Ozone

Succès du protocole de Montréal

Dans Omni Sciences
Dossier Henri Dupuis - Photos Observatoire du Jungfraujoch

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’atmosphère terrestre ne passionne guère les scientifiques. On sait qu’elle est composée d’azote, d’oxygène et d’argon, ses trois principaux constituants. Et de la vapeur d’eau, voire un peu de dioxyde de carbone (CO2). Quant à l’ozone (O3), sa présence dans l’atmosphère est détectée pour la première fois en 1913. Un jeune physicien liégeois, Marcel Migeotte, va venir bouleverser ces certitudes, un peu par hasard faut-il le dire. En poste aux États- Unis, à l’université du Michigan, dans les années 1934-1935, il se spécialise dans la spectroscopie infrarouge. Une passion et un savoir-faire qu’il va importer à Liège, à l’Observatoire de Cointe tout d’abord, où il continue d’observer... le Soleil. Car c’est bien là le but de ses recherches : en apprendre davantage sur l’atmosphère solaire.

La guerre terminée, il passe à nouveau un an aux États-Unis, dans l’Ohio, à l’université de Columbus cette fois. Il braque toujours son spectromètre vers notre étoile, ce qui lui fait découvrir la présence de méthane (CH4) et de monoxyde de carbone (CO) dans l’atmosphère terrestre. C’est que, en effet, les rayonnements en provenance du Soleil traversent l’atmosphère terrestre, d’où la présence dans le spectre solaire de raies d’absorption telluriques qui révèlent les différents composants de notre atmosphère. C’est donc en quelque sorte par défaut que Marcel Migeotte réalise cette double découverte capitale qu’il relate en une cinquantaine de lignes seulement dans une lettre adressée à The Physical Review. Il y précise même la date de sa première observation du méthane : le 10 janvier 1948. Une date qu’il faudrait peut-être retenir quand on connaît le rôle de ce puissant gaz à effet de serre dans le réchauffement climatique.

Emmanuel Mahieu, chercheur FNRS et directeur du “Groupe infra-rouge de physique atmosphérique et solaire” de l’ULiège (Girpas), lointain successeur de Marcel Migeotte, souligne d’emblée toute la perspicacité et le caractère visionnaire du physicien liégeois : « Alors qu’on pensait que la composition de l’atmosphère était stable et qu’on ne parlait évidemment pas encore de réchauffement climatique, Marcel Migeotte écrit en 1951 qu’“il serait intéressant d’enregistrer systématiquement les bandes telluriques du méthane (CH4), de l’oxyde nitreux (N2O) et du monoxyde de carbone (CO) en vue d’étudier ou de déceler des variations d’intensité au cours du temps”. »

MigeotteMarcel Marcel Migeotte ne se contente pas de formuler un souhait ; il va, en quelque sorte, se prendre au mot ! Et ses successeurs poursuivront fidèlement son œuvre. Dès la fin des années 1940, de retour à Liège, il perfectionne son spectromètre, puis l’installe à la station scientifique internationale du Jungfraujoch, à 3580 mètres d’altitude. De quoi réduire l’impact de l’atmosphère terrestre (c’est toujours le Soleil qu’il étudie !) et surtout de la pollution. « Il commence ses observations en 1950, raconte Emmanuel Mahieu. Le premier spectre enregistré et conservé date du mois d’août de cette année-là. Ces observations systématiques du domaine infrarouge vont durer un peu plus de deux ans. C’est un travail de pionnier, les seuls relevés au monde qui soient si anciens... et qui sont toujours disponibles. » Emmanuel Mahieu n’est pas peu fier de dérouler devant ses visiteurs l’un des 80 rouleaux de papier millimétré, les fameux spectres, aujourd’hui conservés dans... des boîtes à chaussures. Fort heureusement, dans le cadre  d’une collaboration avec le Pr Justus Notholt de l’université de Brême ainsi qu’avec des chercheurs de l’université de Leeds, ils vont bientôt être numérisés et ré-analysés, avec le soutien du Forschungsgemeinschaft (le FNRS allemand), pour en déduire un maximum d’informations.

COUP DE TONNERRE DANS L’ATMOSPHÈRE

Les observations visant plus particulièrement l’étude du Soleil se poursuivent jusqu’en 1974. Cette année-là, deux équipes vont quasi simultanément émettre l’hypothèse selon laquelle les CFC (chlorofluorocarbones) seraient responsables de la destruction de la couche d’ozone stratosphérique. Les chercheurs liégeois du Jungfraujoch vont alors focaliser leurs observations sur l’ozone (O3) et les gaz susceptibles de jouer un rôle dans la destruction de celui-ci. Ce qui donnera l’occasion à l’équipe de s’illustrer à nouveau mais cette fois grâce au ballon stratosphérique de l’Université, lancé depuis le Texas : en détectant la présence d’acide fluorhydrique (HF), Rodolphe Zander apporte alors la preuve que les CFC migrent effectivement vers la stratosphère et y sont dissociés par les rayons UV du Soleil, ce qui permet à leurs atomes de chlore libérés de s’attaquer aux molécules d’ozone et de les détruire. Ce qui, jusque-là, était une théorie – certains d’ailleurs estimaient que les molécules de CFC étaient trop lourdes pour gagner la haute atmosphère – est ainsi prouvé expérimentalement. En 1985, Farman indique qu’un trou se forme chaque printemps dans la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique depuis 1979. Et il ne cesse ensuite de s’agrandir. C’est un coup de tonnerre dans le ciel bleu d’un développement économique jusqu’alors guère remis en cause quant à ses conséquences sur l’environnement.

Car les CFC sont bien d’origine anthropique, émis par l’industrie de la réfrigération ou utilisés comme gaz propulseurs. « Des mesures politiques sont prises très rapidement, souligne Emmanuel Mahieu. Il y a la Convention de Vienne en 1985 et surtout le Protocole de Montréal deux ans plus tard. Ces mesures vont porter leurs fruits comme nos observations vont le montrer. » Celles du HCl, principal composé chloré dans la stratosphère, effectuées au Jungfraujoch, vont d’ailleurs servir de référence dans les rapports de l’Organisation météorologique mondiale. « On voit très bien, analyse Emmanuel Mahieu, que les émissions de CFC qui se sont produites jusqu’à la fin des années 1980 se traduisent par une croissance de l’abondance de HCl de l’ordre de 4% par an. La concentration maximale est atteinte en 1996 avant d’entamer une décroissance d’environ 1% par an. Les mesures d’interdiction des CFC ont donc été efficaces. » Même si la courbe est repartie à la hausse entre 2007 et 2011 ? « Nous nous sommes effectivement demandé si de nouveaux produits nocifs n’étaient pas émis, se souvient Emmanuel Mahieu. Mais nos recherches ont montré qu’il n’en était rien : cette légère croissance s’explique par un ralentissement de la circulation atmosphérique dans l’hémisphère Nord. De ce fait, les CFC restent plus longtemps exposés au rayonnement UV du Soleil et sont donc davantage convertis en HCl, d’où la croissance de la concentration observée. Mais tout est rentré dans l’ordre à partir de 2011, et ce phénomène n’a plus été observé depuis lors. » Le Protocole de Montréal tient donc toujours le coup !

DU CÔTÉ DE L’EFFET DE SERRE

L’ozone et les gaz qui participent à sa destruction ne sont pas les seuls composés surveillés au Jungfraujoch. On l’a vu, Marcel Migeotte a commencé par le CO et le CH4. Mais au fil du développement des techniques infrarouges, bien d’autres composés se sont ajoutés, tant et si bien qu’ils sont aujourd’hui une trentaine sous surveillance constante. Et parmi eux, bien sûr, les gaz à effet de serre (GES : H2O, CO2, CH4, N2O, CF4 et SF6) dont il convient de mesurer l’évolution en support au Protocole de Kyoto et de l’Accord de Paris. Les courbes reproduites ici n’appellent guère de commentaires : en exactement 70 ans (rappelons qu’il s’agit ici de séries de relevés uniques au monde), les moyennes mensuelles du nombre des molécules par cm2 ont tout simplement explosé : + 34% pour le CO2, +49% pour le CH4 et +21% pour le N2O. Quant au SF6, composé de synthèse relativement récent, sa série est plus courte mais sa pente ascendante tout aussi significative !

Le cas du méthane présente cependant une particularité : l’évolution de sa courbe n’est pas monotone. « La concentration en méthane a plafonné entre 2000 et 2005, pour repartir à la hausse ensuite, explique Emmanuel Mahieu. La cause de ces variations est difficile à cerner car il y a de nombreuses sources possibles de méthane : rizières, production et exploitation du gaz de ville, élevage, combustion de la biomasse, etc. »

Pour expliquer cette hausse, les chercheurs du Girpas ont étudié la présence d’éthane plutôt que de méthane directement. L’éthane est en effet un compagnon de route du méthane puisque le gaz naturel est composé de méthane, d’éthane et de propane. Mesurer l’un, c’est donc mesurer l’autre. En outre, le méthane reste longtemps dans l’atmosphère (8 à 10 ans), alors que l’éthane ne reste que quelques mois ; il est donc plus facile d’isoler la cause d’une variation, dans un sens ou un autre, et de cerner les sources dans le cas de l’éthane. Ce dernier a vu son abondance décroître jusqu’en 2006, suite à une réduction des fuites des sources fossiles, évolution qui s’inversa en 2007.

JungFrauJoch-pt-NB Après avoir remarqué cette anomalie, les chercheurs liégeois ont contacté leurs partenaires du réseau NDACC (Network for the Detection of Atmospheric Composition Change). Les résultats des stations de Toronto au Canada et du Colorado aux USA se sont révélés particulièrement intéressants... par la valeur élevée des tendances relevées. Des chercheurs américains ont alors pris le relais, affiné les données et fait tourner des modèles. Verdict : la hausse des concentrations en éthane (et méthane) est due à l’industrie pétrolière américaine et particulièrement à l’exploitation du gaz dit de schiste à cause des fractionnements répétés des roches. « Depuis lors, cela fluctue, conclut Emmanuel Mahieu. C’est une étude qu’il convient de compléter et affiner, mais j’ai mis en relation les cours du baril de brut et celle de l’abondance d’éthane dans l’atmosphère au-dessus du Jungfraujoch. Il y a une correspondance troublante qui s’explique par la réactivité de l’industrie pétrolière américaine : si les prix du pétrole diminuent, le gaz de schiste devient trop cher et on ferme les puits. Quitte à les rouvrir quelques mois plus tard quand les cours augmentent. »

Les données rassemblées au Jungfraujoch montrent donc sans aucune ambiguïté l’impact des activités humaines sur la composition de l’atmosphère terrestre. Malgré les mesures effectuées depuis des satellites, les observations réalisées depuis la surface terrestre restent obligatoires. « Mais pour cela, conclut Emmanuel Mahieu, il nous faut disposer des moyens nécessaires, à la fois pour acquérir et entretenir des instruments de plus en plus perfectionnés mais aussi pour payer un personnel qualifié qui s’inscrit dans des programmes de recherche à long terme. Ce n’est vraiment pas gagné dans les circonstances actuelles ! »

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