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l’inverse qui se produit : l’imagination passe en premier, bien avant l’éventuelle application techno-économique. LQJ : Les exemples que vous convoquez sont nombreux. Les Néandertaliens, par exemple, ont vécu en Europe, une région septentrionale inadaptée et qui n’a pu être colonisée que grâce à la culture. Votre hypothèse, d’ailleurs, est que leur extinction soudaine est liée à une perte de croyance en leur propre métaphysique, ce qui résonne sinistrement aujourd’hui. M.O. : Ils y ont prospéré pendant près de 300 000 ans. Tant leur civilisation, leur culture, leurs rites, leurs sys- tèmes de valeurs et leurs techniques que leur anatomie sont restés parfaitement opérationnels, en dépit de variations climatiques considérables. Il y a 40 000 ans seulement, des peuples venus d’Asie ont colonisé toute l’Europe avec de nouvelles pratiques, de nouveaux outils, une nouvelle relation à la nature. Physiquement, ils nous ressemblent, ils apportent les arts plastiques, ils maîtrisent la monte des animaux et ont des armes révolutionnaires, à propulsion mécanique et lancées à distance : le propulseur et l’arc à flèches par exemple. Deux armes conçues dans l’immensité des steppes asiatiques où elles étaient spécia- lement adaptées. Je ne pense pas que ces peuples aient exterminé les Néandertaliens. Mais ces derniers sont arri- vés à un plateau évolutif dans le domaine spirituel auquel ils ont perdu leur foi dans leur propre métaphysique. Le monde des Néanderthaliens s’est donc effondré face à un système de valeurs rendu plus convaincant par les succès remportés chez les peuples brusquement mis en contact avec eux : “Ils n’y croyaient plus!” LQJ : C’est un bouleversement. Vous écrivez à ce sujet : “L’homme jette un filet symbolique et réel sur tous les paysages et sur toutes ses composantes vivantes.” Jusqu’alors, la métaphysique de ces populations les place comme parties d’un tout harmonieux. À cette époque, la nature perd sa souveraineté ? M.O. : L’homme moderne a dû repenser son rapport au monde pour justifier l’assujettissement de son environne- ment à son seul profit. Les mythologies se transforment en religions et mettent la personne humaine au premier plan. L’homme s’éloigne alors du reste du vivant. C’est sur ce ter- rain-là par exemple que l’usage de l’arc s’impose. Il signe une maîtrise du temps, de la vitesse, de la distance, de la préci- sion. L’image, dans la peinture rupestre, matérialise l’allusion à la nature et impose une autre prise de distance par rapport à la réalité vécue. Elle rassure aussi car elle permet de fixer, de matérialiser et de transcender les mythes d’un peuple troublé par les expansions qu’il enclenche. L’humanité cherche à assumer sa particularité au sein de l’Univers. En se détachant des lois naturelles, elle conquiert à la fois son autonomie alimentaire et ses responsabilités métaphysiques : elle s’impose au monde et à la nature. Ce processus est irréversible. On trouve d’ailleurs dans cette nouvelle méta- physique les racines des grands mythes de l’Antiquité et de nos religions actuelles. Désormais, les “dieux” existent, analogues aux hommes, et ils prennent la place des forces naturelles : l’homme est désormais devenu seul ! LQJ : Re l a t i v i se r l a f a t a l i t é env i r onnemen- tale et biologique offre une très petite fenêtre d’optimisme et une responsabilité énorme. C’est cette métaphysique collective qu’il faut réalimenter ? Renouer avec une souveraineté de la nature pour la ré- enchanter ? M.O. : Pour se changer, il est important de se connaître, de comprendre les forces qui agissent sur nous dans le long terme de manière à les maîtriser et à renouer avec nous- mêmes. Dès que l’homme a créé un outil, il a triché avec son anatomie car il l’a ainsi prolongée et diversifiée. Mais l’outil ne servait qu’à rencontrer l’action dictée par la quête du sacré : transcender la place de l’homme dans l’Uni- vers. Aujourd’hui, nous avons séparé la raison du reste de notre conscience, comme le rêve, l’intuition, l’amour. Notre besoin métaphysique est escamoté, méprisé. Ce vide est compensé par une quête éperdue orientée vers la maté- rialité. L’exploration technique devient sa propre finalité; or c’est loin d’être suffisant. La plénitude de l’humanité ne se trouve pas dans ses techniques. Il n’y a aucune raison valable pour retirer, de notre approche des mécanismes de l’Univers, la spiritualité qui s’y trouve à chaque pas. Einstein était très “spirituel”, religieux même. Nous avons perdu de grandes valeurs communes, universelles, qui per- mettaient la solidarité, l’altruisme, la compassion, réparties au moins à l’échelle du groupe ethnique. Repenser une métaphysique universelle est primordial pour s’ouvrir aux fondements de notre conscience, au respect de la nature, bien sûr, mais aussi de nous-mêmes. Chercher dans une nouvelle spiritualité une clé de lecture, un moteur comme celui qui a traversé toute notre histoire peut y contribuer. La Préhistoire prend alors une dimension éthique primor- diale : l’humanité n’est pas née par une succession de hasards mais par un enclenchement structuré d’aventures spirituelles agencées logiquement. Marcel Otte , Sommes-nous si différents des hommes préhistoriques ? Odile Jacob,Paris, novembre 2020. 76 mai-août 2021 / 279 ULiège www.uliege.be/LQJ futur antérieur

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