Les bribes de Versailles

Eupen-Malmedy

Dans Omni Sciences
Texte PATRICK CAMAL

À l’occasion du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, qui fut l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire avec 9 millions de morts, 20 millions de blessés et ses quelque 10 millions de disparus, Christoph Brüll évoque les conséquences en Belgique du traité de Versailles signé à Paris le 28 juin 1919. Celles-ci sont aussi territoriales, puisque la “poor little Belgium” meurtrie par l’occupation se voit attribuer, à l’est du pays, de petits territoires essentiellement germanophones. Ce sont les conditions du rattachement de ces “cantons rédimés ” que Christophe Brüll, spécialiste des relations germano-belges, discute par ailleurs dans l’ouvrage paru en septembre : Au-Delà de la Grande Guerre. La Belgique 1918-1928.

L’Armistice de la Grande Guerre signée le 11 novembre 1918 à 11 heures fut suivi, deux mois plus tard, par la conférence de la Paix qui débute à Paris le 18 janvier 1919. Celle-ci rassemble des centaines de diplomates et d’hommes politiques réunis autour des grandes puissances alliées – France, Grande-Bretagne, États-Unis, Italie et Japon – pour y décider, entre autres, du sort de l’Allemagne, de ses alliés, et des réparations qui leur seraient réclamées. Les travaux de cette conférence mènent à la conclusion de cinq traités2 signés chacun dans un château de la banlieue parisienne. Le plus célèbre de ces traités demeure celui de Versailles, signé dans la galerie des Glaces le 28 juin 1919, et que l’Allemagne, tenue responsable de “toutes les pertes et de tous les dommages que les gouvernements alliés et associés et leurs nationaux ont subi en conséquence de la guerre”, devra accepter sans avoir été partie prenante aux discussions.

REVENDICATIONS

Ouvrant la voie à la Société des nations et à l’Organisation internationale du travail, le traité de Versailles entre en vigueur après sa ratification le 10 janvier 1920 et réorganise la carte de l’Europe. La Belgique pose d’emblée des revendications économiques, financières et territoriales. Économiques parce que le pays, à moitié en ruines, est sorti exsangue du conflit et de la retraite de l’occupant. La délégation belge à Versailles compte bien obtenir de l’Allemagne des réparations de guerre considérables qui aideront “la Belgique martyre ” à financer sa reconstruction, à relancer ses marchés et à rembourser ses emprunts. Des revendications financières ensuite, puisque le Trésor belge possède, à côté du franc, plusieurs milliards de marks allemands qui ont été en circulation durant l’occupation. La diplomatie belge attend du traité de Versailles qu’il enjoigne l’occupant à rembourser en or l’ensemble de ces marks. Des revendications territoriales enfin : inspirées par l’idée d’une “Grande Belgique”, certaines élites imaginent les frontières du pays incluant désormais non seulement l’embouchure de l’Escaut mais aussi l’ensemble des territoires (plus tard perdus) de la Belgique de 1830 : le Limbourg néerlandais, le Grand-Duché de Luxembourg et une part de la Rhénanie.

« À Versailles, les grandes puissances mettent toutefois des freins importants aux revendications économiques et financières belges, tempère Christoph Brüll, historien aux universités de Liège et du Luxembourg. Ces questions deviennent, dans les années 1920, des problèmes bilatéraux belgo-allemands dont la Belgique n’obtiendra en fin de compte pas grand-chose. Quant aux revendications territoriales, elles connaissent un sort à peine plus heureux : le projet d’annexion du Luxembourg, du Limbourg néerlandais et de l’embouchure de l’Escaut – qui restera une pomme de discorde entre la Belgique et les Pays-Bas dans les années 1920 – est immédiatement rejeté par les Alliés, et l’on finit par ne plus négocier que la question de l’annexion de territoires allemands. »

CANTONS RÉDIMÉS

À Versailles, la Commission aux affaires germano-belges, où la Belgique n’est elle-même pas représentée, est chargée d’examiner la revendication belge d’intégrer d’une part “la Wallonie prussienne” – où vit depuis 1815, autour de Malmedy et de Waimes, une minorité d’environ 10 000 habitants faisant partie d’une circonscription (Kreis) du royaume de Prusse – et d’autre part le Kreis d’Eupen ainsi que le petit territoire de Moresnet-Neutre (aujourd’hui La Calamine). Présidée par André Tardieu, qui deviendra premier ministre en France une décennie plus tard, « la Commission accorde une importance décisive aux arguments stratégiques et économiques lorsqu’elle se prononce, dans les articles 32-34 du traité de Versailles, en faveur de ces annexions, souligne Christoph Brüll. Moresnet-Neutre est en effet alors connue pour ses ressources minières ». Et le Kreis de Malmedy, tout entier rattaché à la Belgique, intégre l’important camp militaire d’Elsenborn.

« Pourtant, poursuit le chercheur, s’ils admettent le besoin de dédommager territorialement la Belgique, qui obtient par ailleurs un mandat sur les colonies allemandes du Rwanda et du Burundi, les membres britanniques et américains siégeant dans la Commission n’ignorent pas que les populations concernées ne sont pas du tout enclines à devenir belges. » Cherchant à concilier ce maigre dédommagement à la Belgique avec le principe d’auto-détermination des peuples cher au président Woodrow Wilson, la Commission consent à l’annexion de ces territoires, mais ordonne l’organisation d’une consultation populaire d’une durée de six mois, qui procurerait aux populations de ces régions l’opportunité de marquer leur volonté de demeurer, en tout ou en partie, sous souveraineté allemande. Le 15 septembre 1919, la région d’Eupen-Malmedy est placée sous administration provisoire et une consultation populaire y est organisée dès janvier 1920. Celle-ci est immédiatement perçue, à raison, comme un simulacre d’exercice démocratique. Non secrète et organisée dans le contexte d’une lutte de propagande acharnée entre Belgique et Allemagne, la “petite farce belge” ne récolte que 272 refus sur 33 726 potentiels, sans jamais refléter le sentiment des populations d’Eupen-Malmedy. « La majorité, intimidée par de possibles représailles, d’ailleurs avérées, s’était en réalité résignée à l’inéluctabilité de cette annexion », constate Christoph Brüll.

PETITE INTÉGRATION

L’égard de la population belge pour cette annexion n’était guère meilleur, dans une période marquée par un très vif sentiment germanophobe. L’idée d’un rattachement de territoires allemands plus important, comme l’auraient souhaité certains nostalgiques de “la Grande Belgique”, aurait sans nul doute été mal accueillie.

« Cette annexion n’était pas du tout, pour la Belgique, une sorte de mission nationale, de devoir patriotique comme pouvait l’être, à la même époque en France, l’Alsace-Moselle. Le pays ne mit d’ailleurs pas beaucoup d’énergie à intégrer ces nouvelles populations dans ses rangs. Le territoire étant petit, l’intégration fut sommaire », résume Christoph Brüll. Et de citer Léon Delacroix, premier ministre belge, qui écrivit en janvier 1920 au gouverneur provisoire Baltia : “Prenez soin que tout marche sans problème et que les coûts restent raisonnables. Vous serez comme le gouverneur d’une colonie qui est directement en contact avec la patrie.”

La rétrocession de ces territoires et de ses “Nouveaux Belges ” – dont quelque 1800 pères, frères et fils étaient tombés sous l’uniforme allemand – sera d’ailleurs évoquée à deux reprises dans le courant des années 1920 et son intégration dans l’État belge effective seulement après la Seconde Guerre et la disparition de l’alternative allemande.

POUR VOIR PLUS LOIN

En 1917 et 1918, une équipe allemande d’environ trente historiens de l’art, photographes et architectes ont sillonné tout le pays pour photographier les monuments les plus importants de la Belgique occupée. Ils ont réalisé plus de 10 000 prises de vue. Dix ans après la fin de la guerre, les négatifs originaux – tous sur plaques de verre – ont pu être achetés parl’État belge. Depuis lors, les “clichés allemands” sont conservés et récemment numérisés par l’Institut du patrimoine artistique (Irpa) à Bruxelles.

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