Le Covid-19 : une maladie de croissance

Carte blanche à Bruno Frère, sociologue, maître de recherches du FNRS

Dans Omni Sciences
Photo J.-L. WERTZ

À l’heure où j’écris ces lignes, autour du 14 avril 2020, le monde est toujours à l’arrêt. Nous vivons un étrange moment. Tantôt notre attention est captée par les médias donnant la parole aux “experts” affolés annonçant une récession sans précédent, une perte majeure de points de PIB et une chute vertigineuse de la croissance. Tantôt elle l’est par le chant des oiseaux, l’air pur et le calme revenus dans des espaces publics jadis engorgés de voitures, de vrombissements d’avions et de passants pressés de se rendre à leur travail pour assurer la tâche qui leur a été assignée dans la course effrénée à la rentabilité économique. Même les eaux de la lagune vénitienne, débarrassée des tonnes d’hydrocarbures qu’y délaissaient les navires de croisière, ont retrouvé leur bleu transparent.

Y aurait-il donc un lien entre notre course à la croissance et la destruction de notre environnement et de notre qualité de vie ? À cette question, les scientifiques et économistes hétérodoxes du Club de Rome (qui publièrent en 1972 Les limites de la croissance) répondaient déjà par l’affirmative il y a 50 ans. Le phénomène pandémique que nous traversons actuellement nous rappelle une nouvelle fois à ce triste constat. Les biologistes ont depuis un certain temps établi que la destruction des forêts pour satisfaire les appétits de l’industrie du bois ou des promoteurs immobiliers rapprochaient divers animaux (pangolins, chauves-souris, etc.) des humains, favorisant la transmission de virus d’une espèce à une autre. De plus, le mono-élevage industriel, incitant à la reproduction d’animaux clones les uns des autres (alors que la variation génétique entre individus est une barrière à la transmission de virus), rassemblés dans des espaces très confinés,  favorise également le développement et la transmission de virus très robustes jusqu’à l’humain qui les élève (SRAS, H1N1), etc.

On aurait aimé que la propagation du Covid-19 soit le fruit du hasard. Mais l’effroi qui nous terrasse aujourd’hui n’est pas seulement la promesse de nombreux morts. C’est aussi et surtout le sentiment diffus que cette fois, notre système économique y est pour quelque chose. À l’ère de l’anthropocène, les dégâts provoqués par le Covid-19 sont bel et bien auto-produits, comme “manufacturés” par notre modernité productiviste pourrait-on dire en reprenant le diagnostic que posait J.-F. Orianne dans une récente carte blanche. Pas plus que les attentats terroristes, les crises migratoires ou les crises financières, cette crise sanitaire ne s’abat sur nous de l’extérieur, en traître. Que l’origine soit le pangolin, espèce initialement sauvage qui aujourd’hui fréquente les humains, l’élevage industriel, ou la fuite du virus hors d’un laboratoire chinois (hypothèse qui reste largement à démontrer) ne change rien à l’affaire. Nous sommes en présence d’un agent pathogène qui se transmet de l’animal à l’humain à l’occasion des nouvelles promiscuités imposées par un paradigme économique qui mobilise et exploite tous les êtres dont il peut tirer un profit. Il restait à l’humain à le transporter aux quatre coins du monde à la vitesse des avions qui s’empruntent de nos jours comme on emprunte un simple vélo.

PENSER LA PANDÉMIE AVEC ISABELLE STENGERS

À présent que le virus est là, produit et véhiculé par notre modèle civilisationnel “moderne”, nous nous mettons à tirer tous azimuts. Comme un corps souffrant de maladie auto-immune finit par éradiquer des cellules nécessaires à sa survie pour supprimer un intrus, notre modernité risque, elle, bel et bien de détruire les assises fondamentales sur lesquelles elle repose pour éradiquer le Covid-19. Au nom de l’ordre public et en invoquant l’extrême urgence, des gouvernements auxquels ont été confiés des “pouvoirs spéciaux” envisagent sérieusement le traçage numérique des personnes, mettent les parlements sur la touche, autorisent des dérogations exceptionnelles aux Constitutions démocratiques, exigent des sauf-conduits pour se déplacer en rue... Comme l’évoque encore Orianne : À chaque crise auto-produite (financière, terroriste, migratoire, sanitaire, etc.), l’autoritarisme légitime de la prévention gagne du terrain sur le débat démocratique et l’intelligence collective.

Nous aimerions prendre le luxe de nous arrêter un instant dans le fracas et le tumulte du moment. Nous aimerions nous extirper, l’espace de quelques lignes seulement, du brouhaha médiatique à travers lequel on entend pourtant déjà confusément certains estimer qu’il faudra se dépêcher de relancer après “la crise” la domestication/destruction du monde de la nature et des êtres qui le peuplent à des fins de consommation massive, ce sans quoi on risquerait de sonner le glas de la croissance. Isabelle Stengers, dans un essai au titre presque prémonitoire – Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient (2009), nous invitait à prendre le temps du pharmakon. Ce terme, issu de la tradition grecque, évoque l’art de faire attention et de prendre soin. Il peut faire office de remède s’il est manipulé avec patience et vigilance ou de poison s’il est manipulé de façon expéditive, unilatérale et à de mauvaises fins.

Car tel est bien le paradoxe de notre situation. Comme l’indique aussi le sociologue Bruno Latour dans ses derniers essais, notre monde aujourd’hui réagit violemment au traitement que lui inflige depuis un siècle notre civilisation thermo-industrielle qui exploite à l’envi ses ressources naturelles et humaines : pandémies, tornades, désertifications et réchauffement climatique sont autant de réactions à un processus d’asservissement productiviste. La question devient donc : allons-nous, à l’issue de cette crise, trouver le moyen de bien prendre soin de cette Terre et des êtres qui la peuplent ou allons-nous lui infliger un traitement exclusivement technoscientifique qui risque d’aggraver encore le mal ?

À l’heure actuelle, on peut craindre que, faute de refonte profonde de notre imaginaire économique et faute d’une politisation réelle de problèmes à ce jour confinés dans l’ordre moral, la réponse à cette question reste négative. Mais tout espoir n’est pas perdu.

DE L’URGENCE DE L’OBJECTION DE CROISSANCE

Commençons par la refonte de notre imaginaire économique. On aimerait que, troublés par ce phénomène, nos responsables se mettent enfin à l’écoute de ceux qui, depuis presque un demi-siècle (que l’on pense à Gorz, Illich ou Latouche hier, à Fressoz, Bonneuil ou Charbonnier plus récemment) montrent le mirage d’une “modernité économique” vectrice de “progrès”. Ils sont plus nombreux encore à affirmer aujourd’hui qu’il est urgent de renouer avec les pratiques alternatives (comme la permaculture ou la biodynamie) de petites exploitations paysannes, en lien direct avec les consommateurs et bien plus respectueuses des animaux. Cette agriculture paysanne-là, le productivisme armé de sa technologie et d’intrants chimiques variés, tous plus “efficaces” les uns que les autres, l’a discréditée, renvoyée à une époque révolue, archaïque, voire rétrograde.

Pourtant, de changement de cap on peut douter qu’il en sera question si nous ne réagissons pas. La parole sera donnée à de nouveaux “experts” qui, sans davantage prendre le temps de ralentir pour réfléchir, vont certainement proposer non pas de se passer de l’agro-industrie mais de la “perfectionner”, grâce à “l’innovation” et aux “nouvelles technologies des entreprises de l’avenir”. Des firmes phamaceutiques vont certainement rapidement flairer le nouveau marché en suggérant par exemple la mise au point de nouveaux désinfectants ou de médicaments susceptibles de renforcer l’immunité au sein d’élevages industriels. D’autres vont certainement “innover” en envisageant les techniques de mutation génétique qu’il faudrait faire subir à tel ou tel animal pour qu’il ne puisse plus transmettre de virus à l’humain. Tout cela sans se rappeler naturellement, comme l’expérience Monsanto nous l’a pourtant enseigné, que sans principe de précaution élémentaire “l’innovation” peut être dévastatrice (on se souvient de l’apparition de mauvaises herbes et d’insectes résistants ou encore du drame de tous ces paysans pauvres contraints chaque année de racheter à la multinationale leurs graines stérilisées). Nous n’aurons pas le temps des précautions car il faudra continuer à produire et élever brutalement, massivement, de façon à maintenir le PIB... Envisager de manipuler vertueusement le pharmakon, c’est ici apprendre à s’inquiéter réellement de notre Terre, quitte à remettre radicalement en question notre modèle économique qui, arguant d’une nécessaire croissance, se réfugiera toujours derrière les technosciences (lesquelles n’ont rien à voir avec la Science, publique) pour assurer qu’il reste possible de continuer le business as usual.

Manipuler vertueusement le pharmakon, si nous voulons éviter de nous tromper d’antidote, c’est aussi remettre au centre le traitement démocratique du problème pandémique, à ce jour envisagé sur le plan de la seule morale. Responsabilité individuelle et solidarité compassionnelle seraient les deux vertus nécessaires et suffisantes pour nous permettre de sortir de la tourmente. Or, à plus d’un égard, on peut avoir l’impression que l’insistance sur ces deux vertus morales joue aussi le rôle de voiles pudiques jetés par nos responsables et les médias sur les questions qui fâchent et qui divisent, précisément parce qu’elle concerne des questions éminemment politiques au sujet du projet de société qui est le nôtre, à nous autres qui nous pensons “modernes”.

SOIGNER PAR LE POLITIQUE

Envisageons d’abord ce que nous appelons ici la morale compassionnelle. Nécessaire, elle peut aussi s’avérer être un pharmakon empoisonné si elle est utilisée seule.

Dans un élan de solidarité humaine remarquable, nous applaudissons tous régulièrement depuis nos balcons celles et ceux qui, tous les jours, risquent leur santé à soigner les malades atteints du Covid dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite. Quoi de plus rassurant pour l’avenir de nos sociétés dites individualistes que de voir resurgir cette sollicitude à l’égard du personnel soignant qui pour nous prend des risques. Ce qu’il fait est admirable, personne n’en disconviendra. Certains ont, à raison, suggéré de joindre aux destinataires de leurs applaudissements toutes ces autres professions indispensables qui, des éboueurs aux caissières des grands magasins, sont celles qu’on laisse aux populations “ethnicisées”, traditionnellement méprisées par le reste du corps social. Et c’est vrai, une sorte de solidarité primaire comme disent les sociologues (immédiate, chaleureuse, émotionnelle et presque palpable depuis nos balcons) se trouve rappelée et renforcée par l’action courageuse de ces héros du quotidien.

Mais remplir l’espace public de cette émotion, c’est aussi réduire la place que nous devrions consacrer aux débats démocratiques sur l’urgence du renforcement de la soli- darité secondaire. Cette solidarité secondaire est celle que les démocraties occidentales ont été contraintes de mettre en place, sous la pression de luttes sociales, de la fin du XIXe siècle aux “trente glorieuses”. Santé, instruction gratuite, sécurité sociale, allocation de vieillesse, de handicap ou de chômage, congés payés, etc. font partie de ces dispositifs propres à la solidarité secondaire. Celle-ci est d’un niveau supérieur, public et transversal. Et elle ne dépend plus de la bonne volonté des proches, parents, ami·e·s, médecins ou infirmières dévoué·e·s. Elle est, comme on dit, institutionnalisée. Or cette solidarité-là est celle que précisément nos gouvernements, sous prétexte de “bonne gouvernance”, travaillent à “rationaliser” et donc à amenuiser depuis une trentaine d’années à coup de “réformes nécessaires”. Car rationalisation rime toujours avec diminution et restriction, jamais avec “refinancement” de tel ou tel secteur, par exemple par le biais de taxes sur les transactions financières ou sur le capital.

COVID ET VIDE CRITIQUE

Le gouvernement précédent (qui comptait notre première ministre actuelle comme ministre du budget) évoquait ainsi le “manque d’efficience” et la “surcapacité de l’offre” pour justifier les coupes draconiennes dans le domaine de la santé (902 millions d’euros) susceptibles de contribuer à “l’équilibre budgétaire” digne d’une “bonne gouvernance”. Ce fameux équilibre est traditionnellement exigé par la BCE car les banques qui ont prêté aux États veulent s’assurer du remboursement effectif de ces dettes, mais aussi et surtout de leurs dividendes. Et alors même que d’aucuns, comme au sein du Club de Rome, rêvaient encore il y a peu de banques dirigées par des élus du peuple, aujourd’hui ces derniers répondent aux injonctions d’un secteur bancaire complètement privatisé. Dans un projet de société démocratique, le politique contrôle l’économique. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se passe. L’économie, s’étant affranchie de tout contrôle démocratique, conduit les plus progressistes de nos représentants à la résignation : « Que voulez-vous ? Nous n’avons pas le choix, il faut bien faire des économies, se montrer pragmatique et se soumettre à la nécessité : réduisons les dépenses, privatisons les secteurs publics rentables et appelons-en à la charité de généreux donateurs privés pour le reste. » En un mot comme en cent : renonçons à organiser démocratiquement la solidarité (secondaire) et espérons que la solidarité privée (primaire), qu’elle soit celle d’individus dévoués ou celle des fondations Total ou Microsoft sera suffisante pour alléger les souffrances des plus précarisés qui ne pourront pas se payer les assurances requises.

L’héroïsation isolée de ceux qui assurent les services fondamentaux évoqués plus haut permet de ne pas traiter avec soin ces questions. On omet qu’il est aussi de notre responsabilité collective d’élever le débat au niveau politique. Y aura-t-il quelqu’un après cette crise pour rappeler publiquement que les éboueurs, les caissières ou les infirmiers/ières sont aussi les travailleurs/euses les plus mal payé·e·s, souvent d’origine étrangère pour les uns, femmes pour les autres ? Y aura-t-il quelqu’un pour rappeler que les pompiers new-yorkais ovationnés lorsque les tours du World Trade Center se sont effondrées, presque aussi vite oubliés, sont restés au bas de l’échelle des salaires ? Va-t-on réellement se mettre à se demander qui mérite quoi dans cette société qui jusqu’à présent fait la part belle à ceux qui s’enrichissent sans travailler, en se contentant d’“investir” l’argent accumulé grâce au labeur d’autrui ? Se contentera-t-on de décerner une médaille aux héros ou ferons-nous usage du pharmakon pour nous soigner de l’exploitation de la Terre et des classes sociales subalternisées ? Évoluerons-nous vers un monde où, par le truchement de nouveaux mécanismes de solidarité secondaire, les entrepreneurs les plus “successful” restitueront au réseau gigantesque de ressources naturelles et humaines à l’origine de leur colossale fortune, une partie de la richesse qu’ils leur ont dérobée ? Ou persisterons-nous, bille en tête, à poursuivre la croissance de leurs profits, sans remettre en question le vol sur lequel repose leur capital comme disaient jadis les anarchistes ? Car qu’il s’agisse du vol infligé à la Terre ou de celui que l’on inflige aux humains (et animaux) travailleurs, sans jamais se sentir redevable ni à l’égard de l’une ni à l’égard des autres, il en retourne finalement de la même chose.

INSUFFISANTE RESPONSABILITÉ INDIVIDUELLE

Envisageons à présent le second volet de l’impasse morale dans laquelle le climat ambiant nous conduit. Celui que nous avons qualifié de morale de la responsabilité individuelle. Ici encore, utilisée seule pour contrer le Covid-19, c’est-à-dire sans écho politique et collectif, elle peut relever de l’usage nuisible du pharmakon. Car à aucun moment ceux qui ont pensé les mesures de confinement d’abord, et ceux qui ont dressé les procès-verbaux à l’encontre des contrevenants ensuite, n’ont posé le problème en prenant la mesure de ce que l’on pourrait appeler, en paraphrasant Paul Ricoeur, un soupçon sociologique élémentaire. Il s’est toujours trouvé des citoyens zélés pour accompagner les mots d’ordre du pouvoir en condamnant sur les réseaux sociaux ici et là quelques bandes de jeunes “inconscients” aperçus regroupés dans tel ou tel parc public. Dans ces dénonciations publiques des “irresponsables” et dans la bouche même de ceux qui nous dirigent, on a rarement pu entendre qu’il est presque impossible de respecter le confinement lorsque l’on vit à plus de six dans 50 m2, pas toujours salubres, sans jardin ni terrasse, et parfois même sans papiers. Sortir travailler est une nécessité vitale pour celui ou celle qui, pour survivre, n’a que le liquide que lui rapporte son travail au black. Les amendes sont tombées, sans distinction de classes sociales ou d’origine, sans qu’à aucun moment on ne se soit posé la question de savoir si telle ou telle bande issue de tel ou tel ou tel quartier défavorisé bruxellois avait vraiment “choisi” d’attendre du travail sur le trottoir ou de passer du temps de confinement dans un parc plutôt que dans le jardin d’une grande propriété privée à La Hulpe. Soumis au devoir de responsabilité individuelle morale, nous sommes incités ici encore à ne pas faire usage démocratique du pharmakon, et, en somme, à ne pas prêter attention à ces problèmes sociaux dont la réelle résolution n’incombe en définitive pas d’abord à l’action morale mais à l’action politique.

DOMINATION ET JUGEMENT MORAL

Le plus précaire reste montré du doigt. Irresponsable face au coronavirus, il l’est aussi, dans sa vie personnelle, faute d’avoir été suffisamment “entrepreneur de lui-même”, lui rappellera-t-on. On va en revanche, toujours en éludant la question politique, louer l’engagement moral de Total, L’Oréal, Danone ou Hermès dans la “guerre” contre le virus. Ces entreprises ont en effet annoncé refuser les aides de l’État en France, au prétexte qu’elles sont éminemment conscientes que de plus petites entreprises, ne disposant pas d’une trésorerie suffisante, en auront davantage besoin... Que l’on puisse avoir imaginé qu’il soit possible d’utiliser les impôts des citoyens pour sauver des entreprises dont ils ne voient en temps normal jamais la couleur des dividendes interpelle déjà. Mais que l’on s’extasie devant celles qui refusent de telles aides laisse carrément interdit. Merveilleux élan de solidarité ? On peut en douter, le capitalisme ne pouvant jamais se doter d’une morale que par surcroît, pour voiler l’exploitation des ressources humaines et naturelles dont dépend fondamentalement l’extraction de la plus-value. Non, les quatre multinationales évoquées ont en réalité bien saisi le message du ministre des Affaires économiques : les entreprises qui mobiliseront les aides de l’État ne pourront pas rétribuer leurs actionnaires pour 2020. Si d’aventure, toutes les entreprises du CAC 40 remettaient en question le payement des dividendes, c’est quelques 18 milliards d’euros qui seraient libérés. Dès lors que l’on sait que ces dividendes servent surtout le réinvestissement dans l’économie financiarisée, dans l’immobilier privé ou dans le marché du luxe – autrement dit dans l’enrichissement personnel et pas dans l’économie réelle – on comprend que les conseils d’administration de ces multinationales préfèrent se passer des aides publiques. Ils peuvent du reste ne pas s’inquiéter pour l’avenir. Sous prétexte de maintenir l’emploi, tout sera certainement mis en œuvre après la crise pour aider le secteur immobilier, l’agro-industrie, mais aussi l’industrie aérienne, l’industrie pétrolière... ou celle des bateaux de croisière qui reviendront noircir les eaux de la lagune vénitienne, assurant le redressement de la “croissance” du secteur du tourisme italien. La BCE a déjà libéré 750 milliards...

Faire porter l’opprobre sur le comportement individuel tout en magnifiant le remarquable sens des responsabilités des grandes enseignes, c’est aussi nous rappeler au mot d’ordre de la croissance. Le comportement individuel qui convient est celui du consommateur, pas celui qui voudrait faire usage politique du pharmakon : « Ne sortez plus ! Mais consommez, il y va de votre contribution au maintien de la croissance ». Alors que le confinement est en train de nous apprendre l’inanité d’un grand nombre de biens superflus, le marketing se rappelle à nous partout (sur nos écrans, dans la rue...) comme pour s’assurer que nous n’oublions pas qu’il faudra répondre présent lorsqu’il faudra “relancer la croissance”. Les messages de nos responsables que l’on retrouve dans les discours des “annonceurs” s’entrechoquent : “restez chez vous”, “prenez soin de vous, et des autres”... mais n’oubliez pas d’acheter toutes ces choses inutiles que nous vous suggérons pour vous aider à passer le cap du confinement.

NI POISON NI PLACEBO

La crise du Covid-19 exprime la crise écologique. Elle en est même le duplicata sanitaire. Elle agit comme un révélateur de la recherche forcenée de croissance, laquelle ne peut intrinsèquement pas devenir “verte” comme on l’entend parfois. Produire de la viande impliquera toujours de déboiser et de tolérer d’importants dégagements de gaz. Et, exemple classique, une voiture électrique exigera toujours pour être construite des ressources colossales (sans parler du liquide toxique non recyclable contenu dans ses batteries).

Mais les “annonceurs”, s’ils nuancent leurs propos, vont nous dire de consommer mieux, certainement pas de consommer moins. Ils peuvent profiter des exhortations à culpabiliser et à faire ce que l’on peut à “notre petite échelle”, que ce soit pour le coronavirus (par exemple offrir des masques, faire un don à un hôpital) ou pour l’environnement (trier ses déchets, ne plus faire usage de sacs plastiques, passer au véhicule électrique). Du moment que l’on ne renonce pas aux voitures, aux smartphones et aux voyages en avion dont nous sommes si friands. Tous ces petits gestes sont autant d’élans moraux qui permettent de ne pas politiser le débat et qui conduisent, seuls, à faire un usage du pharmakon qui risque bien d’empoisonner encore davantage le corps social.

Cependant, en faire un usage vertueux (qui ne le transforme pas en poison ou en placebo) est peut-être en ce moment plus que jamais possible. Certes, les forces conservatrices se manifesteront. Prendre soin de la Terre au point de remettre en question nos modes d’élevage, la destruction de l’habitat forestier de nombreuses espèces et les échanges internationaux ? Refinancer la santé et la Sécurité sociale en allant chercher l’argent où il se trouve à savoir chez les annonceurs, les investisseurs et les actionnaires ? Interdire la publicité pour ces dangereux SUV, véritables tanks ultra-polluants lancés à toute allure sur nos routes pour des raisons de santé publique ? « Vous n’y pensez pas ! N’oubliez pas que nous sommes engagés dans une compétition dont dépend notre prospérité », s’exclameront les experts. « De notre consommation et de leurs investissements dépend la croissance ! » Ainsi que la prochaine crise ? s’amuseront les plus cyniques...

Mais, chose heureuse, les lignes bougent. La crise actuelle semble avoir fait naître dans la population une méfiance à l’égard des promesses technoscientifiques et une soif de démocratie quant à la construction du monde d’après. Les professions subalternes elles-mêmes donnent de la voix bien au-delà des honneurs moraux qu’on leur promet. Et les circuits courts défient aujourd’hui largement l’agro-industrie. Autant d’usages vertueux du pharmakon qui, peut-on espérer, finiront peut-être par venir à bout de la maladie de croissance dont souffre notre “modernité”.

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