Démographie et climat

Repenser l’équation


Dans Univers Cité
Dossier Philippe Lecrenier - Dessin J. Foliveli - Photo d'illustration Chuttersnap on Unsplash

Sommes-nous trop d’êtres humains pour vivre dignement et durablement sur notre planète ? En d’autres termes, devrons-nous laisser à une autorité le soin de contrôler la croissance des populations ?

Les modèles les plus relayés prévoient 2 milliards d’habitants de plus en 2050. Des indicateurs comme le désormais célèbre “jour du dépassement” en juillet 2019 – qui marque le moment où nous avons consommé les ressources que la planète peut nous fournir en un an – nous rappellent inlassablement que la Terre ne peut plus subvenir à nos besoins de consommation actuels. D’hostiles événements climatiques gagnent en fréquence et en intensité et, si l’on tient compte de la désertification de certaines régions et du terrain gagné par la mer sur des zones habitables ou agricoles, la capacité de charge de la planète devrait diminuer encore. Alors, sommes-nous trop nombreux sur Terre ? Oui et non.

Est-on trop nombreux sur Terre ? Dans le camp de l’affirmative, deux courants se distinguent. Certains observateurs s’attardent sur les pays du Sud. Alors que la taille des populations occidentales stagne, le scénario onusien qui prévoit 10 milliards d’habitants en 2050 estime qu’ils seront un milliard de plus en Afrique et un milliard supplémentaire en Asie de l’Est. « On pointe donc un doigt accusateur sur le Sud, s’indigne Sabine Henry, professeur de géographie des populations à l’UNamur, qui dispense cette année un cours autour de la question de la surcharge démographique. C’est un réflexe pétri de clichés, condescendant, qui a tendance à dépeindre ces pays de manière homogène, alors qu’ils sont nombreux à avoir opérer leur transition démographique. Il pose en outre un regard moralisateur et culturel sur la natalité alors que la grille de lecture doit tenir compte de phénomènes sociaux qui sont de tous ordres. » D’autres, à l’inverse, martèlent que l’empreinte écologique étant plus haute dans les pays occidentaux, c’est bien là qu’il faut chercher des solutions. Dans cette optique, déjà, de nombreux couples choisissent de ne pas avoir d’enfants ou d’en limiter le nombre (ils se reconnaissent dans l’acronyme “GINK”, pour Green Inclination No Kids).

EFFETS DE DISCOURS

Si nous sommes trop nombreux, c’est avant tout en regard de ce que la planète peut nous offrir. Or, estimer les ressources à notre disposition est une tâche particulièrement coriace. Face à cette complexité, nous sommes bien en peine de délivrer une réponse unique. À l’heure actuelle, de nombreux penseurs, lobbies et politiques défendent sur cette problématique des opinions très tranchées, à la vision réductrice. « Les discours sur notre avenir offrent une vision particulièrement négative et anxiogène, concède le Pr Gautier Pirotte, socio-anthropologue du développement à l’ULiège. Il est dès lors logique d’assister à des débats autour de la population mondiale et de réfléchir, en tant que couple, à la procréation. À l’inverse, le baby boom du milieu du XXe siècle s’inscrit dans une société plus optimiste, dans un contexte de croissance économique, productiviste, dont on n’interrogeait pas le manque de durabilité. »

Une autre donnée inconnue, malgré des scénarios bien étayés, est l’évolution du nombre d’êtres humains. « Les projections démographiques se basent sur des hypothèses réalistes au moment où elles sont émises, reconnaît Sabine Henry. Ce n’est pas pour cela que les comportements qu’elles retiennent seront suivis. Par exemple, les projections réalisées avant l’épidémie du sida ne pouvaient naturellement pas anticiper ce fléau, ni la manière dont il allait particulièrement toucher l’Afrique australe. Observer les tendances, anticiper des scénarios pour réfléchir à ces projections, cela reste intéressant mais je ne peux pas m’empêcher d’être mal à l’aise avec l’idée que la croissance de la population devrait être contrôlée en priorité. C’est une mesure qui touche à la sphère la plus intime de la vie privée. Jusqu’à quel point l’État peut-il intervenir sur des choix individuels ou familiaux ? Il ne faut pas écarter cette réflexion, mais l’articuler à d’autres variables peut être plus pertinent : la consommation, la répartition des richesses et la migration, ainsi que la planification urbaine, les politiques de mobilité et d’aménagement du territoire... Des points qui sont souvent laissés de côté dans les dis- cours sur la surcharge démographique. »

ANCIENNE PROPHÉTIE

Articulée au contexte environnemental actuel, la question de la surpopulation se drape d’un caractère résolument contemporain. Or, ses racines remontent le temps. « C’est effectivement une prophétie émise par l’économiste britannique Thomas Malthus à la fin du XVIIIe siècle, confirme Gautier Pirotte, alors que la population mondiale était estimée approximativement à un milliard d’individus. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle qu’une croissance démographique importante a été observée en Europe d’abord, favorisée par la révolution industrielle, la pasteurisation et la diffusion de l’hygiénisme, puis dans le reste du monde. Cette croissance a en effet eu des répercussions sur la colonisation, l’Europe déversant par endroits son trop-plein démographique (Amérique du Nord, Australie, Algérie, etc.). » Ce qui permet de rappeler que la démographie ne se questionne pas uniquement du point de vue de la natalité, mais aussi du vieillissement des populations.

L’idée germe alors que le développement des peuples s’accompagne d’un accroissement de la taille des populations. La théorie de Malthus part en effet d’un a priori non pas basé sur une recherche empirique, mais sur un jugement moral important. En substance, il énonce qu’une population ne rencontrant pas d’obstacle va, naturellement, tendre vers la multiplication. Des voix se sont élevées contre cette pensée. « L’économiste danoise Ester Boserup estime que l’être humain, face à des conditions de raréfaction de ressources naturelles, se montre créatif et innovant, imagine des modes de consommation adaptés à la situation qu’il vit. Elle affirme même que les situations de crise sont nécessaires pour évoluer. Mais les discours néo-malthusiens restent très puissants et séduisent beaucoup de monde, peut-être à cause de leur simplicité », illustre Sabine Henry.

Pour les néo-malthusiens, les populations du Sud ne penseraient qu’à se reproduire, en toute inconscience des dangers qu’ils feraient peser sur eux-mêmes ainsi que sur la population mondiale. Ce ressentiment s’alimente depuis un demi-siècle.

CONDESCENDANCE POST-COLONIALE

Le lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’accompagne d’un emballement démographique en Occident. Deux décennies plus tard, les pays du Nord négocient leur transition démographique (le taux de natalité décroît et finit par stagner), tandis qu’un nouvel essor démographique se répand dans les pays du Sud, lesquels gagnent peu à peu leur indépendance. Un phénomène qui va gêner les observateurs occidentaux. Pour des raisons économiques, dans un premier temps, puis environnementales. « L’image de la famille nucléaire est favorisée dans le modèle occidental, relève Gautier Pirotte. Une trop forte croissance démographique met à mal le projet économique libéral, notamment parce qu’il submerge la part de profit qui devrait être dégagée pour le développement. Les premières réponses à l’augmentation de la population mondiale sont d’ordre productiviste. Pour y faire face, on va avoir recours à l’intensification de l’exploitation des sols, à la mécanisation de l’agriculture, au développement des pesticides et des cultures plus intensives, etc. »

En 1968, alors que la croissance démographique connaît le plus grand pic de l’histoire, apparaît la notion d’empreinte écologique. Dans son article “The Population Bomb”, Paul Ehrlich propose l’équation “I = PAT” pour la mesurer. L’impact de l’activité humaine serait lié à trois facteurs : la population, la consommation (Affluence), les technologies employées pour la production des biens. « Dans les années 1970 vont émerger de nombreux sommets sur l’environnement, sur les populations, ainsi que des enquêtes internationales, à l’instar du rapport Meadows, qui démontrent les limites de la croissance », poursuit Gautier Pirotte. Dans ce schéma, l’avenir ne peut être vu qu’en dents de scie, jalonné de points de rupture entre ressources et populations qui mènent à des conflits ou à des situations de grandes pénuries. « Or, on observe à l’époque la multiplication des famines, dans les pays sahéliens notamment. Elles vont être utilisées pour corroborer l’a priori des néo-malthusiens. Un discours qui omettra toutefois d’envisager que les spéculations boursières sur les denrées alimentaires pourraient avoir influencé ces désastres humanitaires. »

ÉTENDRE LE REGARD

Pour se départir de la morale malthusienne, très normative, revenir sur l’équation “I =PAT” est un bon début. « Dans une quête constante de nuances, le discours scientifique peine à rivaliser avec des préjugés dont les images sont plus directement parlantes, déplore Sabine Henry. L’équation I=PAT a ceci d’admirable qu’elle est simple. En peu de mots, on comprend qu’il faut tenir compte de plusieurs aspects pour se représenter l’impact écologique d’une population. » Comment, à partir de là, ne pas renier nos avancées technologiques tout en cultivant des manières de les interroger constamment ? Comment renégocier des seuils acceptables de confort en meilleure adéquation à l’environnement ? En 2011, la FAO nous alertait sur le fait qu’un tiers des productions agricoles n’était pas consommé. Affinant ses recherches, elle dévoilait plus récemment un rapport stipulant que 13,8% de ces productions étaient jetées avant même d’être vendues.

En ce qui concerne le seul enjeu démographique, il est intellectuellement malhonnête de ne l’observer qu’à travers le filtre d’une folie nataliste, le ramenant à une dimension morale ou culturelle. « Certains penseurs, même bienveillants, affirment que les populations qui n’ont pas encore assuré leur transition démographique finiront par comprendre qu’il faut limiter la procréation, ou qu’elles vivront à leur tour une révolution individualiste. Comme si nous aurions pris conscience ex nihilo qu’avoir trop d’enfants pouvait devenir une entrave à l’épanouissement personnel. C’est un discours qui occulte de nombreux facteurs interconnectés sous-jacents à cette “révolution individualiste”. L’émergence de l’État-providence nous a peu à peu éloignés d’une logique de survie. Une personne n’ayant plus besoin de sa communauté pour garantir sa subsistance peut davantage émerger comme individu », fait observer Gautier Pirotte.

De la même manière, les pays à forte croissance démographique rencontrent une large variété de phénomènes qui ne sont pas d’ordre culturel. La diffusion de règles hygiénistes, par exemple, a une influence bénéfique sur le vieillissement en bonne santé des populations. Les taux de natalité élevés, eux, sont souvent liés à des problèmes de pauvreté. Dans une logique de survie et en l’absence de sécurité sociale, la famille au sens large devient un rempart contre la précarité. La procréation résulte d’une forme d’obligation, accentuée dans certains cas par des taux élevés de mortalité infantile. Dans d’autres régions, la fécondité n’est pas choisie, mais subie, notamment en l’absence de plannings familiaux, d’accès aux soins de santé et à des méthodes de contraception efficaces. Une plus longue scolarité des femmes dans les pays les plus précarisés aura aussi, indirectement, tendance à faire baisser la fécondité, car ces femmes auront des enfants plus tardivement.

BAISSE DE NATALITÉ ET MIGRATIONS

« Au-delà de l’équation I=PAT, il y a d’autres manières de parler de l’impact des êtres humains sur l’environnement, ponctue Sabine Henry. Certains ont cherché à quantifier le coût monétaire de la perte des “services écosystémiques“. Ils partent du principe que la nature nous rend une série de services (la pollinisation réalisée par les abeilles, la terre pour l’agriculture, les arbres pour la captation de CO2 et la création d’oxygène, etc.), que ces services ont des conséquences sur notre bien-être et que, s’ils disparaissent, ils devront être remplacés. » Une autre variable, pour laquelle la chercheuse namuroise s’est spécialisée, est celle des migrations. Impossible en effet de penser la population mondiale et la transition climatique sans cette question centrale. « De nombreuses personnes, notamment à l’ONU, envisagent la migration comme une réponse positive, ou en tout cas une solution possible au changement climatique. Intégrer la migration comme variable démographique permet d’éluder le problème du vieillissement des populations dans les pays occidentaux. Pour développer un pays, il faut des bras, des cerveaux, des jeunes, de la force. La croissance démographique n’est pas toujours une mauvaise chose. Si nous choisissons de ne plus avoir d’enfants, nous devons repenser une meilleure répartition de la population mondiale. C’est ce que fait l’Allemagne aujourd’hui : son taux de fécondité est bas (1,6/femme), elle doit dès lors ouvrir ses portes aux migrants pour faire face au manque de main-d’œuvre. »

Réfléchir à cette répartition, l’encadrer, c’est aussi anticiper des pôles urbains de plus en plus denses, repenser l’aménagement du territoire, la mobilité, et les transports en commun. « Dans la lignée de Boserup, poursuit la géographe, je pense que nous avons la capacité intellectuelle d’innover, de repenser nos modes de consommation afin de mieux répartir les richesses et les populations et, dans une certaine mesure, contrôler la démographie dans des régions du monde où la fécondité n’est pas choisie. Alors, je pense que l’on pourra envisager une croissance harmonieuse de la population mondiale. »

« En matière de relations internationales, conclut Gautier Pirotte, nos États sont encore mus par de vieux réflexes hérités de l’organisation des États-nations, perpétuellement en compétition. Or, nous avons maintenant besoin de trouver des solutions collectives et interconnectées à nos problèmes. À la suite d’Ulrich Beck, je pense que ces accords internationaux passent par l’avènement d’une société cosmopolite, d’une alliance entre les États et les sociétés civiles. Aujourd’hui, j’ai l’impression que ce sont principalement les initiatives individuelles, cristallisées en mouvements, qui vont permettre d’infléchir la globalisation dans une perspective plus heureuse. »

 

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POUR ALLER PLUS LOIN

“Trop d’humains sur terre ?”, dossier dans Imagine demain le monde, n°135, septembre- octobre 2019

Hans Rosling, Ola Rosling et Anna Rosling Rönnlund, Factfulness, flammarion, 2018

“Pertes et gaspillages alimentaires dans le monde”, voir www.fAO.org

Paul Ehrlich, The Population Bomb, Ballantine Books, New York, 1968

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