre laboratoire, ces mêmes enseignants ont donné la même leçon face à la classe en réalité virtuelle. Les analyses de leur voix montrent des résultats équivalents dans les classes : la réalité virtuelle représente donc un outil pertinent pour la formation ou le traitement de la voix des enseignants. La réalité virtuelle offre les mêmes bénéfices que les méthodes de prise en soin vocales classiques, tout en augmentant le sentiment d’auto-efficacité des enseignants. Après l’entraînement dans la classe virtuelle, les enseignants se sentaient davantage capables de mettre en place de bons comportements afin d’éviter la pathologie. »

Que le patient constate lui-même son évolution est gage de motivation. Encore faut-il que les résultats soient pérennes, ce qui n’est pas encore assuré. En logopédie, il n’est pas rare d’observer des rechutes car, dans la réalité, nombreuses sont les situations anxiogènes et les patients éprouvent alors de la peine à mettre en œuvre les techniques connues. Déstabilisés, ils retombent dans les mêmes schémas. « En logopédie, on utilise donc la réalité virtuelle pour aider les patients à faire face à des situations de plus en plus angoissantes pour eux. L’idée est vraiment de les confronter à des situations difficiles. En cela, la réalité virtuelle est incomparable pour simuler la réalité. La salle de thérapie n’en est plus une : le patient est réellement plongé au cœur de l’environnement redouté », reprend Anne-Lise Leclercq. En fonction de ses craintes, le patient peut se retrouver à la boulangerie, devant un groupe de personnes ou dans un restaurant près d’un serveur.

À tout moment, le thérapeute peut contrôler et moduler l’expérience, car il sait qu’il va placer le patient dans des situations de plus en plus complexes. « Il peut élever le niveau d’agitation des élèves dans la classe, moduler le volume sonore ambiant, illustre Angélique Remacle. Lamia Bettahi, une doctorante dans notre service, intègre dans ses travaux les aspects liés à la voix, à la fluidité de la parole, ainsi qu’à l’influence du contexte. Elle utilise une audience virtuelle développée par l’équipe du Pr Michaël Schyns. Dans cet environnement, la salle de conférence est équipée d’avatars en guise d’auditeurs. Cet environnement virtuel est paramétrable : on peut décider de l’attitude adoptée par les avatars. S’agira-t-il d’un public à l’écoute, souriant ou, à l’inverse, d’un public indifférent, bruyant, voire hostile ? »

Ces détails constituent des atouts indéniables pour le thérapeute qui peut alors élaborer ses propres stratégies et scénarios à partir d’un seul environnement. encore faut-il être certain que la réalité virtuelle soit indiquée dans une thérapie, comme le rappelle Céline Stassart. « En ce qui me concerne, je fais du cas par cas. Dernièrement, j’ai eu en consultation un enfant qui gérait mal les symptômes d’anxiété. L’objet de sa peur était de ressentir des symptômes corporels. Dès qu’il avait mal au ventre, dès que son cœur battait plus vite, il craignait de perdre le contrôle devant les autres. L’objectif thérapeutique, établi avec lui, était de l’exposer à des symptômes physiologiques afin d’en diminuer le caractère catastrophique et de lui faire prendre conscience que le pire imaginé n’arrivait pas. En cours de suivi, j’ai appris qu’il avait peur des serpents. Or, dans l’un des environnements conçus par Stéphane Bouchard – un appartement –, il y a un Rubik’s Cube à côté des toilettes, mais vu de loin, l’objet n’était pas clairement identifiable. Je lui ai dit que c’était un serpent. Immédiatement, l’anxiété et les symptômes physiologiques associés se sont déclenchés, ce qui était l’objectif recherché. Dans ce cas, la réalité virtuelle a fait la différence. »

Mais qu’on ne s’y trompe pas : elle constitue un outil à disposition du professionnel de santé qui reste aux manettes. en aucun cas, il ne pourrait être remplacé par un avatar.

* Elle est épaulée par Céline Stassart, psychologue spécialiste de l’enfance et chargée de cours, ainsi que, au département de logopédie, par Anne-Lise Leclercq, logopède clinicienne et cheffe de travaux, et par Angélique Remacle, assistante, spécialisée dans les troubles de la voix. Notons que d’autres chercheurs de l’unité ont recours à la réalité virtuelle, même s’ils ne participeront pas au symposium : le Pr Alexandre Mouton, vice-directeur de l’unité de recherche, qui évalue l’intérêt de la réalité virtuelle sur la régulation de l’anxiété de la performance chez les sportifs ou Anne-Françoise Rousseau, collaboratrice en faculté de médecine, qui l’envisage avec des patients sortant des soins intensifs.

informations et programme complet du congrès sur le site http://www.sante-education.uliege.be/

Pour aller plus loin

  • Éric Malbos, Rodolphe Oppenheimer, Psychothérapie et réalité virtuelle, Odile Jacob, Paris, novembre 2020
  • Élodie Étienne, Anne-Lise Leclercq, Angélique Remacle, Laurence Dessart et Michaël Schyns, “Perception of avatars nonverbal behaviors in virtual reality” dans Psychology and Marketing, 1-18 (2023), https://hdl.handle.net/2268/295381
  • Angélique Remacle, Valérie Ancion et Dominique morsomme, “Protocole pour l’entraînement des compétences de communication orale des enseignants dans un objectif de prévention vocale : description du programme VirtuVox” dans Langue(s) & Parole, 7 (2022), https://hdl.handle.net/2268/298488

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