La géographie à visage humain

Dans Omni Sciences
Entretien FRÉDÉRIC VAN VLODORP – Dessin FRANCK HAMES

Certaines disciplines scientifiques ont pris une part grandissante dans notre société. Frédéric Dobruszkes, docteur en sciences géographiques, maître de conférences à l’ULB-IGEAT et chercheur qualifié au FNRS, fait partie de ces géographes qui alimentent un certain nombre de grands débats publics et politiques. Il était l’invité de la Société géographique de Liège en octobre dernier.

Celui qui est aussi directeur du Centre interuniversitaire d’études pour la mobilité réalise ainsi de nombreuses études pour les pouvoirs publics régionaux et fédéraux sur des thèmes aussi variés que les plans d’aménagement du territoire, la mobilité ou encore le survol de Bruxelles. De quoi apporter une expertise utile face aux arguments déployés par les décideurs et lobbys en tous genres. Car les cartes, c’est comme les chiffres : leur réalisation ou leur interprétation peut parfois s’avérer très divergente…

Le Quinzième Jour : Peut-on considérer que la géographie est une des disciplines qui a le plus évolué au cours de ces dernières décennies ?

Frédéric Dobruszkes : Elle a effectivement évolué dans le sens où elle a dépassé ce qui relève de la description du monde pour essayer de le comprendre et de l’analyser. Il y a aujourd’hui une géographie physique et une géographie humaine. Le savoir encyclopédique avec des inventaires, qui a notamment été au service des colonisateurs, a été remplacé par des analyses plus globalisantes prenant en compte l’environnement local (y compris les questions de mobilité et de bruit par exemple) et global (climat, migrations, etc.). La discipline touche ainsi désormais des problématiques qui doivent se régler au niveau collectif et politique. Elle est à la fois diversifiée et crédibilisée grâce à des outils plus robustes et technologiques. Vous trouvez d’ailleurs à présent des géographes au sein de structures comme la STIB ou dans des administrations publiques. Le rôle de l’enseignant a également changé dans l’enseignement secondaire : au lieu d’apprendre l’inventaire du monde, le géographe peut contribuer à l’éveil à l’environnement qui nous entoure.

LQJ : Le géographe a donc aussi pris une nouvelle place dans la société ?

DobruszkesFrederic F.D. : Si l’expertise est longtemps restée aux mains des économistes et des ingénieurs, elle est aujourd’hui partagée avec les géographes qui occupent une position jamais atteinte dans l’appareil de l’État. Cette évolution tient à leurs perspectives holistiques à la croisée de plusieurs disciplines et aux outils qu’ils maîtrisent. Les systèmes d’informations géographiques actuels permettent de tracer plusieurs couches d’informations. En 20 minutes par exemple, un géographe est capable de réaliser une carte superposant les trajectoires radar suivies par les avions, la densité de la population et des repères utiles au lecteur.

LQJ : Encore faut-il avoir l’information, avec la garantie de son exactitude ?

F.D. : C’est évidemment un des enjeux majeurs. Les informations statiques (gares, maisons, routes, lignes à haute tension, etc.) sont maintenant largement accessibles à tous, notamment grâce à Open Street Map. C’est moins vrai pour les informations dynamiques (flux de circulation automobile, historique des trajectoires d’avions, etc.).

LQJ : Quelles difficultés rencontrez-vous en termes d’accès aux données ?

F.D. : Certains organismes publics ne jouent pas la carte de l’Open Data. Par ailleurs, nous faisons face à des opérateurs privés qui vendent leurs informations, parfois à des prix exorbitants. Cela crée une inégalité entre les chercheurs qui ont suffisamment de budget pour acquérir les données et les autres. Sans données librement accessibles, les acteurs publics et les groupes de pression peuvent tout raconter en l’absence de contrôle, et donc manipuler les décisions prises notamment par des responsables politiques. C’est ce qui est déjà arrivé dans le survol de Bruxelles.

LQJ : Comment lutter contre cette situation ?

F.D. : Une directive européenne commence à pousser à l’Open Data. Il y aura certainement des cas où les pouvoirs publics ne céderont pas ; il sera dès lors imaginable que des citoyens attaqueront en justice pour faire valoir leurs droits. Tôt ou tard, des décisions feront jurisprudence. La pratique précède souvent la loi…

LQJ : Mais malgré des règles, la problématique de l’information reste complexe et délicate, non ?

F.D. : Assurément. Prenez par exemple le cas d’un opérateur public de transport : pourquoi mettrait-il à disposition des données susceptibles de profiter à des acteurs privés qui ne sont pas soumis aux mêmes obligations ? Un autre enjeu est la fiabilité des informations ou simplement l’interprétation tirée par le public.

LQJ : Et quand une étude scientifique repose sur des données complètes et valables, son bon usage est-il garanti ?

F.D. : Pas nécessairement, car certaines études dorment dans les tiroirs si leurs résultats ne plaisent pas au commanditaire. Ou alors elles sortent de manière “miraculeuse” en raison d’une fuite dans la presse par exemple. Pour un chercheur, il est préférable de publier son étude dans une revue en libre accès. C’est évidemment moins prestigieux pour le CV mais cette démarche ouvre et objective le débat, permettant à chacun de s’en saisir, à l’instar de parlementaires notamment. Une étude peut aussi être versée à un dossier judiciaire : elle est donc susceptible d’avoir une influence dans les décisions. De son côté, le géographe doit éviter de commettre une grande erreur : croire qu’il peut résoudre les problèmes tout seul. Il est à la croisée de nombreuses disciplines (économie, sociologie, histoire, sciences environnementales, agronomie, biologie) mais ne maîtrise évidemment pas tout. Sa singularité réside sur ses outils et sa manière d’analyser au départ de la dimension spatiale.

Nouveaux domaines d’intervention

La géographie permet actuellement de traiter des problématiques rarement abordées précédemment sous cet angle. C’est, par exemple, le cas des inégalités sociales qui renvoient à beaucoup de politiques différentes et réfléchies : les bassins scolaires (accès à tel type d’école selon son origine sociale), la mobilité urbaine (en fonction du vécu quotidien), la gentrification souvent présentée comme la revitalisation de quartiers mais qui se traduit le plus souvent par le remplacement d’une couche sociale par une autre, plus favorisée. Dans un autre registre, le géographe s’intéresse également à la logistique. Si l’ingénieur a tendance à travailler sur l’optimisation des flux, le géographe s’interroge davantage sur la raison d’être de ces flux et leur légitimation, exprimant un regard critique sur le monde dans lequel il vit.

Le survol de Bruxelles négocié sur base d’une mauvaise carte

Frédéric Dobruszkes a réalisé plusieurs études dans le cadre du dossier de survol de Bruxelles par les avions décollant et atterrissant à partir de l’aéroport national. Il a récemment abordé ce sujet devant la Société géographique de Liège, sous le titre “Survols de Bruxelles : l’analyse géographique comme contre-pouvoir”.

« En 2012, se souvient-il, dans le cadre du processus de négociation des nouvelles procédures en réunions intercabinets, Belgocontrol a présenté des cartes de situation existante avec certaines routes localisées à de mauvais endroits. Je pense sincèrement qu’il s’agissait d’une erreur technique et non d’une manipulation. Il n’en demeure pas moins que cette erreur donnait l’impression que le bouleversement à venir ne serait pas si important, ce dont témoigne le procès-verbal de la réunion. » En fait, Belgocontrol s’est basé sur les schémas figuratifs des cartes remises aux pilotes en les superposant sur des cartes topographiques. L’écart entre le tracé supposé et le tracé réel des avions atteint jusqu’à 2,4 km. Voilà comment des décisions politiques hautement sensibles peuvent être tributaires de données cartographiques inexactes.

La géographie peut également nourrir différemment le débat bruxellois. À Charleroi et à Liège, des décisions ont été prises afin que les routes principales évitent les zones les plus peuplées, ou que l’urbanisation soit limitée dans les zones de forte exposition au bruit des avions. Des mesures ont également favorisé l’expropriation et la destruction, l’isolation et la revente à des habitants qui s’installent en connaissance de cause.

« Dans d’autres aéroports mal localisés à l’étranger, ajoute le Dr Dobruszkes, on gère la situation de manière plus intelligente qu’à Brussels Airport, où l’on oblige les compagnies à suivre des routes tracées à travers la ville et où les terrains soumis aux nuisances sonores, en particulier en péripérie flamande, continuent à s’urbaniser progressivement. Il est néanmoins possible de déranger moins de riverains en évitant plus qu’actuellement les zones de forte densité de population. Le choix est politique : où sont localisés les différents groupes sociaux et quels sont ceux qui ont le plus de moyens de faire entendre leur point de vue et de faire pression ? » Là aussi, la géographie est capable d’apporter son lot d’informations et d’analyses pour nourrir et objectiver le débat.

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