L’enfant au centre

Pédagogies actives

Dans Omni Sciences
Dossier JULIE LUONG - Photos ÉCOLE BELLEFLAMME (GRIVEGNÉE)

Effet de mode ou lame de fond ? Dans un contexte où l’école cherche à se renouveler, à lutter contre l’échec scolaire tout en anticipant les enjeux de demain, les pédagogies dites “actives” attirent plus que jamais l’attention du monde enseignant comme celle des parents et des décideurs. À Liège, la première école Freinet ne date pourtant pas d’hier. Fondée en 1985 à l’initiative de quelques parents, elle s’est établie dans le quartier de Naniot avant d’être suivie quelques années plus tard par l’école du Laveu, puis par l’école Belleflamme à Grivegnée. Aujourd’hui, on compte pas moins de huit écoles Freinet dans le niveau fondamental (maternel et primaire) auxquelles s’ajouteront bientôt deux nouveaux établissements, soit prochainement 10 écoles sur les 53 écoles fondamentales que compte Liège. Dans de telles proportions, difficile de considérer le phénomène comme tout à fait “alternatif”.

C’EST EN FORGEANT QU’ON DEVIENT…

Contemporain de l’Italienne Maria Montessori, Célestin Freinet (1896-1966) est un instituteur de l’arrière-pays niçois. Au lendemain de la Grande Guerre, il est convaincu que la clé de l’émancipation politique et citoyenne se trouve dans l’éducation “nouvelle”. Avec son épouse, il crée la première école Freinet dans la ville de Vence. Adepte de la mise en situation “réelle”, il privilégie les activités de jardinage, d’élevage, de menuiserie, de maçonnerie, de poterie, etc. Autant de compétences susceptibles de servir plus tard à ces enfants issus d’un milieu rural et modeste. Sa méthode, basée sur le tâtonnement expérimental par essais et erreurs, illustre la devise que “c’est en forgeant qu’on devient forgeron”. Comme chez Montessori, sa méthode fait la part belle a  la libre expression et aux intérêts des enfants mais s’en distingue par sa dimension éminemment sociale et collective. « Freinet était un homme de gauche. Montessori, elle, était une fervente catholique. Leurs valeurs respectives ont influencé leurs pédagogiques », observe Anita Ruiz, conseillère pédagogique au Conseil de l’enseignement des communes et des provinces (CECP) et ancienne directrice de l’école Belleflamme de Grivegnée.

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Au fil du temps, bien sûr, cette pédagogie a connu des évolutions : les tablettes et les écrans ont remplacé les caractères d’imprimerie ; les apprentissages liés à la vie rurale ont été élargis au milieu urbain. Mais nombre de méthodes mises en place par ce pédagogue intuitif restent inchangées. Ainsi de l’entretien du matin au cours duquel les enfants “racontent” et “se racontent”, qu’il s’agisse de rapporter leurs activités du week-end, de parler d’un sujet qui les préoccupe ou du rêve qu’ils ont fait la nuit précédente… Une fois la parole “accueillie” par le groupe, les thèmes abordés sont discutés, interrogés et peuvent alors trouver un prolongement dans les différentes activités scolaires : c’est donc à partir du vécu et de la pensée de l’enfant que s’organisent les compétences et les savoirs dont l’enseignant est garant. « La matière à travailler est réelle, présente dans des événements qui peuvent paraître anodins pour l’adulte. Un jour, un de mes élèves avait envie de parler de ses nouvelles baskets Nike, illustre Sandrine Coomans, institutrice à l’école Belleflamme et responsable de la formation Freinet pour les instituteurs liégeois. Au départ, on se dit que ça n’a peut-être pas beaucoup d’intérêt. Puis, un autre élève a remarqué ce qui était écrit sur l’étiquette et on a constaté que les baskets avaient été fabriquées au Bangladesh. S’en est suivi tout un travail, pendant plusieurs semaines, sur les conditions de fabrication des vêtements, le travail des enfants, les marges de bénéfice de la marque en question, etc. »

Le principe est le même pour le “texte libre” : l’enfant écrit de façon quotidienne un texte dont le sujet est libre. À travers cette pratique, il peut dire et symboliquement “se dire”. Dans la pédagogie Freinet, on parle d’“enfant auteur” car ses créations dans les différents domaines d’apprentissage sont publiées, socialisées et sont à la base du travail collectif. « Freinet, c’est la promesse d’une reconnaissance. Il s’agit de donner à chacun confiance en son potentiel créatif, poursuit Sandrine Coomans. Une fois le texte produit, l’enfant reçoit le texte d’un autre enfant en réponse au sien, puis est progressivement mis en contact avec des éléments d’une culture plus éloignée de la sienne, comme un texte d’auteur, une oeuvre d’art. Cette réponse s’ancrera donc toujours dans l’affectivité de sa création enfantine, singulière. » L’individualité de chacun se développe donc grâce au groupe, les élèves étant par ailleurs libres de circuler (silencieusement) dans la classe pour demander de l’aide ou une idée à un camarade. « On dit toujours que lorsque les enfants ne veulent plus aller en récréation, c’est le signe de la pédagogie Freinet », s’amuse Sandrine Coomans, qui observe régulièrement ce phénomène dans son école. Toute la pédagogie Freinet repose en somme sur l’“élan vital” de l’enfant et sur sa “motivation endogène” : il n’effectue pas (ou pas uniquement) une tâche pour faire plaisir à l’adulte ou parce qu’il y est obligé mais parce que la tâche le stimule et l’intéresse. L’autodiscipline, le goût du travail et le bien-être à l’école s’imposent alors comme autant de conséquences de cette motivation initiale.

UN CONTINUUM PÉDAGOGIQUE

Quand on demande à Dominique Lafontaine, professeure en sciences de l’éducation à l’ULiège, ce que dit la recherche en éducation sur les résultats des pédagogies dites actives comparativement aux pédagogies dites classiques, elle répond : « Opposer les pédagogies actives aux pédagogies plus classiques est pour moi une mauvaise manière de poser le débat. » Sur la base des résultats de recherche, il semble en effet difficile d’affirmer que les pédagogies actives donneraient de “meilleurs résultats” en termes de maîtrise des apprentissages. « Les études menées dans les années 1970-1980, essentiellement dans les pays anglo-saxons, ont montré assez peu de différences de résultats entre les deux types de pédagogie. Cette approche comparative a d’ailleurs été abandonnée assez rapidement car on s’est rendu compte qu’à l’intérieur des deux groupes, la diversité était considérable et qu’opposer ainsi les deux approches était artificiel. »

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Toutes pédagogies confondues, les études se sont alors attelées à identifier des composantes caractéristiques d’un enseignement de qualité et en ont dégagé trois. La première consiste en un climat positif et soutenant au sein de la classe, où le droit à l’essai et à l’erreur est effectif. Cette première composante fait partie de l’ADN des pédagogies actives, même si on peut évidemment la retrouver dans certaines classes “traditionnelles”. La deuxième composante est relative à une gestion structurée de la classe, c’est-à-dire à l’existence de règles claires et explicites, avec une présence forte et cadrante de l’enseignant. Cette composante se retrouve plus souvent dans les pédagogies plus traditionnelles. « Dans certaines écoles à pédagogie active, les zones de flou sont parfois plus importantes et certains enfants peuvent se sentir un peu perdus. Mais sur le principe, le caractère explicite n’est évidemment pas incompatible avec les pédagogies actives », précise  Dominique Lafontaine. Troisièmement, un enseignement de qualité se caractérise par des tâches d’apprentissage stimulantes sur le plan intellectuel. « En principe, une pédagogie qui ne le fait pas et qui se cantonne à des tâches de drill, de répétition et d’application ne devrait plus exister de nos jours… »

Le contraste entre pédagogie classique et pédagogie active s’est en effet atténué depuis le début du XXe siècle. « Il faut rappeler que les pédagogies alternatives s’inspirent largement du constructivisme de Piaget et du percolé dans l’ensemble du système pédagogique et des écoles, poursuit Dominique Lafontaine. Aujourd’hui, une pédagogie qui ne mettrait pas en place des défis stimulants et des tâches où l’enfant doit s’impliquer activement serait en total désaccord avec les recommandations officielles prônées dans les “Socles de compétences” et dans les programmes des différents réseaux depuis les années 2000. » Pour Anita Ruiz, s’il existe aujourd’hui un consensus sur les objectifs éducatifs, il serait naïf de croire qu’on puisse les atteindre par la puissance de la bonne volonté. « Tout le monde est pour le respect, la solidarité, etc. Mais le droit à l’erreur, par exemple, ne peut fonctionner que dans une classe coopérative. Il ne suffit pas de dire aux enfants “vous pouvez vous tromper” pour qu’ils osent se tromper. Instaurer ce climat de sécurité est quelque chose d’énorme qui demande à la fois du temps et une véritable cohérence pédagogique. » Cette dernière serait, in fine, le véritable atout des pédagogies alternatives. « J’ai toujours été mal à l’aise, moi aussi, avec la scission entre pédagogies traditionnelles et alternatives, car il y a des enseignants formidables dans les deux systèmes. Mais avoir un projet pédagogique fort et commun permet de soulever des montagnes. Il y a aussi des élèves en difficulté dans l’enseignement Freinet, mais nous ne baissons jamais les bras », explique celle qui remarque que les difficultés d’un enfant scolarisé dans une école Freinet sont systématiquement mises sur le compte de la pédagogie, ce qui n’est pas le cas quand un enfant se trouve en difficulté dans une école traditionnelle.

NON-ÉLITISTE, EN PRINCIPE

Un autre reproche régulièrement adressé aux pédagogies alternatives est qu’elles seraient réservées aux enfants dont les parents sont à la fois les plus favorisés et les plus conscientisés. « Même si ce n’est pas l’intention, la réalité peut être celle-là, commente Dominique Lafontaine. Quand des parents choisissent ce type de pédagogie, ce choix implique une réflexion et un coût : par exemple, faire 45 minutes de trajet le matin pour conduire son enfant à l’école. » Liège échappe en partie à cet élitisme par l’implantation de la méthode Freinet dans des écoles de quartier dont quatre sur dix sont en encadrement différencié. « À Belleflamme, beaucoup de parents viennent inscrire leur enfant parce qu’ils habitent le quartier. D’autres le font parce qu’on s’occupe bien de leurs enfants. Il y a donc une vraie possibilité de mixité sociale », explique Anita Ruiz. Or la pédagogie Freinet est précisément construite autour de cet idéal d’égalité des chances à l’école et d’“éducabilité” qui suppose que chaque enfant peut réussir s’il bénéficie d’un milieu aidant : lorsque la famille ne peut pas – ou pas assez – incarner ce milieu, ce rôle revient à l’école. « Freinet, c’est l’école pour tous. C’est un projet qui contient une visée politique d’émancipation de l’individu », rappelle Anita Ruiz.

Pour atteindre cet objectif, encore faut-il ne pas céder sur le cadre. « Les études montrent que quand l’enseignement est plus flou, moins explicite, cela peut s’avérer défavorable aux enfants de milieux défavorisés car ceux-ci sont plus distants des “attendus” de l’école et ont donc un double travail pour comprendre le sens pédagogique des tâches d’apprentissage », rappelle Dominique Lafontaine. On sait par exemple que lors de la manipulation d’objets préalables à certains apprentissages mathématiques, les enfants de milieux favorisés saisissent plus aisément le statut et les enjeux de cette activité lorsque les enfants de milieux défavorisés peuvent penser qu’il s’agit d’un jeu ou de bricolage. On parle à ce propos de “malentendus sociocognitifs”. Ces enfants sont donc dès le départ dans une mauvaise posture pour tirer les bénéfices de cette activité. « Il y a eu des dérives dans les classes Freinet, reconnaît Anita Ruiz. La principale a été de confondre désir et caprice chez l’enfant. Mais ces dérives ne sont pas imputables à la pédagogie Freinet elle-même, mais plutôt au déficit de formation des enseignants. » Car être instituteur Freinet, cela ne s’improvise pas : il faut non seulement adhérer au projet, en partager les valeurs mais aussi maîtriser les techniques. « À la ville de Liège, la compétence des enseignants est assurée par le passage devant la commission Freinet au terme d’une formation spécifique », précise Sandrine Coomans.

Mise en place de manière structurée et maîtrisée, la pédagogie Freinet serait même particulièrement adaptée aux enfants de milieux défavorisés. Une recherche1 menée pendant cinq ans dans une école primaire de la banlieue lilloise, située dans un réseau d’éducation prioritaire, a ainsi montré que non seulement les enfants scolarisés selon la méthode Freinet réussissaient, mais qu’ils parvenaient même à obtenir de meilleurs résultats que les enfants issus de catégories socio-économiques plus élevées. Pour Anita Ruiz, la pédagogie Freinet apporte une alternative aussi bien aux élèves qu’aux parents, ainsi qu’aux enseignants. « Rappelons qu’à côté de l’échec scolaire, il y a aussi le malaise des enseignants qui sont nombreux à quitter le métier dans les cinq premières années », note-t-elle.

UN PROJET POLITIQUE

Pedagogie-2L’intérêt pour ces pédagogies révèle en creux une réflexion sur le rôle de l’école aujourd’hui. Et la Pr Dominique Lafontaine de reprendre : « Avant, on enseignait essentiellement des savoirs et, comme c’était des savoirs morts, les individus n’étaient pas capables de s’en servir dans la vie réelle. On a donc plaidé pour que les élèves puissent mobiliser des compétences plutôt que des savoirs. C’est un questionnement qui est déjà présent chez Freinet. Mais aujourd’hui, on relie cela à toute une rhétorique : nos sociétés évolueraient vite, il n’y aurait plus de lien entre le diplôme et le travail, il faudrait être flexible, il faudrait apprendre à apprendre et développer des soft skills… C’est la rhétorique qu’on retrouve dans le décret “Paysage”. »

L’erreur serait de considérer que ces pédagogies doivent aujourd’hui servir à former des individus toujours plus flexibles, efficaces et formatés pour répondre aux besoins du marché de l’emploi. L’importance extasiée accordée aux neurosciences, qui “prouvent” que ces pédagogies sont efficaces, participerait de cette vision technocratique de la question pédagogique. « Le renforcement positif, par exemple, est un principe de la psychologie et de la pédagogie d’inspiration béhavioriste des années 1960-1970. Aujourd’hui, les neurosciences montrent que ce retour positif active des zones cérébrales liées au plaisir et à la satisfaction, mais cela n’a rien d’étonnant ! Cela ne fait qu’apporter la trace d’une activité dans le cerveau. » Pour Sandrine Coomans, c’est précisément en permettant aux enfants de développer leurs capacités créatives que ces pédagogies peuvent se révéler des moteurs de transformation sociale. « Nous commençons à nous rendre compte que la société a besoin d’autre chose que de robots ! On ne peut plus enseigner comme avant : il faut que les enfants puissent créer de nouveaux systèmes de société, car nous prenons progressivement conscience du fait que seules les sociétés organisées de manière solidaire vont survivre. Or je suis convaincue que la méthode Freinet est capable d’aider les enfants à devenir des citoyens créatifs et solidaires », explique-t-elle. Alors qu’un soupçon récurrent pèse sur la capacité des “enfants Freinet” à poursuivre avec succès leur parcours dans l’enseignement traditionnel, Anita Ruiz constate tout le contraire : « Les retours que nous recevons des anciens élèves, de parents ou de professeurs du secondaire, montrent que nos élèves font preuve de nombreuses attitudes autonomes : ils deviennent délégués, ils sont capables de s’organiser en groupe, de planifier leur travail, ce qui est déterminant pour les études supérieures. Ce sont des jeunes qui n’ont pas peur de faire entendre leur opinion, de s’exprimer. »

« Derrière l’intérêt pour ces pédagogies, c’est toute une réflexion sur le rôle de l’école aujourd’hui qui se dessine, commente encore Dominique Lafontaine. Les parents qui font le choix des pédagogies alternatives manifestent leur rejet d’une école où les enfants apprennent passivement ce que leur instituteur ou institutrice leur enseigne, étudient par coeur, et répètent les mêmes exercices, ou encore leur rejet d’une école qui classe, trie, sanctionne, fait redoubler, plutôt que d’encourager les progrès, soutenir l’autonomie et la coopération plutôt que la compétition. » Penser que toutes les écoles dites “traditionnelles” relèvent d’un tel modèle est évidemment simplificateur, mais l’engouement pour les pédagogies alternatives est un signal clair du rejet d’une école qui ne met pas suffisamment l’enfant au centre. « Dans certains systèmes éducatifs comme la Finlande, toutes les classes pratiquent une forme de pédagogie active ; les familles ne doivent donc pas se mettre en quête d’une école qui corresponde à leurs souhaits et projets particuliers. On évite ainsi que chaque famille choisisse une école comme on fait son marché, ce qui fait courir le risque de l’entre-soi et occasionne les phénomènes de ghettoïsation scolaire que nous connaissons ici et qui sont, rappelons-le, parmi les plus élevés au monde », conclut Dominique Lafontaine.

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