Tension sur les batteries

Stocker l’électricité, le graal de notre époque

Dans Omni Sciences
Dossier Philippe Lecrenier

À Seraing, CMI inaugurait en octobre 2018 la plus importante station-pilote de stockage d’énergie verte en Europe. Il faut dire que les technologies en la matière ont beaucoup évolué, les batteries au lithium-ion ont le vent en poupe et ouvrent de nouvelles perspectives d’organisation de notre société. Cette transition énergétique esquisse-t-elle pour autant un avenir plus vert et plus durable ? De l’extraction au recyclage des métaux, l’ensemble de la chaîne de production des batteries reste soumise à de considérables enjeux sociétaux, environnementaux, économiques et politiques. Ce petit monde négocie aujourd’hui son avenir, entre effervescence scientifique et fines marges de manœuvres industrielles.

Dans l’ombre d’immenses hangars se trouve le bureau de David Eskenazi, responsable des projets batteries, au sein de la recherche chez Prayon. On ne longe pas autrement qu’en voiture ces monstres entourés de citernes et de tuyauteries, qui s’étalent le long des rives mosanes. La couleur de l’acier rouillé ne domine plus depuis longtemps. En guise de neiges éternelles, une couche éclatante de phosphate ronge la tôle, patiemment. Dans le domaine, le groupe belgo-marocain est un leader mondial. Le sol marocain compte près de 70 % des gisements de phosphate identifiés autour du globe. À Engis, Prayon transforme ce qui a été extrait de la roche en poudre et décline le minerai en plusieurs branches, dont la plus importante reste celle des engrais. « Mais, depuis une dizaine d’années, nous développons des procédés de fabrication de LFP (lithium fer phosphate), un matériau qui vise à remplacer certains métaux critiques comme le cobalt ou le nickel dans des batteries lithium-ion », explique David Eskenazi. L’implantation-pilote produit une trentaine de tonnes de matériaux par an, qu’elle fournit aux fabricants de cellules. Une ligne standard pourrait en sortir 3000. Mais cette activité suffit à Prayon pour se positionner au cœur de la chaîne de production, entre les laboratoires universitaires et les géants industriels. « Les usines d’aujourd’hui fabriquent principalement différentes déclinaisons du lithum-ion ». Ces batteries contiennent deux électrodes (cathode et anode) séparées par un électrolyte liquide. Les ions de lithium, en le traversant, chargent ou déchargent la batterie. « C’est une technologie ancienne, commercialisée dès le début des années 1990. Dans nos gsm, ce sont des batteries à base de cobalt (LCO), et dans les voitures, le plus souvent du cobalt, du manganèse et du nickel (NMC). Les LFP ont connu une expansion plus récente. Elles ont généralement une capacité plus faible que les batteries au NMC, mais sont plus stables et présentent moins de risques d’in- cendie. L’extraction du phosphate, bien plus concentré dans la roche que le cobalt, est aussi moins polluante. Sans parler des complications politiques qui entourent ce dernier », note David Eskenazi. La presque totalité des gisements de cobalt se trouvent effectivement au Congo, qui connaît autour de cette exploitation d’importants troubles sociaux. C’est l’une des réalités les plus médiatisées des activités extractives, qui continuent d’alimenter par endroits des instabilités politiques au détriment des populations locales. En réaction, l’industrie des batteries cherche à explorer d’autres pistes (même si, au rythme actuel, le phosphate est promis à de proches pénuries) et à garantir une extraction plus éthique et plus équitable des métaux plus critiques.

UN LONG CHEMIN VERS LE DURABLE

Le LFP ne satisfera pas les besoins de performance et d’autonomie des batteries mobiles et automobiles, à l’exception de véhicules citadins comme les voitures de location ou les transports en commun. Étant donné la bonne santé des technologies numériques et l’essor des véhicules électriques, les batteries contenant du cobalt restent promises à la plus forte croissance pour les prochaines années. Leur instabilité et leur coût freinent cependant leur développement dans la filière du stockage du renouvelable. Une voie royale pour le LFP, qui doit tout de même composer avec un outsider : la batterie à flux. À seraing, le grand micro-réseau intégré (Miris) est équipé de ces deux technologies concurrentes. Contrairement au lithium-ion, les deux électrodes de la batterie sont liquides et séparées en deux réservoirs. À l’aide d’une pompe, les deux produits sont injectés au niveau d’une cellule qui génère des électrons. Un système d’une simplicité déconcertante, connu depuis le XIXe siècle. sa taille importante n’étant pas un frein aux applications stationnaires, il connaît un pic d’intérêt face au lithium-ion. Toutes ces technologies soulèvent de nombreuses questions. Face aux possibles alternatives, elles domineront cependant le marché des batteries pour les années à venir.

« Pourtant, tempère la Pr Bénédicte Vertruyen, spécialiste des matériaux inorganiques de synthèse au laboratoire Greenmat à l’ULiège, des composés plus performants ou plus durables que les matériaux actuels sont en cours de développement dans les laboratoires du monde entier. Ils ne sont pas encore commercialisés, soit parce qu’ils sont à un stade trop fondamental, soit pour des raisons économiques. » Les échelles sont effectivement différentes dans le secteur industriel et contraignent à une inertie de 30 à 40 ans. « Si on considère les implantations minières, les usines de fabrication des produits et enfin les lignes de production, les investissements sont exorbitants, relaie David Eskenazi. Le temps pour trouver les financements, construire les infrastructures et les rentabiliser est énorme. À titre d’exemple, la France et l’Allemagne ont dégagé deux milliards d’euros pour financer le secteur. C’est ce qui permet de construire quatre usines d’assemblage cellules. Samsung, à elle seule, en compte 14. » Le lithium-ion ne scelle pas pour autant la fin de l’histoire. « La batterie idéale, hyper-performante pour toutes les applications, n’existera probablement jamais, poursuit Bénédicte Vertruyen. Plutôt un ensemble de quelques batteries complémentaires correspondant à différentes priorités dans le compromis entre performance technique, coût, durabilité et impact social. »

Un autre enjeu plane au-dessus de l’Europe. « Des pays comme la Chine ont senti la vague électrique arriver et se sont positionnés partout, de l’extraction des métaux à la distribution des batteries, explique le Pr Éric Pirard, du département de génie minéral, matériaux et environnement (Gemme) de l’ULiège. L’abandon des hydrocarbures se fait au profit des géants asiatiques dont nous devenons énergétiquement dépendants. Le réveil est terrible pour l’Europe. En fondant la European Battery Alliance, elle vise à inventorier ses ressources et à favoriser l’innovation. Des initiatives du côté des pays scandinaves, avec North Volt notamment, sont à saluer. Du point de vue écologique, l’électrique contamine moins directement l’air de nos villes, mais son empreinte globale doit être remise en question. »

TRÉSORS DÉTERRÉS

L’Europe a progressivement délocalisé la pollution industrielle et mis des œillères pour ne plus la voir. Avec l’émergence des batteries et du renouvelable, cette logique continue. « Une prise de conscience générale de ce qu’implique l’imbrication entre énergies et métaux est essentielle, martèle Éric Pirard. Il n’y a pas d’énergie sans matières premières. La production d’énergie verte n’échappe pas à la règle et la diversité des métaux explose ! On le sait pour les batteries ; les panneaux solaires sont constitués de silicium, de cuivre, d’argent, d’indium, de gallium ; les matrices des éoliennes, de super-aimants à base de terres rares... Pour exploiter et transformer ces métaux, nous dépensons de l’énergie. Ce besoin énergétique ne fera que croître à mesure que les gisements les plus accessibles s’appauvriront, et ainsi de suite. » Mieux anticiper cette nouvelle ruée vers les métaux et repenser nos modèles de consommation nous éviteront une fois de plus, de dilapider des ressources prometteuses.

En outre, plusieurs pistes s’articulent autour de la question du recyclage. « Une grande différence entre le pétrole et les métaux, c’est que le pétrole se consume, souligne Éric Pirard. Les métaux, eux, peuvent être réutilisés. Rien n’est plus simple à recycler qu’une batterie au plomb, par exemple. Mais plus une technologie se complexifie, plus elle nécessite différents composants, ce qui ne facilite pas le recyclage. De plus, la teneur de certains métaux est parfois si faible que cela n’incite pas à la récupération. On peut toutefois penser la conception de manière à simplifier cette ultime étape. » Il y a d’ailleurs urgence. « Tout est prêt pour que les batteries soient vendues partout. On en imagine très bien les effets bénéfiques : en Afrique, par exemple, des villages reculés vont gagner en autonomie énergétique. Mais nous devons accompagner cette dispersion par une réflexion sur un modèle de collecte au moins aussi performant », souhaite le Pr Pirard. Par ailleurs, il faut être conscient qu’un recyclage optimal ne permettra pas de rencontrer nos besoins exponentiels en matériaux : même si nous récupérions tout le cuivre produit il y a 40 ans, il ne comblerait pas la moitié de nos besoins actuels.

BatterieTri 

Dans le domaine de l’extraction, Éric Pirard convoque l’économie locale et circulaire pour penser la réouverture des mines en Europe : « Ce serait une solution pour se rendre compte des impacts sociaux et environnementaux des activités extractives et mieux les contrôler. Une société organisée en circuits courts enraie un autre problème, celui d’une mobilité extrême et globale, rendue possible par un coût qui ne reflète pas son gaspillage énergétique. En étant bien organisé, nous pourrions trouver toutes les ressources dont nous avons besoin dans un rayon de 1000 kilomètres, à quelques exceptions près. Il y a du lithium au Portugal et en Serbie et du cobalt en Finlande... Nous pourrions ensuite développer et organiser des filières industrielles dans une perspective circulaire autour des différents cycles de vie des matériaux, le tout à l’échelle de l’Europe. » Les projets comme North Volt vont dans cette direction, mais ils restent humbles en regard du développement asiatique. Une solution de grande envergure ne verra probablement pas le jour, notamment pour des ques- tions d’investissements difficiles à assumer. Mais la question a le mérite d’alimenter les débats.

BATTERIES FLEXIBLES

Si le lithium-ion a encore de beaux jours devant lui, la large déclinaison de ses affectations encourage les réflexions autour de nouveaux matériaux. Une opportunité saisie par des laboratoires de l’ULiège, dont le Greenmat. « Nous nous intéressons aux technologies similaires au lithium-ion, mais plus respectueuses de l’environnement via le remplacement du lithium par le sodium, beaucoup plus abondant dans la nature. Nous travaillons également sur des batteries flexibles, qui ne nécessitent plus de feuilles conductrices en cuivre ou en aluminium, et sur la réduction de la taille des particules afin d’offrir des performances égales pour moins de matériaux utilisés », expose Bénédicte Vertruyen.

Tout récemment, le laboratoire a reçu un financement de la Région wallonne pour approfondir une belle recherche en matière de recyclages de silicium récupéré dans des panneaux photovoltaïques usagés. « Les nombreux éléments des panneaux photovoltaïques sont fortement imbriqués et mélangés, explique Bénédicte Vertruyen. Une fois désencapsulé des couches de verre et de polymère grâce à notre procédé, le silicium ne pouvait plus être utilisé pour le photovoltaïque. Il fallait le revaloriser autrement et, pendant trois ans, nous avons travaillé à son optimisation dans des anodes pour batteries. » Le nouveau financement va permettre de quitter ce stade fondamental pour démontrer la faisabilité à un niveau pré-industriel.

OPTIMISATION DES MATÉRIAUX

En cheville avec le monde industriel, les scientifiques jonglent sur deux échelles de temps et de valeurs. Comment optimiser l’acquis et chercher l’alternative ? Comment répondre aux contraintes économiques tout en étanchant sa soif de connaissances ? La Pr Nathalie Job (Chemical Engineering, ULiège) et ses collègues illustrent cette position à la croisée des chemins. « Nous tentons d’améliorer les technologies existantes. Les matériaux arrivent sous forme de poudre qu’il faut transformer en électrodes. Le LFP utilisé pour une cathode, par exemple, est ensuite collé à une surface conductrice par l’intermédiaire d’un liant dissous dans un solvant. On aboutit à une électrode composite dans laquelle les ions doivent circuler. Les matériaux, seuls, ne font pas une bonne batterie. La manière dont ils sont assemblés va influencer leurs performances. Une relation que nous étudions et qui n’est pas facilement identifiable. Nous cherchons aussi à minimiser la quantité de produits utilisés et à mieux réfléchir leur imbrication pour en faciliter le recyclage. En marge de ces optimisations, nous testons des procédés de fabrication moins polluants, proposant des alternatives aux solvants traditionnels souvent toxiques, cancérigènes et onéreux, et aux métaux comme le cuivre. »

Si des améliorations sont possibles, la technologie du lithium-ion aujourd’hui mature, est pratiquement exploitée au maximum de ses possibilités. De nouveaux matériaux seront nécessaires pour un saut technologique, en dépit des longs temps de développement des innovations. « Dans les années à venir, concède la chercheuse, une percée importante sera le remplacement des électrolytes liquides et inflammables par des polymères solides et plus stables. À ce niveau-là, la chimie organique est encourageante. »

Au-delà des différents problèmes liés à l’exploitation des métaux, les limites technologiques des batteries inorganiques pourraient être dépassées par des alternatives organiques. « Nous sommes encore loin d’une application industrielle à grande échelle, tempère Christophe Detrembleur, directeur de recherche FNRS en chimie des polymères et matériaux organiques, au département de chimie de l’ULiège. Mais leur développement est en pleine expansion. » Les électrolytes liquides actuels utilisés en batteries sont souvent inflammables et toxiques. « Nous cherchons à fabriquer des électrolytes solides constitués de polymères synthétiques non inflammables dérivés de molécules organiques qui peuvent être (partiellement) issues de la nature. La grande limite reste la mobilité du lithium, plus faible que dans un liquide, ce qui limite les performances de la batterie. Nous essayons de pallier ce problème. Nous avons notamment testé des polymères électrolytes solides, que nous avons préparés à partir du CO2, dans des piles lithium avec cathode à base de LFP. Le dispositif est prometteur ! » L’horizon, pour Christophe Detrembleur, reste l’aboutissement d’une batterie entièrement organique.

La nature est remplie de molécules qui réalisent des réactions d’oxydoréduction, au cours desquelles s’opèrent des transferts d’électrons, essentiels au fonctionnement du monde du vivant (par exemple, au cours de la photosynthèse des végétaux). Un des composants principaux du bois, la lignine, contient ce type de molécules dites “rédox”. « Il y a quelques années, le Suédois Olle Inganas en a fait une électrode. Depuis, chacun y va de son expertise pour développer des matériaux d’électrodes organiques issus de cette ressource renouvelable. Nous, nous préparons des polymères synthétiques en repiquant les fonctions qui nous intéressent (celles qui échangent les électrons) et adaptons la structure du polymère pour optimiser les performances de l’électrode et donc de la batterie », se réjouit Christophe Detrembleur. Les promesses sont époustouflantes. Certains systèmes de batteries cyclent plus de 30 000 fois pour des temps de recharge de quelques secondes à peine ! Quant à la ressource, elle est abondante. « La lignine est un déchet de l’industrie papetière. Et le bois, contrairement aux métaux, ne prend pas des centaines de millions d’années pour se former et ne doit pas à être extrait de la roche. C’est de surcroît une matière biodégradable et non toxique », poursuit Christophe Detrembleur. Pour le moment, la principale limitation est le volume important de la batterie dû à certaines contraintes techniques.

À l’heure actuelle, cependant, des prototypes de batteries organiques à flux émergent. « Je pense que c’est par là que les batteries organiques pénétreront le marché. Ce sont des systèmes très simples à la conception et l’enjeu du volume est moins primordial pour le stationnaire que pour le mobile. En outre, les batteries à flux actuelles contiennent du vanadium, un produit particulièrement toxique et corrosif. Mais des alternatives organiques beaucoup plus respectueuses de l’environnement se révèlent concurrentielles en utilisant notamment des molécules inspirées de la lignine pour les électrodes et de l’eau comme électrolyte non toxique et bon marché », relève Christophe Detrembleur. Mais il n’est pas certain que le bois remplacera le lithium-ion dans la prochaine génération de smartphones.

ERASMUS MUNDUS

En partenariat avec la KTH de Stockholm, l’université de Lisbonne et l’université ouverte du Sri Lanka, l’ULiège a soumis début 2019 un projet Erasmus Mundus de Master In Energy Storage. « Le stockage de l’énergie, qu’il soit pour le court terme ou pour le long terme, requiert des compétences variées. Les regrouper en un seul cursus nous semble nécessaire », confie Grégoire Léonard, professeur associé en chimie appliquée à l’ULiège, spécialisé dans le stockage intersaisonnier.

Ce master de deux ans devrait connaître sa première rentrée en septembre 2020. Les étudiants suivront des semestres dans les différentes universités partenaires en Europe. « Nous voulons en faire des ingénieurs capables de proposer des solutions aux défis que le stockage soulève. Ils devront relever des challenges proposés par des partenaires industriels », ajoute Grégoire Léonard.

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