La génomique est politique

Impact des séquenceurs à haut débit

Dans Le dialogue
Entretien ARIANE LUPPENS – Photos JEAN-LOUIS WERTZ

À l’occasion de la conférence de clôture du projet “Gouvernementalité de l’information génomique et de la santé” (GIGS), Le Quinzième Jour avait l’envie d’aborder cette problématique qui consiste à décortiquer l’ensemble de l’ADN d’un organisme à l’aide d’instruments sophistiqués, les séquenceurs à haut débit. L’objectif étant d’explorer les enjeux éthiques, juridiques et sociaux de la pratique médicale à l’ère de la génomique. Entrevue avec le Pr Vincent Bours, directeur du département de génétique médicale au CHU de Liège, et le Dr François Thoreau, politologue à l’ULiège, qui ont participé à ce projet.

Le Quinzième Jour : Quels sont les grands enjeux éthiques de la génomique à l’heure actuelle ?

ThoreauFrançois-JLW François Thoreau : Le séquençage complet est un enjeu majeur. Comme il sera de plus en plus accessible financièrement dans les prochaines années, il faudra bien répandre sa pratique. Or, chaque séquençage génère en outre un nombre très important de données. Qu’en fera-t-on ? Dans toute cette masse de données, certaines sont pertinentes du point de vue de la santé et des pathologies, mais sans qu’on sache toujours quoi en faire ou comment les interpréter. D’autres, au contraire, sont de “signification inconnue”. Dans tous les cas, les situations de grande lisibilité du génome et d’évidence médicale sont l’exception. La norme, ce serait plutôt une certaine perplexité et les incertitudes. Voyons cela comme une chance ; on peut dès lors en discuter, pourvu que l’on renonce à un discours médical péremptoire. Un autre enjeu est juridique : il concerne la propriété des génomes de référence puisqu’il y a de plus en plus de partenariats public-privé. Aux États-Unis, il y a eu des positions très fortes pour dire que le génome humain de référence devait rester propriété publique, en accès ouvert. Mais au fur et à mesure qu’on dispose de populations de référence, cela se complique. Des laboratoires pharmaceutiques, notamment, entrent en jeu et ils ne sont pas toujours prêts à partager les données en leur possession.

Vincent Bours : L’évolution technologique a été beaucoup plus rapide que l’évolution sociétale, éthique et légale. Si les nouvelles technologies nous permettent beaucoup de choses, il faut rester dans les limites éthiques et surtout penser au bien du patient selon une vieille maxime d’Hippocrate, “Primum non nocere” (“Premièrement ne pas nuire”). Il faut procéder en permanence à un arbitrage entre les bénéfices escomptés pour le patient et le degré d’anxiété pour lui. Je pense qu’en Belgique cela fonctionne bien car nous avons l’avantage d’avoir huit centres de génétique, seuls habilités à faire des tests génétiques, qui ont créé différents groupes de travail et maintiennent un dialogue constant pour pouvoir évoluer de concert et réfléchir ensemble aux répercussions, éthiques en particulier.

LQJ : Ne pensez-vous pas qu’il y ait aujourd’hui un effacement des enjeux éthiques au profit d’enjeux politiques et sociaux ? En effet, le bien-fondé de la génomique ne semble plus remis en cause…

V.B. : Non, je pense vraiment qu’il y a encore des enjeux éthiques. Prenons l’exemple du diagnostic prénatal. Il est clair que nous filtrons pour ne rapporter que des pathologies graves et incurables et que nous ne pratiquons pas de tels tests pour des conditions bénignes, ou curables. C’est la même chose concernant le dépistage néonatal ou les tests chez les enfants. Nous ne voulons pas imposer à des petits, à des nourrissons des informations sur des maladies tardives et il nous arrive de refuser de réaliser les tests, même quand les parents le demandent. Il y a un filtre éthique qui existe et qui doit perdurer. Nous, les généticiens, nous y tenons et nous suivons les recommandations nationales et internationales. Cependant, nous ne pouvons ignorer la dimension sociétale et politique en la matière. L’appréciation politique induit une évolution plus ou moins rapide selon le pays. On le voit encore avec le dépistage prénatal de la trisomie 21. En Belgique, la ministre a décidé de rendre le dépistage accessible à toutes les grossesses alors que dans d’autres pays ce n’est pas le cas. Il s’agit là d’une décision politique… et économique.

F.T. : Quant à moi, je considère que ce n’est pas mon rôle en tant que sociologue et politologue de prendre position sur ce qui doit être. J’essaie de décrire les processus en cours et de comprendre les enjeux. Parmi ceux-ci, il y a celui de la médecine prédictive, c’est-à-dire la capacité de lire dans le génome des pathologies qui apparaîtront, de façon plus ou moins probable, à un certain stade de la vie des personnes concernées. C’est le cas pour la maladie de Huntigton. C’est terrible : on peut vous prédire que vous tomberez malade, mais on ne peut rien faire sur le plan thérapeutique. Au-delà de cet aspect préventif, il y a aussi un phénomène de singularisation, de personnalisation de la médecine. C’est un slogan bien sûr mais, en même temps d’un point de vue technique, cela correspond assez bien à ce que fait la génomique.

LQJ : D’un point de vue social, n’y a-t-il pas une contradiction dans le fait de personnaliser la médecine grâce à la génomique et en même temps de procéder à des choix budgétaires qui rendent difficile la pratique de la médecine du quotidien ?

F.T. : Bien sûr que si ! Cette tendance porte un nom : celui du détricotage de la Sécurité sociale. On ne peut pas le dire autrement. Cela montre très clairement que les questions de soins de santé sont des questions politiques. Prenons le cas du test prénatal non invasif (NIPT) désormais appliqué de façon routinière en Belgique, sur décision de la ministre De Block, à la surprise générale, y compris celle des généticiens. Il y a lieu en l’espèce d’interroger les choix qui sont faits en matière de coûts des investissements au regard du peu d’applications concrètes de la génomique dans le domaine médical. La génomique est un projet qui a été développé dans les années 1980-1990 et qui a culminé en 2003 avec l’assemblage du premier génome humain de référence. Depuis lors, il y en a eu plusieurs versions, comme en informatique. Les enjeux actuels consistent à générer des flux de données encore plus importants, avec une “résolution” dans l’analyse de plus en plus grande, mais sans aucune garantie que les applications médicales concrètes suivront. Beaucoup d’argent a donc été mis dans la recherche de pointe, dans l’innovation technologique, ce qui est très important, mais il ne faudrait pas que cela se réalise au détriment de l’accès aux soins de base. En tout cas, la question de cet accès, qui est en train de se détériorer, n’est pas résolue par cette espèce de fuite en avant technologique.

BoursVincent-JLW V.B. : Il y a sans doute pas mal de contradictions apparentes, en effet, mais je ne partage pas entièrement ce qui vient d’être dit. L’accès à une médecine de proximité doit bien sûr rester une priorité politique à mon sens. Toutefois, pour en revenir à la personnalisation de la médecine que François Thoreau évoquait, elle vise aussi à faire des économies puisque le principe est de pouvoir adapter le traitement à chaque patient en fonction des caractéristiques de la maladie et du malade. En génomique du cancer par exemple, lorsqu’on analyse au niveau moléculaire les tumeurs, le but est d’avoir un meilleur traitement et moins d’effets secondaires. Partant de là, la médecine génomique n’est pas nécessairement une médecine plus coûteuse, bien au contraire. Pour moi, elle ne s’oppose pas au maintien d’une médecine de proximité mais en est complémentaire.

LQJ : La génomique et les techniques de séquençage du génome représentent une manne financière considérable. Pensez-vous que les États ont les moyens, voire la volonté de garantir la régulation de ce secteur ?

F.T. : C’est très complexe. L’influence des acteurs privés est très forte. Prenons le cas d’Illumina, une firme américaine qui a un quasi-monopole de fait sur les séquenceurs du génome eux-mêmes, c’est-à-dire sur les machines que l’on vend aux hôpitaux. Ils ont une stratégie marketing bien rodée qui s’adresse aux gouvernements et qui consiste à mettre en avant tous les bénéfices qu’il y aurait à faire du séquençage complet avant d’autres types d’analyses. En clair, ils font du lobbying. C’est ce qui explique que des investissements coûteux soient consentis dans de nouvelles générations de machines alors que la pertinence de ces dépenses est discutable. D’un autre côté, c’est compliqué de s’opposer. Ce sont en effet les firmes comme Illumina qui fournissent les technologies, qui définissent les algorithmes et les logiciels. Finalement, elles détiennent un vrai pouvoir sur ce qu’est la médecine, ce qu’est un corps…

V.B. : Il y a eu un cas de dérive caractérisée en Islande où le gouvernement avait proposé à la population de participer à une collecte de son ADN afin de contribuer à des études scientifiques concernant toute une série de maladies. Les Islandais avaient très largement répondu à cet appel. Le problème est que, pour des raisons économiques, le parlement islandais avait voté en faveur de la vente de toutes ces données à une société privée américaine, DeCode Genetics, ensuite racheté par la société américaine Amgen. DeCode avait alors obtenu l’accès exclusif aux données génétiques, médicales et généalogiques de la population. Cet exemple doit nous faire réfléchir sur la part du public et du privé dans ces recherches et dans les applications médicales qui en découlent. Il faut savoir qu’à partir du moment où la main est donnée au privé, il y a forcément des prises de brevets sur les applications et une recherche de profits. Certains États sont volontaristes cependant et ont développé des projets publics de séquençage : c’est le cas de la Grande-Bretagne. La France a aussi mis en place un plan de médecine génomique. Ces pays montrent leur volonté de garder un certain contrôle sur les données génomiques de la population, ou sur les applications médicales qui en découlent, ce qui n’exclut pas un partenariat avec le privé. Par ailleurs, il faut regarder les choses en face. Une société comme Illumina a pris une avance considérable et est en situation de quasi-monopole mondial en ce qui concerne l’offre de séquençage à haut débit. Cela pose un problème incontestable.

LQJ : Au vu de l’importance des enjeux, ne serait-il pas impératif d’édicter une norme internationale ?

F.T. : Effectivement. Mais le problème est que l’on n’envisage les progrès de la génomique que sous l’angle technique et scientifique, sans prendre en compte la dimension politique. Tout se passe comme s’il y avait une sorte d’évidence naturelle à ce que cela se développe en dehors du contrôle des démocraties parlementaires. J’appartiens à un champ de recherche, les Science and Technology Studies, qui ne cesse de répéter depuis 30 ans que les technologies ne sont pas neutres puisqu’elles produisent des effets. Il faut donc s’emparer de ce sujet, faire l’effort de comprendre ces enjeux. Mais c’est encore loin d’être consensuel dans les sciences sociales. Beaucoup de mes collègues ne me comprennent pas quand je leur dis que je travaille sur le Big Data. Ils ne voient pas le lien avec ma qualité de politologue. Or, la génomique, c’est l’élaboration de normes et de populations de référence, en contraste avec des cas individuels singuliers. Soit des thèmes relevant du coeur même de la philosophie politique. Je plaide vraiment pour un travail de déconstruction de la technologie elle-même afin de favoriser son appropriation démocratique, au-delà des cercles restreints d’acteurs impliqués dans son développement.

V.B. : Oui, il faut s’interroger avant tout sur ce qu’on veut faire de ce développement de la technologie. Chaque autorité compétente – les gouvernements, le législateur, les centres de génétique, les comités nationaux de bioéthique – doit veiller partout dans le monde à ce que les applications médicales correspondent aux valeurs sociétales et légales de chaque pays. C’est à nous d’utiliser les avancées technologiques pour une visée médicale raisonnable qui cherche avant tout un bénéfice pour le patient. Il est essentiel que nous gardions la possibilité de ne pas faire tout ce que la technologie nous permet de faire. Cela étant dit, je pense qu’il y a une réflexion à ce sujet au sein de chaque centre de génétique et en particulier en Belgique. Cette réflexion existe aussi au niveau international, au sein de la Société européenne de génétique, de la Société américaine de génétique, etc., même si les règles éthiques sont variables dans le temps et dans l’espace.

LQJ : En ce qui concerne les analyses survenant à la suite du séquençage complet du génome, le dernier rapport du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) à ce sujet évoque la possibilité de faire intervenir d’autres acteurs que les centres de génétique. Qu’en pensez-vous ?

V.B. : Nous craignons effectivement cette évolution. Certes, en Belgique, les analyses génétiques sont toujours aux mains des seuls généticiens mais, pour des tests périphériques qui ont potentiellement des répercussions génétiques comme le dépistage prénatal ou l’analyse génétique du cancer, ce n’est pas le cas. Toutefois, il est primordial que les centres de génétique continuent d’être associés à toutes ces évolutions. Sinon, on prend le risque d’une mauvaise interprétation des données. Nous ne sommes pas infaillibles. La séquence d’ADN qu’on génère, elle, n’a plus d’erreurs ou très exceptionnellement mais, par contre, l’interprétation qu’on en fait sur le plan médical peut être fausse. Je peux parler d’un cas précis que j’ai rencontré, celui de l’analyse d’une tumeur où on observait une variation génétique qui n’était pas présente seulement dans la tumeur mais chez l’individu porteur dans son ensemble. Il avait été conclu qu’il y avait une maladie génétique dans la famille, mais il s’agissait d’une surinterprétation d’un variant rare. Nous avons dû rassurer la famille et les parents, très inquiets, et les assurer de l’absence de maladie génétique. Vous voyez que le risque est réel : les centres de génétique ne sont évidemment pas infaillibles non plus, mais ils ont une expérience pertinente dans l’interprétation de ces données. D’où la nécessité de disposer de filtres efficaces en amont pour éviter de parvenir trop vite à des conclusions erronées et très anxiogènes pour le patient. C’est par conséquent un avantage d’associer les centres de génétique aux nouvelles applications de la génomique afin de faciliter une approche multidisciplinaire et d’améliorer la prise en charge des patients.

F.T. : Ce n’est pas encore d’actualité en Belgique, cependant certains pays comme les Pays-Bas recourent à des sous-traitants chinois pour réaliser les analyses. Comme le dit Vincent Bours, la politique génétique dispose encore d’une situation de quasi-monopole public en Belgique, concertée entre les centres de génétique, et cela me semble effectivement important à préserver. Je voudrais souligner que ce n’est pas anodin au niveau de la protection des données à caractère médical. Il ne s’agit pas tant de respect de la vie privée, puisque l’identité des individus n’est pas en première ligne avec l’analyse génomique, mais bien plutôt de questions de métadonnées. On parle ici des données générales, des statistiques, des façons les plus pertinentes de regrouper et de catégoriser les informations. En disposant des plus grandes quantités possibles de métadonnées, on peut recouper les caractéristiques génériques de toute une série de populations et d’individus. On peut ainsi établir des tendances, une précision diagnostique et donc des thérapies mieux ciblées. C’est pourquoi ces données valent de l’argent. C’est donc loin d’être anodin d’envoyer ces données en Chine ou ailleurs. Ces informations ont une grande valeur financière, par exemple dans le secteur des assurances.

LQJ : Comment gérer la question du stockage de toutes ces données génétiques ? N’y a-t-il pas un risque qu’elles tombent à terme sous le contrôle d’entreprises privées ?

F.T. : C’est un énorme problème ! La question n’est pas d’opposer les formes de stockage. Bien souvent, les hôpitaux ont une structure duale, avec un stockage physique dédoublé dans le cloud pour des questions de sécurité. Dans ce cas, vous avez deux possibilités : soit le stockage est organisé en interne et par la structure hospitalière elle-même, éventuellement en partenariat avec d’autres structures pour mutualiser les investissements, soit elle fait appel à des clouds externes pour des raisons de facilité. Ils sont alors gérés par des prestataires privés comme Google ou Amazon à des tarifs dérisoires par rapport à ce que coûte la mise en place d’une infrastructure propre. C’est donc très tentant de recourir à des acteurs privés qui vont ensuite monétiser les métadonnées.

V.B. : Le stockage des données engendre premièrement une problématique économique parce que cela coûte très cher. La deuxième question est celle de la possibilité ou de la nécessité de réexaminer les données génétiques d’un individu à plusieurs reprises afin d’affiner les résultats. En effet, si je séquence le génome d’un individu aujourd’hui et que je lui donne quelques éléments issus de mon analyse, est-ce que je dois réexaminer cette séquence dans quelques années en fonction de nouveaux développements scientifiques pour améliorer les informations de départ, voire pour revenir sur certaines d’entre elles ? Cela est déjà d’actualité, nous y sommes déjà confrontés. Techniquement, à cause de cette quantité gigantesque de données émises à chaque séquençage, il ne sera pas possible d’effectuer des analyses à répétition pour un même individu. Ce qui nous ramène à la question cruciale du risque de mauvaise interprétation. Par ailleurs, si après avoir réalisé le séquençage du génome d’un individu, celui-ci revient dix ans plus tard souffrant d’un cancer, en m’accusant de ne pas l’avoir informé qu’il était porteur d’un gène associé à un risque pour ce type de cancer, détectable dans son génome… Que lui répondre ? Que je n’avais pas identifié l’information ou que je ne l’avais pas jugée cruciale ? Cela pose vraiment la question de notre responsabilité.

Partager cet article