Où sont les femmes ?

Les enjeux du numérique

Dans Omni Sciences
Entretien Ariane Luppens – Dessin Julien Ortega

Quelles mesures mettre en œuvre pour que les femmes soient représentées en nombre dans le domaine des sciences, des technologies, de l’ingénierie et des mathématiques (Stem ou Stim) ? C’est pour répondre à cette question qu’une journée de conférence organisée par le Comité Femmes&Sciences s’est tenue le 11 février dernier sur le thème “Les enjeux du numérique pour les femmes et filles de science”.

Invitée, Chantal Morley, professeure en systèmes d’information à l’Institut Mines-Télécom (Évry), a proposé une lecture historique de l’évolution de la place des femmes dans le secteur. Un sujet qu’elle maîtrise à merveille puisqu’elle travaille depuis 2005 sur la problématique “genre et technologies de l’information” au sein du groupe Gender@IMT qu’elle a fondé avec deux collègues.

Si beaucoup de secteurs professionnels se sont largement féminisés tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle, il en va tout autrement de l’informatique et du numérique. Cependant, on aurait tort de croire que cette tendance était présente dès l’origine. Au contraire, jusqu’aux années 1980 environ, les femmes ne subissaient pas de discrimination particulière et occupaient tout naturellement des postes de programmeuses et d’informaticiennes. Certaines ont même laissé leur nom dans l’histoire. C’est le cas par exemple de Mary Keller, qui a soutenu aux États-Unis la première thèse en informatique en 1965, et de Kathleen Booth, pionnière de la reconnaissance de caractères et de la traduction automatique. Citons également Adele Goldberg qui dirigea en 1973 la conception du premier ordinateur à interface graphique et Alice Recoque à l’origine de la conception de la gamme des mini-ordinateurs Mitra. Le Mitra 15 a d’ailleurs été un très grand succès commercial. Au-delà des grands noms, figures d’exception, les années 1950 et suivantes furent aussi marquées par la présence des “petites mains” au niveau opérationnel. Ainsi, au début des années 1950, 40% des effectifs de programmeurs étaient des femmes chez Eckert-Mauchly, constructeur d’ordinateurs. On le voit : les exemples ne manquent pas pour illustrer la présence des femmes dans ces années-là.

CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA FIN DE LA MIXITÉ

PortaitChantalMorley-JulienOrtega C’est d’ailleurs ce que Chantal Morley a souligné dès le début de son intervention en ce 11 février : « Je pensais au siècle dernier que la mixité n’était plus un problème. » Elle-même démarre sa carrière sur les chapeaux de roue et outre-Atlantique : « J’ai fait des études de mathématiques non appliquées et j’ai ensuite découvert l’informatique aux États-Unis juste après elles. » Une fois de retour en France, elle commence à travailler dans le développement informatique. « Au bout de quelques années, j’ai travaillé sur de très gros projets qui comportaient souvent des difficultés de gestion. Cela m’a un peu interrogée, et j’ai eu l’occasion de faire une thèse de doctorat auprès de HEC Paris sur les méthodes de développement d’un point de vue managérial. J’ai ensuite commencé à enseigner. C’est dans ce cadre que j’allais voir des élèves en entreprise qui travaillaient sur les systèmes d’information. »

Puis arrivent les années 2000, au moment de l’explosion sur le marché des opérateurs de téléphonie mobile. « Je vais voir l’un de ces nouveaux acteurs et là je me dis : mais où sont passées les filles ? Sur un plateau : que des garçons ! Pour moi, c’était stupéfiant. En effet, quand je travaillais encore comme consultante, la mixité était une évidence. Au début des années 1990, la proportion de femmes allait croissant. Bien sûr, les femmes étaient moins nombreuses que les hommes mais leur présence ne posait pas de problème et il n’existait pas de barrière les empêchant d’accéder à ce genre de carrière. Après mon constat et quand je me suis rendu compte que le phénomène prenait de l’ampleur avec le temps, j’ai décidé d’agir et, avec deux collègues, nous avons créé un groupe d’étude. » Il s’agit du groupe Gender@Telecom lancé en 2005 sous le nom de “Sexties” (aujourd’hui Gender@IMT). « Puis, rapidement, je me suis dit qu’il fallait que je creuse vraiment ces questions de genre. » Et de boucler la boucle en 2008 en créant un master en sociologie du genre à l’École des hautes études en sciences sociales (EHSS).

Les années 1960-1970 sont alors bien loin et, aujourd’hui, le constat est sans appel. En Wallonie, en 2019, 82% des fonctions dans l’informatique sont occupées par des hommes tandis que « 80% des machines conversationnelles sont féminisées (prénom, apparence) et dédiées à des tâches subalternes » ! Changer cet état de fait, ce n’est pas seulement rétablir l’égalité, c’est aussi se préoccuper d’un enjeu économique de taille et que l’on a tendance à oublier. En effet, en Belgique, si les politiques éducatives et de recrutement demeurent les mêmes, alors il faudra s’attendre à 584 000 postes qualifiés non pourvus en 2030 selon Agoria, organisation patronale belge agissant dans le secteur des technologies. Il est par conséquent urgent de renforcer l’attractivité des Stem, notamment auprès du public féminin. Cela dit, renverser la tendance ne sera pas chose aisée au vu des statistiques.

D’après une étude de Microsoft et KRC Research, 53% des jeunes filles interrogées sont persuadées qu’elles ne seront jamais aussi performantes que les garçons dans l’apprentissage et l’application des Stem. De là à y voir un lien avec la sous-représentation féminine dans certains métiers du numérique, il n’y a qu’un pas ! L’institut Statbel publiait en 2018 des chiffres très parlants sur la situation en Belgique. Si les femmes sont encore bien représentées au sein des concepteurs graphistes (43%), elles ne sont plus que 16% parmi les informaticiens et leur proportion tombe à 8% dans le groupe des concepteurs de logiciels. Ces chiffres ne devraient pas seulement préoccuper les défenseurs de l’égalité des genres mais bien toute la société, les femmes avant tout. Il ne s’agit pas là que d’une question de principe. Il faut aussi comprendre que le monde de demain sera en grande partie façonné par l’intelligence artificielle et ses applications. Or, on le sait, la technologie n’est pas neutre et le code non plus. Les biais de genre sont une réalité de l’intelligence artificielle et ils existent du fait de l’absence des femmes et d’une vision du monde différente chez les hommes. Il ne faut donc pas s’étonner si un algorithme finit par reproduire un stéréotype de genre, voire même par écarter les femmes purement et simplement. Un exemple ? Le logiciel d’aide au recrutement d’Amazon s’appuyait sur les CV d’hommes reçus pendant dix ans pour les postes techniques afin d’élaborer sa sélection des meilleurs profils, pénalisant ainsi les candidatures qui contenaient le mot “femme”. Quant au géant Apple, il propose aux hommes une carte de crédit offrant un plafond de dépenses supérieur que celle dévolue aux femmes...

LIRE L’HISTOIRE POUR AGIR AU PRÉSENT

Les constats sont donc largement établis et commentés désormais. Mais ils ne suffisent pas pour agir. La compréhension de ce qui s’est passé pour que les femmes délaissent peu à peu l’informatique est essentielle. C’est la démarche proposée par Chantal Morley. Plusieurs causes peuvent expliquer la situation actuelle.

« Le changement a commencé dans les années 1980. Il y a eu, d’une part, une sorte de prise en main du secteur par des universitaires qui jusque-là étaient un petit peu en retrait par rapport à l’industrie qui voulait “monter le niveau” en positionnant l’informatique dans les sciences de l’ingénierie. Or, c’est un domaine beaucoup plus masculin que la programmation. D’autre part, les besoins en développement explosaient, notamment en Grande-Bretagne. Là-bas, un des acteurs majeurs était la fonction publique ; comme beaucoup d’entreprises étaient nationalisées, c’était donc un secteur très en pointe concernant l’informatisation. Les postes en programmation étaient à ce moment-là tellement féminisés qu’on les appelait les “women positions”. Ils ont même été exclus de la loi sur l’égalité salariale puisqu’il n’y avait que des femmes. Cependant, les besoins augmentant, il a fallu également com- mencer à attirer des hommes en leur offrant au passage de bien meilleures conditions de travail qu’aux femmes, notamment des assurances maladie auxquelles elles n’avaient pas droit du fait qu’elles étaient censées partir au bout de quelques années pour s’occuper de leur famille. On a alors attiré de jeunes hommes, coachés par les femmes seniors déjà en place, et on les bombardait chefs immé- diatement alors que toutes les femmes étaient bloquées dans leur avancement. Au bout d’un moment, les femmes ont déserté le secteur et les postes ont été requalifiés et mieux rémunérés. On trouvait jusqu’alors que, pour des postes occupés par des femmes, le salaire était déjà très bon, voire trop bon...

Enfin, troisième élément, aux États-Unis, il était difficile de recruter et surtout de savoir quel profil rechercher. Pour pallier cette situation, une société américaine va définir le profil psychologique du bon programmeur et mettre en place des tests de personnalité. Pour ce faire, elle va utiliser un échantillon d’hommes travaillant pour l’armée. Des tests, non adaptés aux femmes ont été très employés. Ils ont contribué à recruter massivement des profils psychologiques plus renfermés que la moyenne, moins aptes au dialogue. Cela n’a plus rien à voir avec le profil recherché pour la program- mation dans les années 1940-1950, à savoir des personnes patientes, logiques, créatives, et pratiquant mots-croisés, échecs ou tricot ! Il faut ajouter, à ce contexte professionnel, l’image de l’informatique dans le grand public et l’arrivée de l’ordinateur dans les foyers. Les cadres étaient particulièrement ciblés et les jeux mis en avant. Quand on regarde les publicités de l’époque, on s’aperçoit que non seulement les femmes sont absentes, sans accès au clavier, mais qu’elles sont présentées comme n’ayant pas d’intérêt pour l’informatique. On les voit regardant le père de famille et le fils en train de jouer. Il y a donc eu une conjonction de choses, ce qui rend le phénomène difficile à appréhender. Ce qui est sûr, c’est que quand les sciences de l’ingénieur s’emparent d’un secteur, celui-ci se masculinise ! »

Pour autant, et de manière paradoxale, cette réalité a surtout cours en Occident. Des pays comme l’Inde, l’Iran ou encore la Malaisie font au contraire la part belle aux femmes dans les formations et les métiers de l’informatique et du numérique. « C’est complètement l’inverse de chez nous. La Malaisie est à ce titre très emblématique. C’est un pays qui a bâti son développement sur le tourisme et sur l’informatique. La parité est totale dans les deux grandes universités. C’est assez impressionnant : sur leur site, on voit des femmes directrices de département informatique, voilées jusqu’aux yeux, vêtues de noir. C’est un domaine qui rapporte de l’argent et qui, de surcroît, est très sécurisé : elles travaillent à l’intérieur, ne risquent pas de se faire attaquer, sont au frais, derrière un bureau. C’est l’idéal pour les femmes, juge-t-on dans ces pays qui n’ont pas connu ce mouvement de masculinisation vécu en Occident. »

QUELLE SOLUTION ADOPTER ?

La conférence du 11 février s’est ache- vée sur les recommandations prioritaires à mettre en place aux yeux des intervenantes au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour Chantal Morley, la balle est dans le camp des entreprises, mais « les pouvoirs publics devraient prendre des mesures coercitives afin d’imposer un quota de femmes dans leurs contingents ». Autrement dit, l’heure n’est plus aux vœux pieux.

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