Quatre “b” pour un même diagnostic

Souffrance au travail

Dans Le dialogue
Texte HENRI DUPUIS – Dessin J. FOLIVELI

Le travail, c’est la santé ? C’était peut-être, serait-on tenté d’écrire tant les affections liées à celui-ci semblent croître. Parmi elles, les trois “b” déjà connus : burn-out, bore-out et brown-out. Et une quatrième qui se profile en toile de fond : les bullshit jobs. Rencontre avec Isabelle Hansez, professeure de psychologie du travail à l’ULiège et experte scientifique auprès de Fedris, l’agence fédérale des risques professionnels, qui lance en ce début d’année un projet pilote d’accompagnement des travailleurs menacés par le burn-out.

Selon les chiffres de l’Inami, le nombre d’invalides (personnes frappées d’une incapacité de travail de plus d’un an) est passé de 204 000 en 2004 à 347 000 en 2015, soit une augmentation de 70% en 12 ans. Et la croissance semble s’accélérer sur les deux dernières années. « Il faut noter que c’est en 2015 que la courbe des dépenses d’incapacité de travail a croisé celle des dépenses de chômage, fait remarquer Isabelle Hansez. Autrement dit, même si la baisse du chômage et des circonstances conjoncturelles interviennent dans l’explication de ce phénomène, depuis cette date, nous dépensons plus pour les maladies liées au travail que pour le non-emploi. » Et les deux principales causes de cette invalidité sont les troubles psychiques (stress, burn-out, désengagement, etc.) et les maladies du système locomoteur, dont les maux de dos notamment. « L’analyse des données belges de l’enquête Eurofound 2015, précise Isabelle Hansez, montre que la santé générale et mentale ainsi que la qualité de sommeil des travailleurs s’est fortement détériorée depuis 2010. De même, le nombre de travailleurs qui déclarent que le travail a un impact négatif sur leur santé a augmenté. »

LE PROGRAMME FEDRIS

Que se cache-t-il derrière ces chiffres et ce ressenti ? Un changement majeur de système socio-économique. Pour Isabelle Hansez, « l’intensification du travail, la révolution numérique, les nouvelles formes d’organisation du travail et les nouveaux types d’emploi poussent souvent les travailleurs jusqu’au bout de leurs limites ». Avec comme résultat, notamment, ces maladies étranges que sont les burn/bore/brown-out !

Le burn-out, que l’on peut qualifier d’épuisement par sur-stimulation, est déjà relativement bien étudié (notamment au sein de l’équipe d’Isabelle Hansez). Il débute en général par une phase d’enthousiasme du travailleur puis par un surinvestissement (ses efforts n’étant pas reconnus, le travailleur redouble d’ardeur), suivie d’une phase de désillusion (le travailleur fatigué et déçu s’isole, devient irritable voire cynique) et enfin d’une incapacité à travailler. Face à ce processus, trois niveaux de prévention ont été définis et mis en place. La prévention primaire s’exerce sur les conditions de travail et sur son organisation. La secondaire, lorsque la personne montre les premiers symptômes mais qu’elle est toujours présente ou ne s’absente que pour de courtes périodes. Enfin, la prévention tertiaire vise la remise en selle de ceux qui ont quitté la sphère professionnelle depuis plusieurs mois. « Le projet qui sera testé sur le terrain dès à présent, et auquel nous avons participé pour la définition et la mise au point du protocole d’action, vise la prévention secondaire », explique Isabelle Hansez. Concrètement, il concernera de 300 à 1000 personnes des secteurs financiers et hospitaliers, deux secteurs professionnels fortement touchés par les cas de burn-out. Les personnes repérées comme étant en souffrance pourront être adressées à Fedris par leur médecin généraliste ou le médecin du travail. « Nous avons établi un programme de prise en charge, d’accompagnement de ces travailleurs fragilisés qui comprend un ensemble de mesures à la fois individuelles (rapport au travail, psycho-éducation, approches psycho-corporelles ou cognitivo-émotionnelles) et organisationnelles (aménagement des conditions de travail). Ce programme pourra s’étendre sur une période de neuf mois maximum et est très flexible selon les besoins de chacun. » Un programme neuf, inédit en Belgique, auquel l’équipe d’Isabelle Hansez a participé en sélectionnant les intervenants individuels et en les formant : « Nous avons déterminé des guidelines sur la manière dont les personnes doivent être suivies, mais c’est Fedris qui assure la gestion du projet et les interventions. Dans la suite, nous exploiterons les données ainsi récoltées pour voir si la prévention a été efficace, s’il y a eu évolution dans les symptômes. »

ENNUI ET PERTE DE SENS

Une telle prise en charge est loin, très loin sans doute, d’exister dans le cas de bore/brown-out, ne serait-ce que parce que ces “maladies” n’ont pas encore bénéficié d’autant d’intérêt de la part des scientifiques. Le bore-out peut se définir comme un “épuisement par ennui”. Un ennui qui peut naître d’une situation de travail peu stimulante – travail monotone, répétitif, standardisé – ou d’une sous-charge de travail (des individus avouent avoir terminé leur tâche quotidienne à la pause de midi), mais il peut aussi être dû à un décalage entre un besoin de stimulation ressenti par le travailleur et ce que lui offre son emploi (l’employé se sent alors surqualifié et estime vite avoir fait “le tour du job”). Avec quelles conséquences ? « Certains se construisent une identité transitoire, observe Isabelle Hansez. Ils se mettent en mode off en quelque sorte dans l’attente d’un travail plus intéressant. » Mais pour d’autres en revanche, cela peut dégénérer : ils demeurent capables d’accomplir leur travail – au contraire de ceux frappés par le burn-out – mais avec un sentiment immédiat de lassitude.

Apparu encore plus récemment, et encore moins étudié, le brown-out se caractérise par un épuisement dû à la perte de sens. « Cela touche le plus souvent les professions dont le contenu humain et relationnel est très important, professions dites “de vocation” : les enseignants, les travailleurs sociaux, les professionnels de la santé. On les oblige de plus en plus à remplir des protocoles, à fournir du travail administratif très éloigné de leurs préoccupations relationnelles. Cela se traduit par une incompréhension de plus en plus marquée envers les objectifs de leur mission. » Mais on peut aussi y voir une conséquence de ce que l’économiste et ethnologue David Graeber, professeur à la London School of Economics, a appelé, dès 2013, les bullshit jobs.

BULLSHIT JOBS

Au lendemain de la fête du travail 2016 – cela ne s’invente pas ! –, une grande première eut lieu aux Prud’hommes de Paris : l’audience concernait un salarié qui se disait victime d’épuisement à cause de sa “placardisation”. Un placard où il n’avait rien à faire au pire ou, au mieux, des tâches totalement dénuées de sens. Bref, il occupait “un bullshit job”. Entendons-nous cependant sur la signification de ce qu’on pourrait traduire par “jobs à la con”. En aucun cas, il ne s’agit d’emplois nuisibles, mal rémunérés ou mal considérés, y compris par ceux-là qui les occupent.

Mais il s’agit bien d’un emploi tellement inutile et vide de sens que le salarié lui-même est bien en peine de justifier son existence. « La souffrance naît de l’absurdité des tâches demandées, de la perte de sens que cela entraîne », résume Isabelle Hansez. L’exemple qui ouvre l’ouvrage de Graeber est éclairant : Kurt est un salarié allemand qui travaille pour un sous-traitant (en charge du personnel) du sous-traitant (en charge de la logistique) du sous-traitant (en charge de l’informatique) de l’armée allemande. C’est donc lui qui, après s’être rendu sur place (souvent au terme d’un déplacement de plusieurs centaines de kilomètres), va signer le dernier d’une longue suite de formulaires autorisant un soldat à… porter un ordinateur dans le bureau voisin. Travail inutile, sans intérêt, contre-performant et onéreux pour la société.

C’est une autre caractéristique de ces jobs : très présents dans le secteur tertiaire, ils sont en général bien mieux rémunérés que d’autres, utiles et porteurs de sens comme ceux de l’enseignement, de la santé, des arts, des services aux personnes, etc. Le cas de Kurt est isolé et caricatural ? Hélas non, et chacun peut en faire l’expérience : combien de salariés supervisés par une kyrielle de managers qui ne répondent jamais à leurs sollicitations ? Combien de réunions qui ne servent qu’à planifier des réunions préparatoires à des réunions ? Combien de salariés qui, au bureau, règlent leurs affaires personnelles, regardent des séries ou ne cessent de pianoter sur leur smartphone ? Pour Graeber, le phénomène ne semble pas prêt de s’arrêter. Peut-être pas tant parce que le nombre de ces jobs augmente (à notre connaissance, il n’existe pas de statistiques sur le sujet – et que vaudraient-elles ?), mais parce que ce type de “travail” envahirait de plus en plus la plupart de nos emplois. Ainsi, selon un rapport publié aux États-Unis, le temps que consacrent les employés de bureau aux activités qui sont réellement le coeur de leur travail est passé de 46% en 2015 à 39% en 2016. « Il m’est venu un jour à l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité. » L’homme qui s’exprime de la sorte, Fiodor Dostoïevski, sait de quoi il parle : il a écrit cela alors qu’il purgeait une peine dans un bagne de Sibérie.

Pour aller plus loin

Une conférence sur “travail et souffrance” avec la Pr Isabelle Hansez et le Pr Éric Geerkens, historien, aura lieu le jeudi 4 avril à 18h, à la Cité Miroir, place Xavier Neujean, 4000 Liège.

Informations sur le cycle de conférences consacré au travail

Cursus

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