LQJ-271

Th.L. : On se situe sur un tout autre plan que les grands récits d’aliénation et d’émancipation. On ne fait rien avec le texte de Gaspard Marnette si on part avec ce type de schéma. Il faut un regard particulier et une conception particulière de l’expérience historienne, du travail de l’his- torien, pour pouvoir en faire quelque chose. Soulignons au passage que Gaspard n’est pas un traître à sa classe. J’imagine très bien ce qu’un idéologue inspiré par un marxisme mal digéré pourrait faire de cet ouvrier chroni- queur et ami du curé. Mais on passerait alors complète- ment à côté de l’essentiel. C.H. : La difficulté de ce texte est qu’il est inclassable. On ne peut comprendre, lire, recevoir une telle source qu’en considérant la vie même de son auteur et les bribes d’émotions, d’intentions, de renoncements, de relations qui font que, pendant 40 ans, Gaspard voue sa vie à ce qu’on pourrait appeler la littérature. Il choisira même de rester célibataire pour cette raison. La singularité n’est pas ce qui empêche de comprendre, mais, au contraire, ce qui donne à lire et à comprendre. Cela revient à être en permanence en position d’étonnement par rapport à la parole d’autrui, comme si cette lecture était à chaque fois neuve à nos yeux. Se saisir du monde en le laissant détruire vos certi- tudes ou au moins les mettre à mal. Th.L. : Cela aussi, c’est une chose qui m’a frappé. Ce n’est pas un livre qui consiste à développer une thèse. La réponse ne préexiste pas à l’objet. La question est d’entrer en relation avec cet objet-sujet. Ce n’est pas de montrer ce que l’on sait déjà au départ. Cela oblige à revoir fondamen- talement les méthodes. LQJ : En dehors du personnage de Gaspard, qu’est- ce qui, dans cette chronique, a justement battu en brèche vos certitudes ou vos a priori sur cette société ouvrière et villageoise du XIX e siècle ? C.H. : J’ai été complètement dérouté. Pourtant ce monde, celui de Vottem entre 1850 et 1900, ne nous est pas aussi étranger qu’on pourrait le croire. Je dirais même que nous en sommes les héritiers. Par ailleurs, ce qui ressort, c’est ici encore, l’idée du mouvement. Souvent, quand on est historien, on voit les destinées auxquelles nous nous inté- ressons comme déterminées par le temps et par l’histoire. Là, tout est configuré dans un paysage qui existe, mais où tout bouge tout le temps. C’est un mouvement perpétuel : mouvement d’émotions, de gestes, de marches, de travail, de peines, de fêtes. C’est ce mouvement qui me semble être d’une puissance quasi tragique, au sens théâtral du terme. Enfin, cela apprend la modestie à l’historien. Ce mouvement perpétuel que vous ne pouvez percevoir que si vous vous y impliquez vous-même d’une certaine manière vous invite à penser autrement l’écart des temps, des conditions, des destinées. C’est très émouvant. Th.L. : Il y a aussi quelque chose qui tient presque de la rencontre ethnographique. Ce curieux phénomène d’en- trer en présence, de faire une sorte de rencontre avec une personne dont on comprend ce qu’elle dit puisque le texte n’est ni obscur, ni énigmatique. En même temps, il s’agit de gens dont les paramètres moraux, idéologiques sont très différents des nôtres. Il y a un croisement entre l’altérité et la proximité. Bien souvent, l’historien fait l’im- passe là-dessus, surtout lorsqu’il travaille sur des époques très reculées où il est très difficile d’avoir ce sentiment de présence. Comment l’éprouver par rapport à des person- nages comme Jules César par exemple ? Ce sentiment, nous l’avons avec Gaspard. On pourrait, un jour, publier une petite sélection des extraits de la chronique, car le texte est vraiment porteur d’un regard incarné ; il possède une valeur littéraire en ce qu’il nous met en présence de moments humains d’une grande densité. Il y a de très beaux passages, comme celui sur ce pendu du verger, cette rencontre avec un suicidé inconnu, et la discussion autour de ce que l’on va en faire. Il y a aussi le passage sur la photographie qui raconte comment Gaspard et ses parents vont se faire tirer le portrait pour la première fois. On touche là une phase historique qui n’est pas si éloignée de nous chronologiquement parlant, mais reflète un monde tellement différent du nôtre, où la pratique photographique a perdu l’espèce de transcendance qu’elle possédait à ses débuts (et que seuls les artistes peuvent faire ré-émerger). C.H. : Il y a en plus une dimension célébrative. De quoi ? Du ténu, de la vie quotidienne en son sens le plus puis- sant, c’est-à-dire la vie des humbles comme Gaspard et comme nous. Or, j’ai compris avec Gaspard qu’aux yeux des artistes ou des savants, pour qu’un homme du peuple puisse s’exprimer, il faut qu’il soit fou, criminel ou totale- ment marginal. Si c’est un petit bonhomme comme tout le monde, il n’a pas le droit à la parole. Mais nous avons le droit à la parole. C’est aussi un geste politique de célébrer des destins qui n’ont rien d’exceptionnel ! Carl Havelange, Gaspard. Une écriture ouvrière au XIX e siècle, Les presses du réel, Dijon, février 2018 septembre-décembre 2018 / 271 ULiège www.uliege.be/LQJ 65 !, $%)!'7/,

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