Essentielles, les huiles?

Des recherches menées à Gembloux Agro-Bio tech

Dans Omni Sciences
Dossier Henri Dupuis

Longtemps confinées au milieu de la parfumerie, les huiles essentielles sont aujourd’hui un domaine de recherche en plein essor notamment dans l’agriculture avec l’ambition de concevoir des pesticides naturels.

La Pr Marie-Laure Fauconnier, du laboratoire de chimie des molécules naturelles à Gembloux Agro- Bio Tech, le reconnaît sans peine : les huiles essentielles [lire encadré page suivante] n’ont pas bonne presse dans le milieu scientifique. « Au départ, explique-t-elle, elles ont surtout été utilisées en parfumerie de luxe, puis dans les cosmétiques et les parfums d’ambiance et enfin dans le secteur agro-alimentaire comme arômes ou pour remplacer des conservateurs. L’intérêt des laboratoires de recherche universitaires s’est manifesté plus récemment et est venu du secteur agronomique quand on s’est interrogé sur leur utilisation comme pesticide naturel. » Un intérêt qui est le bienvenu tant les connaissances fondamentales restent lacunaires en la matière. Grâce à son pôle agronomique, notamment les recherches des équipes de Marie-Laure Fauconnier et Haïssam Jijakli, l’ULiège a été pionnière dans ce secteur, ce qui lui permet aujourd’hui de participer à plusieurs programmes de recherche.

Mais, quel que soit le domaine d’utilisation, comment déterminer si une plante, parmi toutes les espèces végétales existantes, va donner une huile intéressante ? « Nous nous tournons vers des plantes odoriférantes puisque nous cherchons des molécules volatiles, explique Marie-Laure Fauconnier. Ce sont les composés volatils qui vont être extraits lors de la distillation, le reste demeure dans le substrat. C’est la raison pour laquelle le processus est onéreux : on ne récupère qu’une très petite partie de la plante ; les rendements sont faibles, de l’ordre de 1 %, parfois moins, et la distillation dure parfois plusieurs jours. » Une “bonne” plante repérée, le distillateur n’est cependant pas au bout de ses peines. Car pour un chimiste, il y a plante.... et plante. Deux plantes identiques aux yeux d’un botaniste – elles portent donc le même nom – ne le sont pas nécessairement à ceux du chimiste qui distingue des chémotypes ou “races” chimiques. Il n’est pas possible de les différencier au point de vue de leur morphologie, mais elles vont produire des huiles essentielles dont la composition ne sera pas la même. Comme si cela ne suffisait pas, deux chémotypes idetiques ne vont pas, non plus, toujours produire exac- tement les mêmes huiles car leur composition dépend aussi du terroir, du climat, de la saison de cueillette, etc. Des difficultés qui sont sources de variation des prix qui, combinées à la complexité de l’approvisionnement, constituent des freins à leur utilisation. Et qui montrent aussi combien les huiles essentielles et leurs modes d’action sont encore mal compris. « C’est la raison pour laquelle, explique Marie-Laure Fauconnier, nous sommes engagés dans le projet européen “European Hub on new challenges in the field of essential oil” qui regroupe des acteurs académiques et économiques de différents pays et qui vise à partager et diffuser les connaissances sur les huiles essentielles. Nous mettrons en ligne des cours, des supports pédagogiques et, plus particulièrement en ce qui nous concerne, des informations sur les utilisations agronomiques. »

Un effort d’information très utile mais qui devra être alimenté par des recherches fondamentales parce que la plupart des publications sur les huiles essentielles restent à ce jour très descriptives. Le laboratoire gembloutois contribue à combler ces lacunes puisque deux chercheuses FNRs y étudient comment les huiles essentielles interagissent avec les membranes des cellules végétales.

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PROTÉGER LES STOCKS DE GRAINS

Le laboratoire de chimie des molécules naturelles est également engagé dans deux projets financés par la Région wallonne, dont le Pr Thierry Hance de l’UCLouvain est le promoteur. Le premier, OILPROTECT, vise à isoler des huiles essentielles qui pourraient agir en tant qu’insecticides dans les silos à grains. Une aventure que les deux universités ont entreprise ensemble... au Cameroun ! « Nous avons commencé à travailler sur la protection des stocks de grains il y a quelques années, lors d’une collaboration avec le Cameroun, se souvient le Pr Thierry Hance, directeur du laboratoire Ecology of interactions and biological control (ELIB) de l’UCLouvain. Les paysans stockaient les grains dans des silos en terre où proliféraient les insectes qui détruisaient une part non négligeable des récoltes. » Comment les empêcher de nuire ? Les partenaires camerounais du projet se sont souvenus que les paysans utilisaient jadis des plantes pour éliminer les insectes, alternant dans les silos des couches de feuilles et de grains. Les chercheurs ont donc commencé par répertorier ces plantes avant d’en extraire des huiles essentielles et d’étudier les meilleurs moyens de les utiliser pour protéger les récoltes. L’expérience camerounaise s’est soldée par un succès qui a intéressé la Région wallonne et l’entreprise belge Biosix spécialisée dans le stockage de grains : elles ont décidé de cofinancer des recherches pour développer un produit similaire utilisable chez nous contre les charançons (Sitophilus granarius), les silvains (Oryzaephilus surinamensis) et autres capucins des grains (Rhyzopertha dominica). « Nous travaillons sur des mélanges d’huile essentielle, précise Marie- Laure Fauconnier. Nous cherchons des formulations qui permettent une diffusion lente et contrôlée, notamment en mélangeant les huiles avec d’autres composés non volatils mais toujours biobasés car il faut rester 100% naturel. »

Que des plantes repoussent les insectes qui s’en approchent, voire les tuent, a été observé depuis longtemps. Par contre, on en sait encore peu sur ces mécanismes de défense. Mieux les comprendre est la tâche de l’équipe de Thierry Hance. Les chercheurs ont tout d’abord privilégié la piste de l’action des huiles essentielles sur l’octopamine des insectes, un neurotransmetteur, c’est-à-dire une molécule qui assure le contact entre deux neurones différents en vue de la transmission de l’influx nerveux. Fait intéressant, ce neurotransmetteur existe chez les insectes mais pas chez les vertébrés, donc pas chez les humains. Les huiles essentielles qui bloquent ce système de transmission n’ont donc pas d’influence sur notre système nerveux, une caractéristique qui est évidemment obligatoire dans la recherche de produits qui doivent certes être naturels mais aussi sans danger pour les humains.

Mais ce n’est pas la seule piste. Les chercheurs louvanistes s’intéressent à d’autres modes d’action des huiles essentielles, notamment sur des bactéries qui vivent en symbiose avec les insectes. Un travail que vient d’entamer François Renoz suite à sa thèse de doctorat. « J’ai étudié les relations entre des bactéries et les pucerons. Ceux-ci abritent en effet des bactéries symbiotiques dites obligatoires parce qu’elles fabriquent des acides aminés indispensables à la survie de l’insecte mais que celui-ci ne trouve pas dans son milieu de base, en l’occurrence la sève végétale dont il se nourrit. Si on supprime la bactérie, le puceron ne peut se reproduire et meurt ». Peut-il en être de même avec les insectes qui se cachent dans les silos à grains ? C’est ce que tente de vérifier François Renoz. Les symbiotes obligatoires sont fragiles parce qu’elles sont localisées uniquement dans des structures particulières et parce qu’elles sont dégénérées du fait de leur spécia- lisation. Les stress environnementaux peuvent donc avoir un impact négatif sur elles. « Une de nos hypothèses, explique François Renoz, est que les huiles essentielles pourraient être un de ces stress mettant à mal ce maillon faible des insectes ciblés. Pour cela, j’étudie les modes d’action de ces huiles sur l’insecte en général, son système nerveux et digestif mais aussi sur ce partenariat. Par exemple, le charançon est associé à un symbionte obligatoire qui a un rôle nutritif et pourrait être impacté par les huiles. Ce serait alors un mode d’action intéressant pour détruire l’insecte. Pour l’instant, ce n’est cependant qu’une hypothèse à tester. »

INTRAVEINEUSES

Le deuxième projet wallon auquel participent les deux universités, TreeInjection, est plus ambitieux et plus éloigné de son aboutissement : injecter directement les huiles essentielles dans la sève de pommiers et poiriers, pour les protéger contre certaines maladies fongiques ou certains insectes. « Lorsqu’un agriculteur traite un arbre, l’essentiel du produit va se déposer à côté de sa cible, explique Marie-Laure Fauconnier. Notre idée est d’appliquer directement le traitement à base d’huile dans la sève de l’arbre, un peu à la manière d’une intraveineuse! ». On devine que le choix des huiles, partie de la recherche qui incombe aux chercheurs de Gembloux, n’est pas évident. Il faut qu’elles détruisent soit les champignons, soit les insectes sans endommager l’arbre, qu’elles ne causent ni stress pour l’arbre, ni perte de rendement ou de qualité. Et s’assurer qu’on ne va pas retrouver le parfum des huiles dans les fruits ! Pour y arriver, les chercheurs testent des mélanges d’huiles, des dosages et des moments d’application. Et aussi des dispositifs permanents qui permettraient en quelque sorte un “goutte à goutte”.

Pour le Pr Haïssam Jijakli, responsable de l’unité gestion durable des bio-agresseurs au sein de Gembloux Agro- Bio Tech, la rencontre avec les huiles essentielles s’inscrit dans les recherches déjà anciennes sur des méthodes alternatives aux pesticides chimiques. Des recherches qui ont déjà débouché sur des produits brevetés, comme des levures qui protègent les fruits de maladies d’après récolte, qu’on peut aujourd’hui aisément se procurer dans le com- merce. Ce souci du marché, le Pr Jijakli ne l’a pas perdu quand il a commencé à s’intéresser aux huiles essentielles : « Entre le paramédical ou la parfumerie de luxe et la pulvérisation dans les champs, il y a une différence d’échelle ! Cette différence nous oblige à ne retenir que des huiles produites à un prix raisonnable, à base de plantes qui ne sont pas rares ou qui peuvent être facilement cultivables. » Car le but est d’essayer de produire des huiles essentielles qui pourraient remplacer les herbicides ou les fongicides chimiques. L’équipe du Pr Jijakli est donc partie d’un catalogue de 3000 huiles essentielles pour n’en retenir qu’une centaine sur base de critères économiques. Et ce n’est qu’à ce moment que la recherche d’éventuels effets fongicides et herbicides a commencé. « Nous avons travaillé sur les modes d’action de ces huiles sur les plantes et les champignons afin, et c’est notre spécialité, de mettre au point les meilleures formules possibles. »

Les huiles essentielles, en effet, ne se mélangent pas facilement à l’eau ; il faut donc réaliser une émulsion où les gouttelettes d’huile présentes dans le liquide sont les plus fines possibles et les plus stables pour que la répartition sur la plante qu’on veut protéger ou détruire soit la plus adéquate. Autre problème : les huiles essentielles sont, par définition, volatiles mais aussi sensibles aux rayons ultra-violets. Il faut donc trouver des adjuvants qui contrecarrent ces défauts. Une précision s’impose ici : si, au départ pour des raisons de facilité, ces adjuvants étaient chimiques, ils ont tous été remplacés au fil du temps par des adjuvants biosourcés. « Notre philosophie est claire : quand on dit qu’on met en place un produit biologique, cela vaut aussi bien pour la matière active que les adjuvants. Le brevet que nous avons déposé prend d’ailleurs cette spécificité en compte », précise le Pr Jijakli. Ces travaux ont duré sept ans au terme desquels l’équipe gembloutoise a identifié trois huiles essentielles fongicides et trois herbicides.

BIOHERBICIDES

« On connaît la polémique qui entoure aujourd’hui l’usage du glyphosate, herbicide total classé comme “probablement cancérogène” par l’OMS, rappelle Haïssam Jijakli. Il y a donc une opportunité de marché pour une huile essentielle herbicide totale et des herbicides spécifiques, vu la tendance aux produits biologiques. Actuellement, il n’y a que deux bioherbicides disponibles, l’un à base d’acide pélargonique, un extrait de pélargonium (géranium), le second à base d’acide acétique dérivé du vinaigre. En 2017, nous avons donc lancé un projet first spin-off subventionné par la Région wallonne. Il vient d’être prolongé d’un an, pour développer une activité économique basée sur les bioherbicides mis en évidence dans le laboratoire. Dans le courant de cette année probablement, une société devrait voir le jour afin de commercialiser des produits. »

Produits au pluriel en effet, car les trois huiles herbicides sélectionnées ont des actions différentes. L’une se présente comme un herbicide total et a donc pour vocation de se substituer au glyphosate. Une autre est efficace contre les monocotylées (céréales, gazon, etc.) et la troisième contre les dicotylées (mouron, renoncules, etc.). Cette dernière est intéressante pour les particuliers car elle permettrait de détruire les mauvaises herbes dans le gazon des pelouses. Deux des trois plantes dont sont issues les huiles herbicides étant cultivées hors de nos frontières, la production des huiles se fera sur place, ce qui évitera de transporter de grandes quantités de plantes et permettra de réaliser une plus-value localement.

Ce n’est cependant pas demain que l’on pourra trouver les bioherbicides gembloutois dans les rayons des supermarchés. Le développement des produits finalisé l’an prochain, il faudra ensuite déposer un dossier d’homologation auprès de l’Europe, ce qui ne sera pas possible avant 2023 au plus tôt. Des organismes agréés devront en effet réaliser des tests d’efficacité en vraie grandeur, puis des tests de toxicité (ces produits ne doivent évidemment pas être dangereux pour les humains) et d’écotoxicité (ils ne doivent pas être nuisibles pour l’environnement). Tous les résultats de ces études devront alors être soumis à l’Europe... qui prendra un certain temps avant de remettre un avis !

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