À distance

Révolution programmée en médecine

Dans Univers Cité
Dossier Patricia Janssens – Illustration Frank Hames

L'incidence des cancers cutanés est en nette augmentation depuis plusieurs années; c’est le cas du mélanome également, un des cancers les plus agressifs. Et si le dépistage précoce est certainement la clef pour réduire la morbidité et la mortalité de ce type d’affection, force est de constater que les dermatologues ne peuvent plus faire face aux demandes de consultation dans un délai raisonnable. « La solution est de collaborer davantage avec les médecins généralistes afin qu’ils puissent déceler ce qui est urgent, explique le Dr Thomas Damsin, assistant clinique de dermatologie chez le Pr Arjen Nikkels au CHU de Liège. C’est l’objet du projet TeleSpot. »

TeleSpot – encore en phase de test – entend mettre à disposition de la médecine de première ligne une aide diagnostique rapide et fiable face à une lésion pigmentée suspecte de malignité. « En Belgique, reprend Thomas Damsin, une visite sur huit concerne des problèmes cutanés (eczéma, verrue, grain de beauté, urticaire, etc.). Mais, paradoxalement, c’est sur ce plan que les généralistes sont les moins bien formés. L’avis du spécialiste est donc fréquemment demandé, ce qui engorge les consultations et allonge le délai pour obtenir un rendez-vous “in person” de cas référés inutiles. Un premier tri doit donc être opéré dans les cabinets du médecin de famille. »

TÉLÉDERMOSCOPIE

Le projet TeleSpot leur fournit un dermatoscope spécifique. « Il s’agit d’une loupe en quelque sorte qui s’adapte directement sur le smartphone. Le médecin peut faire une photo de la lésion à l’aide de cet outil, puis l’envoyer (en la contextualisant) sur une plateforme sécurisée du CHU à l’attention du dermatologue. » Cet examen, simple et totalement indolore – on parle de télédermoscopie –, permet de visualiser la lésion avec un très fort grossissement et augmente la précision diagnostique de 30% environ. Depuis la mise en place du système en septembre 2019, le Dr Damsin a reçu 100 clichés : 97 d’entre eux ont été résolus après un échange avec le praticien, seuls trois cas urgents ont conduit à une chirurgie complète de la lésion. Une solution qui désengorge les salles d’attente chez le spécialiste et rassure rapidement la grande majorité des patients.

Couplé demain à l’intelligence artificielle, le dermatoscope apportera bien davantage encore. Grâce aux super-algorithmes, la photo de la lésion sera comparée immédiatement à des milliers de clichés, à des centaines de publications sur des lésions du même type : le dermatoscope connecté repérera ainsi tous les cas douteux, suspects de malignité. « Il faut avoir l’humilité de l’admettre, continue Thomas Damsin, ces techniques sont extrêmement performantes : la performance diagnostique des machines surpasse celle de l’homme, même celle du dermatologue expérimenté en dermoscopie. »

La télémédecine est née. Mieux : elle effectue des pas de géant. Polymorphe, le vocable regroupe à la fois la téléconsultation (une consultation effectuée par visioconférence), la télé-expertise (le praticien demande un avis à un collègue à distance), la télésurveillance (le médecin interprète des données médicales d’un patient à distance : lecture d’image de radiologie par exemple), voire la télé-assistance (l’aide à distance pour la réalisation d’un acte médical, chirurgical notamment). Ces solutions augmentent l’acces- sibilité des soins, en particulier dans les régions moins peuplées ou dans les zones moins bien pourvues en cabinets médicaux. C’est également une façon de désengorger les consultations intempestives aux urgences.

LE NUMÉRIQUE AU CHEVET DU PATIENT

Pour Philippe Coucke, professeur en radiothérapie et observateur avisé du monde de la santé, le secteur des soins ne pourra se passer des nouvelles technologies : le vieillissement de la population – et en corollaire la prolifération des maladies chroniques et la multiplication des pathologies lourdes –, la pénurie avérée du personnel soignant et la féminisation de la profession (les docteures travaillent volontairement moins que leurs collègues masculins) imposent de repenser notre modèle de soins afin de faire face aux multiples défis à venir. « Aujourd’hui, la telé-expertise facilite les échanges entre médecins, à distance, grâce à des outils numériques. Demain, le patient lui-même s’adressera au thérapeute via quantité d’objets connectés à internet. Notre système de soins de santé est clairement bousculé par cette nouvelle donne », observe le Pr Philippe Coucke.

Remboursées depuis septembre 2018 en France, les téléconsultations médicales se multiplient. Dans les régions un peu esseulées, certaines pharmacies abritent des box dans lesquels le patient peut, en toute discrétion, parler à son médecin via un écran et effectuer quelques gestes de base : relever sa tension, prendre sa température, faire un fond de gorge, etc. Des éléments indispensables au médecin pour poser un diagnostic, puis délivrer électroniquement une prescription.

Mais pour Philippe Coucke, il ne fait aucun doute que l’histoire de la médecine va s’accélérer, grâce à une formidable convergence entre les secteurs technologiques regroupés sur l’acronyme NBIC (nanotechnologie, biotechnologie, technologie de l’information et technologie cognitive)”. « Pendant plusieurs siècles, explique-t-il, le stéthoscope a constitué l’outil essentiel pour ausculter les poumons et écouter le rythme cardiaque, mais les nouveaux procédés mesurent maintenant ces paramètres de façon beaucoup plus fiable. Face à une radiographie, l’œil humain – même celui du praticien exercé – a des limites que ne connaît pas l’ordinateur qui peut la comparer à des milliers d’autres radios et déceler les plus minuscules lésions. C’est ce que l’on appelle l’intelligence artificielle (IA). Basée sur des répertoires de données exponentielles, les systèmes d’IA sont capables de livrer une analyse plus fine, plus nette que le meilleur des radiologues. Pourquoi se priver d’un tel outil ? »

Et l’on peut multiplier les exemples à l’envi. L’institut Curie participe aujourd’hui au projet “Prairie” qui vise à appliquer l’IA à l’anatomopathologie (l’analyse des tissus). L’ambition est de fournir à la machine des milliers d’images accompagnées de diagnostics exacts afin qu’elle puisse procurer une analyse minutieuse lorsque lui sera soumis un nouveau cas. Pour le Dr Christophe Le Tourneau, “on peut imaginer que le logiciel, à l’avenir, ne tienne pas seulement compte des prélèvement eux-mêmes mais aussi du contexte, de l’âge du patient, de son sexe, et d’autres données. Les progrès de l’imagerie et l’analyse d’images rendront possibles des dépistages précoces et des traite- ments plus ciblés.

CHANGEMENT DE PARADIGME

telemedecine illu-NB Pour le Pr Coucke, l’IA apportera une aide précieuse au médecin, dans bien des domaines, lui laissant aussi le temps de se centrer sur la relation humaine. « Se faisant, poursuit-il, il ne fait aucun doute que la généralisation des ressources numériques conduira à repenser le modèle sur lequel est basée notre Sécurité sociale. Des études en Belgique ont montré que 50% des actes médicaux étaient inutiles. L’OCDE a démontré que le taux d’inefficience dans le système de soins est de 42 %, essentiellement par la lourdeur administrative. En Australie, des enquêtes ont révélé que, posé par un médecin établi, un diagnostic sur 20 était mauvais. Il est urgent de changer de paradigme et d’axer tous nos efforts – et nos moyens – sur la prévention plutôt que sur les soins. Ce qui suppose de rétribuer les thérapeutes non plus à l’acte comme aujourd’hui mais au forfait, tout en évaluant la qualité des actes médicaux. » Seule façon selon Philippe Coucke de sauver notre système de Sécurité sociale.

Volontiers présentées positivement, les technologies digitales n’ont-elles pas cependant un talon d’Achille ? « Pour moi, la principale inquiétude réside dans le constat suivant : les acteurs de ces nouvelles applications s’appellent Apple, Amazon, Alphabet, Microsoft et Facebook. Ils investissent des centaines de millions de dollars dans le domaine de la santé, ils collectent les données, imaginent des applications utiles et réfléchissent à l’échelle mondiale. Le secteur de la santé sera donc de plus en plus aux mains du privé. Est-ce raisonnable ? Il est grand temps que les pouvoirs publics fassent alliance avec ces masto- dontes financiers pour sauvegarder la médecine du futur », conclut le Pr Philippe Coucke.

Main dans la main

Le constat étonne : selon l’OMS, un patient sur deux ne suit pas correctement son traitement – posologies, régimes, indications diverses – sur le moyen et le long terme. Dans certains cas, l’inobservance flirte avec les 70, voire 80 %. Une attitude qui peut avoir de graves conséquences sur la santé du patient et qui a, aussi, un coût élevé pour la société. Manifestement, la prise en charge médi- cale, historiquement développée pour faire face aux pathologies aiguës, semble moins bien adaptée à la progression des maladies chroniques (diabète, hypertension, insuffisance respiratoire, etc.). La solution réside-t-elle dans une meilleure collaboration entre le personnel soignant et les malades ? Beaucoup d’études le laissent penser et plaident pour une plus grande implication des patients dans le système de santé : c’est ce que l’on appelle l’“approche patient partenaire de soins ” (APPS) qui recouvre l’engagement des patients dans leurs propres soins ainsi que dans l’amélioration de la qualité des soins et des services et dans la gouvernance du système de santé.

Au CHU de Liège notamment, un comité d’usagers recueille les remarques des malades sur des points concrets (le confort des sièges de dialyse, l’accueil dans le service, les repas, etc.) et apporte aux équipes médicales le point de vue des soignés, leur expérience de la maladie et de l’usage des services de santé.

« Les enquêtes menées montrent que la visite chez le docteur, spécialiste ou non, est encore teintée de paternalisme, ce qui ne facilite pas toujours l’indispensable dialogue avec le praticien, explique Benoît Pétré, chargé de cours au département de santé publique, directeur du projet et cheville ouvrière du colloque. Le patient est encore trop souvent considéré comme un bénéficiaire des services de santé plus que comme  un acteur à part entière de ces mêmes services. Or les malades manifestent leur volonté d’être considérés de manière holistique et singulière. Par ailleurs, il est avéré qu’un dialogue constructif participe à faire adhérer le patient à sa thérapie et augure d’un meilleur respect de celle-ci dans le temps. Le même constat est valable à l’échelle de l’organisation des soins de santé. Ainsi, le “partenariat de soins” répond-il à deux impératifs. Éthique d’abord : le patient est un adulte qui veut être informé et partie prenante dans sa thérapie ; d’efficacité ensuite : les travaux de recherche tendent à montrer que l’implication du patient donne des résultats positifs dans l’évolution de la maladie, augmente la qualité des soins et diminuerait les coûts des orga- nismes assureurs. »

Un colloque (prévu fin mai et qui a dû être postposé au 13 octobre) exposera les résultats du projet Interreg et dressera une liste de recommandations à l’intention des pouvoirs politiques, des managers des soins de santé, du personnel soignant, des centres d’enseignement et de recherche et collectifs de patients. Parmi les orateurs présents lors de cette rencontre, on devrait recevoir la chercheuse Olivia Gross (université de Paris XIII), auteure de L’engagement des patients au service du système de santé (2017).

Colloque “Approche patient partenaire de soins”

à l’intention des médecins et équipes médicales, desmanagers d’institutions, des décideurs politiques, de lacommunauté scientifique.
Le 13 octobre (lieu à préciser), consultez le site www.patientpartner.org

Maison Medicale-CSOA-NB

Maison médicale

Chargé de cours à la faculté de Médecine de l’ULiège, Philippe Burette est généraliste au Centre de santé intégré de l’Amblève à Aywaille. 6000 patients inscrits fréquentent cette structure qui compte une quarantaine de personnes

LQJ : La télémédecine est-elle déjà entrée dans votre pratique ?

Philippe Burette : Oui. Depuis plusieurs années, nous utilisons les tablettes et autres smart- phones dans notre quotidien professionnel. La télédermoscopie est en phase de test dans notre centre et nous avons organisé un partage des dossiers en ligne entre praticiens. Une salle de téléconférence nous permet de participer – sans nous déplacer mais via un écran connecté – aux “consultations oncologiques multidisciplinaires intégrées” par exemple, qui se déroulent dans un hôpital. Cela nous fait gagner du temps et cela réduit notre impact carbone.

D’autres projets sont à l’étude pour le moment : le premier, avec les pharmacies, a pour but de vérifier la délivrance des médicaments. L’idée serait de partager un “schéma de médication du patient” afin de pouvoir vérifier l’ordon- nance médicale, relever les oublis éventuels, noter les doublons. Le patient peut déjà solliciter un renouvellement d’ordonnances en ligne et, aujourd’hui, elle lui est envoyée ; demain, elle sera directement adressée par voie informatique à la pharmacie de son choix.

Le deuxième projet, sous la forme d’un logiciel développé sur une tablette, entend susciter une meilleure communication entre toutes les per- sonnes (médecins, infirmiers, kinésithérapeutes, aides-familiales, enfants, etc.) qui s’occupent d’une personne âgée à domicile.

LQJ : Que pensez-vous de l’intelligence artificielle en médecine ?

Ph.B. : Elle sera très utile dans l’interprétation des résultats. Je suis certain qu’elle nous apportera une aide appréciable dans ce que l’on appelle la “gestion du doute”, en affinant le diagnostic et en ouvrant des pistes pour un traitement mieux ciblé au patient.

LQJ : Les médecins sont-ils incités à utiliser ces nouvelles technologies ?

Ph.B. : En France, la téléconsultation est validée, c’est-à-dire qu’elle est acquittée au médecin. L’objectif est notamment d’offrir une solution de première ligne dans ce que l’on appelle les “déserts médicaux” qui s’étendent. En Belgique, nous n’y sommes pas encore... mais on y vient ! Il est vrai que le territoire y est plus réduit et que tous les citoyens – sauf dans la province de Luxembourg peut-être – sont proches d’un hôpital. Mais la télémédecine concerne aussi les personnes qui se déplacent difficilement.

Je sais que l’Inami s’intéresse aux appareils connectés qui pourraient, à domicile, permettre à tout un chacun de prendre sa tension, sa tempé- rature, de vérifier son poids, de faire une prise de sang, etc., et de transmettre directement ces données au médecin grâce à la téléconsultation.

L’important, me semble-t-il, est de veiller à la protection de toutes ces données. À qui peut-on ou ne peut-on pas les transmettre ? Qui aura accès au dossier médical ? Ce sont des questions qui doivent être appréhendées avant la mise en place d’un nouveau système.

LQJ : La crise récente du coronavirus a-t-elle eu des conséquences à ce niveau ?

Ph.B. : Énormément. Pendant plusieurs semaines, les téléconsultations médicales (par téléphone) sont devenues la norme, les seules, à vrai dire puisque nous ne pouvions plus être en contact avec nos patients. Le dispositif a été mis en place rapidement : l’Ordre des médecins a accepté que nous “recevions” des patients sans les toucher. L’Inami a admis que ces consultations soient facturées et rembour- sées. Les patients se sont pliés à l’injonction gouver- nementale.

D’autre part, à l’initiative de l’incubateur liégeois The Faktory, une plateforme “Covid-19 E-monitoring First Live” a été lancée pour permettre un suivi à domicile des malades atteints du coronavirus. Inscrit par son médecin sur cette plateforme, le patient peut interagir avec l’équipe médicale. Il reçoit deux sms par jour et remplit un questionnaire (symptômes observés, température, paramètres respiratoires de base). Un algorithme analyse ces données et alerte le médecin généraliste si les paramètres montrent une dégrada- tion de l’état sanitaire du patient. Cela nous a permis de suivre au jour le jour les malades confinés dans leur foyer.

LQJ : La profession de médecin sera-t-elle affec- tée par ces nouveautés ?

Ph.B. : La pandémie due au Covid-19 a fait faire des bonds de géant à la télémédecine, tant d’un point de vue technologique que psychologique.

Raisonnablement, je pense que les diverses technologies vont rendre la profession plus efficace encore et, surtout, offrir aux soignants la possibilité de mieux gérer leur temps. Dans certaines maisons médicales, nous travaillons déjà différemment puisque nous recevons de la part de l’Inami un “forfait” par patient. Celui-ci nous consulte quand il en a besoin, autant de fois qu’il le veut, sans être soumis au moindre frais. Nous ne sommes donc pas rétribués à chaque acte médical mais, au contraire, sommes incités à privilégier une approche préventive pour garder, le plus longtemps possible, les gens en bonne santé. Cette mission est au cœur de nos préoccupations et nous encourage à innover. La télémédecine constitue, à cet égard, un atout.

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