LQJ-270

LQJ : Dans une interview, vous avez dit : « J’ai décou- vert la condition de la femme avec Simone de Beauvoir et, avec “Une si longue lettre’” de Mariama Bâ, j’ai appris ce que je n’accepterai jamais en tant que femme ». De quoi s’agit-il ? F.D. : Je parle de la polygamie. Quand j’étais au collège, j’ai lu ce livre et je me suis dit mais pourquoi cette femme accepte-t-elle, pourquoi reste-t-elle ? Pour moi, c’est tout simplement inconcevable, mais je sais que pour beaucoup de gens en Afrique ce n’est pas aussi clair à cause de la famille, de l’entourage, du poids de la tradition. LQJ : Et vous ce poids, vous ne le subissez pas ? F.D. : Non, parce que je suis consciente de ma liberté. Personne n’a le droit de m’empêcher de vivre ma vie telle que je l’entends. Mais je sais aussi que la liberté a un prix. Être libre, cela implique de s’assumer toute seule et donc de potentiellement faire face à plus de galères. Moi, ça ne me fait pas peur, car j’ai appris très jeune à gagner ma vie et n’ai jamais été dans la dépendance. LQJ : Dès le départ, vous n’acceptez pas la fatalité de votre condition ? F.D. : Je me souviens que, quand j’étais petite au vil- lage, j’avais toujours en moi cette soif d’apprendre. Cette curiosité m’a emmenée de mon village au Sénégal jusqu’à Strasbourg. Aujourd’hui, je n’ai pas le sentiment d’être guidée par autre chose en fin de compte. Tous les jours, je découvre, j’apprends, je voyage. Je suis mue par les choses qui me touchent, mais j’ai le sentiment que ce n’est pas exceptionnel. Il y a beaucoup de gens qui, animés par leur passion, poursuivent leur voie coûte que coûte. Ils rêvent et, quand on rêve, ça n’a pas de prix. Peu importe si le résultat n’est pas immédiat. Parfois, une graine est semée et puis, avec le temps, elle éclot. LQJ : D’où vous vient cette soif de liberté ? F.D. : Mes grands-parents, d’abord, m’en ont donné une certaine vision. Mon grand-père m’a élevée comme un garçon. Il m’emmenait à la pêche… où j’étais la seule fille et demandait à qui voulait l’entendre : pourquoi une fille n’irait-elle pas à la pêche alors qu’elle mange du poisson ? Pour lui, il n’y a jamais eu de barrière. Ensuite, je suis d’ori- gine sérère. Notre tradition se base sur une lignée matri- linéaire. J’ai donc été élevée dans une culture où la place de la femme, historiquement, a toujours été reconnue. Et qui, parce qu’elle travaillait comme les hommes, jouissait d’une certaine liberté. Je n’ai donc jamais accepté qu’on me donne moins de droits. Plus qu’un trait de caractère, je pense que c’est une men- talité qui m’a été inculquée. Parfois, les femmes s’empri- sonnent dans la tradition parce qu’elles recherchent une certaine protection. Moi, je n’ai pas été protégée et cela m’a obligée à m’assumer très tôt et à me battre dans la vie. Mes grands-parents étaient âgés et j’étais consciente qu’il fallait que je me débrouille moi-même parce qu’ils n’étaient pas éternels. Ils m’ont vraiment appris la liberté et m’ont éduquée à être responsable : cela m’a beaucoup aidé dans la vie. LQJ : être libre, selon vous, cela s’apprend ? F.D. : Oui. Être libre, c’est apprendre à lutter. Quelqu’un qui n’accepte pas de se battre pour sa liberté ne peut pas être libre. La liberté n’a rien de gratuit, elle se mérite. Et si dans un souci d’autonomie, vous refusez votre sort, vous devrez fournir des efforts, car si votre liberté dépend d’un autre, vous n’aurez qu’une seule possibilité : lui obéir et en souffrir. LQJ : Vous considérez-vous comme féministe ? F.D. : Il se trouve qu’en Europe comme en Afrique, ce sont toujours les plus fragiles qui voient leurs droits bafoués : les femmes et les enfants. Or, comme je parle de ces per- sonnes dans mes livres, on va me coller une étiquette de féministe. Mais si un homme est victime d’injustice, cela va tout autant me bouleverser et je suis capable de me battre pour lui aussi. Moi, mon féminisme, c’est les droits humains, le bien-être, la liberté, la dignité de tous. LQJ : Vous avez une double nationalité, française et sénégalaise, comment assumez-vous cette dualité ? F.D. : Pour moi, elle n’existe pas. Elle n’existe que pour les gens qui me regardent, alors je n’ai qu’une seule chose à leur dire : tant pis pour eux ! L’univers dans lequel nous vivons est d’abord un espace mental et, dans mon espace mental, il y a l’Afrique et l’Europe. Dans les deux cas, je suis chez moi. Parfois, les gens disent avoir “le cul entre deux chaises” ; moi, je dirais plutôt qu’on a réuni deux chaises pour ne m’en faire qu’une. LQJ : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la France ? F.D. : Avec Marine Le Pen, les Français se font peur. Mais à mon sens, elle va grandir, grandir puis exploser un peu comme une bulle. Sinon, il faudra se battre et on sera là ! Vous savez, quand on a juste peur, on ne se bat pas. Moi, je n’ai pas peur. De plus – et c’est peut-être mon côté opti- miste –, je crois toujours à certaines valeurs européennes. Même quand une société se fait peur, il y a toujours des citoyens très mobilisés, très militants et très ouverts à la mul- ticulturalité et au monde. Ces citoyens existent, ils se battent au quotidien. C’est la preuve même que la société est vivante et que les politiciens ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent. mai-août 2018 / 270 ULiège www.uliege.be/LQJ 49 l’invitée

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