Carte ardente

Une carte blanche de Alice Clarebout

In Omni Sciences
Photos Jean-Louis WERTZ

Doctorante en sciences politiques et sociales au centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cedem) à l’ULiège, Alice Clarebout suit de très près le projet de carte citoyenne communale liégeoise, baptisée “carte ardente”. Alors que, à Liège comme ailleurs, les difficultés rencontrées par le secteur culturel et les commerces s’ajoutent aux problèmes de précarité et d’inégalité sociale, cet outil permettrait de les réduire. Mais de quoi parle-t-on ?

En tant qu’anthropologue au Cedem, je suis immergée depuis près de cinq ans dans les questions migratoires à liège et en Belgique francophone, y compris par un engagement dans le monde associatif et militant. J’étais déjà citoyenne bénévole avant de faire de la “Carte ardente” un objet d’étude dans le projet de recherche international “Unexpected Inclusions: Migration, Mobility and the Open City” (FNRS-FRS). Tout comme l’anthropologue Jeanne Favret-Saada, je me suis laissée absorber par le terrain, ce qui permet une compréhension profonde du phénomène observé, mais réveille la question de l’objectivité en sciences sociales. Il est heureusement admis à présent que toute science possède sa part de subjectivité. En effet, que l’on étudie le mouvement des astres, des bactéries dans une boîte de pétri, un texte ancien ou un conflit géopolitique, tout·e chercheur·e noue inévitablement une relation à son objet d’étude, laquelle influe sur sa recherche. Il importe alors de faire preuve de suffisamment de réflexivité, de prendre la distance nécessaire et d’étayer rigoureusement chaque choix et chaque analyse en se référant à la littérature existante. Cette exigence est d’autant plus importante lorsque l’étude concerne des êtres humains dans la société.

Ma “carte blanche” se focalise sur la présentation du projet “Carte ardente” à Liège, qui pourrait intéresser les membres de la communauté universitaire autant sur le plan intellectuel, par son caractère innovant, que sur le plan pratique, avec une application bénéfique, notamment pour les étudiant·es de notre Université.

Une carte citoyenne est, en quelque sorte, une carte d’identité délivrée par une entité communale, qui atteste de deux choses : l’identité d’une personne ainsi que sa résidence sur le territoire de la commune. Ce type d’initiative, également connue sous le nom de “carte d’identité municipale”, permet de faciliter grandement l’accès aux droits, aux services communaux et de contribuer à la reconnaissance des individus qui en bénéficient. les publics qui bénéficient le plus de ce type d’initiative, sont ceux qui subissent le plus d’inégalités : les personnes LGBTQIA1, les personnes sans-abris, les jeunes, les seniors et les personnes migrantes avec ou sans papiers. afin d’éviter un usage discriminant de la carte comme dispositif uniquement destiné à un ou plusieurs groupes vulnérables, son utilisation généralisée par tou·tes les résident·es d’une ville est une condition essentielle à son bon fonctionnement. Pour ce faire, la carte permet également aux utilisateurs et utilisatrices de profiter d’avantages locaux, tels que des affiliations aux bibliothèques communales, des réductions dans les institutions culturelles locales, à la piscine communale, ou encore auprès de commerces, de clubs de sport ou de parkings en tant que partenaires privés solidaires du projet. il s’agit ainsi d’un outil de citoyenneté urbaine inclusif, ayant pour but de lutter contre les inégalités et de renforcer le sentiment d’appartenance à la ville.

Le concept est né aux États-Unis dans le prolongement des “villes sanctuaires”, qui, contre les politiques répressives du gouvernement fédéral américain à l’égard des personnes migrantes, ont mis en place des actions en leur faveur. la carte d’identité municipale la plus élaborée est celle de new York : la IDNYC card existe depuis janvier 2015 et fut pensée initialement par des collectifs liés aux personnes sans-papiers et aux personnes LGBTQia+ dans l’idée de remédier aux inégalités d’accès aux droits fondamentaux de ces publics, tout en étant bénéfique à toute la population. l’initiative a été saluée par le maire de l’époque, Bill de Blasio, qui a mobilisé toutes les strates de la population, institutions, police, services de la ville, associations et autres partenaires privés autour de l’élaboration de cette carte.

Plus proche de nous, c’est à Zurich, en Suisse germanophone, qu’un groupe de citoyen·nes a convaincu la ville de s’intéresser à un projet de carte zurichoise directement inspirée de celle de New York. en mai 2022, les autorités municipales ont voté pour la création de la “Züri City Card”, libérant dans un même mouvement, un budget pour sa réalisation. À l’heure actuelle, une équipe de la ville ratifie toutes les utilisations possibles de la carte afin de préparer sa conception2.

En Belgique, un mouvement équivalent à celui des “villes sanctuaires” existe sous le nom des “communes hospitalières”, lancé par le Centre national de coopération au développement (CnCD) en 2017. Tout comme à new York et Zurich, le projet de carte citoyenne communale liégeoise émane aussi de la société civile.

Plus précisément, sa réflexion a été initiée au sein d’une organisation membre du collectif “Liège Ville Hospitalière” (LVH), qui rassemble des institutions, des associations, des collectifs et des citoyen·nes autour de l’accueil des personnes migrantes. le collectif lvH veille au respect des promesses que Liège s’est engagée à suivre au sein de sa motion “liège ville Hospitalière”, votée par le Conseil communal à l’unanimité le 27 novembre 2017, dans la foulée de la campagne du CNCD.

En novembre 2021, ce collectif LVH a constitué un groupe de travail consacré à la carte citoyenne communale liégeoise. Celui-ci regroupe des membres d’associations et de collectifs tous publics et toutes luttes confondues, des citoyen·nes avec et sans papiers et des représentant·es de la ville de liège. il réalise des recherches documentaires, établit un diagnostic des besoins des différents secteurs de la vie liégeoise et opère un travail de négociation et de promotion de l’initiative auprès des autorités communales. en décembre 2022, le vote favorable du Collège communal pour la réalisation d’une étude de faisabilité juridique, financière et administrative pour la mise en place d’une telle carte à liège a donné un nouvel élan au projet en lui conférant une légitimité renforcée. en juin 2023, une rencontre a été organisée entre de multiples organisations de la société civile (maisons de jeunes, maisons médicales, centres d’insertion socio-professionnelle, associations et services pour les personnes sans-abris, LGBTQIA+, précarisées, seniors, etc.) et des représentant·es de la ville, du CPAS, de la police et de la province de Liège. Une idée a émergé, proposant d’assortir à la carte citoyenne liégeoise une charte, reprenant les objectifs du projet, tel que la lutte contre toutes les discriminations. À ce jour, le projet “Carte ardente” est toujours en cours de réflexion. il n’est donc pas encore question de son adoption ni de sa mise en place, bien qu’elle soit souhaitée et envisagée par une grande partie des acteurs sondés qui rejoignent le groupe de travail dans la volonté de développer une nouvelle forme de citoyenneté locale à Liège.

Sentiment d’appartenance

ClareboutAlice-V-JLWConcrètement, la Carte ardente, valable exclusivement sur le territoire communal, accorderait aux résident·es liégeois·es des facilités d’accès à des services et des réductions auprès d’acteurs partenaires. en mettant en place un tel outil, Liège pourrait réactiver l’intérêt de ses concitoyens à l’égard de la vie communale, redynamiser l’attrait auprès des commerces locaux, raviver un sentiment d’appartenance locale, renforcer la fréquentation des lieux culturels dans la ville, mettre en avant la richesse de la diversité liégeoise, améliorer la cohésion sociale de la population et valoriser la solidarité inhérente à la fière identité de la cité. De façon plus spécifique, les personnes transgenres pourraient demander d’apposer leur nouveau prénom sur la carte, laquelle ne ferait pas référence au genre, leur attribuant ainsi un document officiel reconnaissant, à l’échelle locale, leur identité, en attendant la mise à jour de leur prénom au registre national. Les personnes sans-abris ou sans- papiers ainsi que les étudiant·es, n’étant pas (toujours) domiciliées à liège, certifieraient de la sorte leur résidence sur le territoire de la commune et accéderaient aux maisons médicales, au CPAS ou aux services communaux. ainsi, les distributions de protection hygiénique pour les 12-26 ans seraient accessibles à toutes les résidentes de la commune.

Il serait également imaginable qu’une telle carte soit suffisante en cas de contrôle par la police locale (comme peut l’être une carte Mobib par exemple), dans la mesure où aucun délit n’est suspecté. Il en va de même pour un dépôt de plainte auprès de la police locale, un droit essentiel pour les victimes d’abus ou de délit. Par conséquent, les personnes sans-papiers ne risqueraient pas l’emprisonnement systématique en centre fermé lors d’un contrôle d’identité de routine ou lors d’un dépôt de plainte. En effet, en Belgique, la confusion entre identité et titre de séjour dans les documents officiels (sur une seule carte d’identité) crée un préjudice supplémentaire pour ces personnes qui doivent constamment prouver leur existence pour accéder à des droits de base. Pour ce faire, contrairement à ce que la dénomination “sans- papiers” laisse entendre, elles conservent précieusement de nombreux documents (formulaires, factures, attestations, etc.). Une carte citoyenne communale corrigerait ce préjudice, en rendant enfin l’accès aux droits fondamentaux pour toutes et tous.

Pour obtenir la Carte ardente, il faudra prouver son identité et sa résidence sur le territoire liégeois au moyen d’un système de points basé sur la fiabilité des documents présentés. Ce système s’inspire des modèles américains et prend en compte divers documents tels que la carte d’identité nationale, le passeport, des factures ou des attestations délivrées par des associations locales. afin de respecter le règlement général européen sur la protection des données, une attention particulière sera portée au traitement des données personnelles, en détruisant les données stockées après un certain délai, par exemple. De plus, aucun renseignement concernant le statut administratif, migratoire ou socio-économique ne sera requis, garantissant ainsi qu’aucune information potentiellement préjudiciable aux individus ne sera collectée au niveau communal. les autorités de la ville disposent pleinement des compétences pour émettre un tel document d’identification sur le territoire en vertu de la notion d’intérêt communal. Cela marquerait concrètement le souci de la ville envers ses habitant·es, envers leurs besoins, sans préjuger des dispositions légales qui ne relèvent pas de ses attributions. Une carte citoyenne communale belge ne permettrait pas l’accès au marché de l’emploi ni l’ouverture d’un droit à la nationalité, qui sont du ressort des autorités régionales et fédérales. Du coup, la Carte ardente ne conférerait aucun nouveau droit : son objectif serait de faciliter l’accès effectif aux droits fondamentaux énoncés dans la Constitution belge et les conventions internationales sur le territoire communal, notamment le droit à la dignité humaine, l’accès aux soins de santé, aux services communaux, à l’enseignement, à l’épanouissement culturel et social, à la justice, etc.

Liège pionnière

La ville de Liège pourrait être pionnière dans l’émission d’une telle carte en Belgique et rejoindrait les nombreuses agglomérations attentives à la citoyenneté urbaine et à la justice sociale. Fait notable : aucune commune ayant franchi le cap n’a fait marche arrière, même si des ajustements ont été effectués en fonction des besoins de la population. Au contraire, les villes revendiquent cet outil comme un symbole dans leurs campagnes de lutte contre les inégalités. liège deviendrait ainsi un modèle d’innovation sociale inspirant pour d’autres villes belges et européennes.

En 2022, l’université de liège a adopté la déclaration de principes intitulée “Uliège Université Hospitalière“. elle consolide son engagement et les initiatives prises en faveur de l’accueil et de l’inclusion des étudiant·e·s et chercheur·e·s étranger·ère·s au sein de l’institution.

La Carte ardente pourrait jouer un rôle positif dans cet accueil.
* site consacré au projet www.carteardente.be, courriel carteardente@gmail.com

1/ LGBTQIA+ : le sigle recouvre les termes suivants : lesbienne, gay, bisexuel·le, trans, queer, intersexe et asexuel·le.

2/ Liège Creative a organisé une rencontre le 1er décembre entre le chef du projet de la Züri City Card, un représentant de la ville de liège et des chercheur·es de l’ULiège.

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