Du bois dont on fait le chercheur

Le parcours de Jean-Louis Doucet

Dans Omni Sciences
Entretien HENRI DUPUIS – Photos JEAN-LOUIS DOUCET

Responsable de l’équipe de recherche en foresterie tropicale et président de la Cellule d’appui à la recherche et à l’enseignement (Care) Forest is Life de Gembloux Agro-Bio Tech, le Pr Jean-Louis Doucet aime la nature, le calme des forêts… mais aussi les sports de combat et la musique électro. Cherchez l’erreur.

Être accueilli par Jean-Louis Doucet dans son bureau gembloutois permet d’assez bien cerner le personnage. Les meubles ? En bois bien sûr : chêne, iroko, azobé, moabi; les essences d’ici le disputent à celles de là-bas. Là-bas ? Les forêts tropicales tout aussi évidemment, sa seconde patrie. D’ailleurs, la cheminée est encombrée de livres… en bois, échantillons massifs de quelques espèces africaines. Çà et là, des objets, africains forcément. Aux murs des photos de forêts, d’animaux, de nature. “Ses” photos, puisque la photographie est l’une de ses passions (il avoue quelque 10 000 clichés en stock). Quant à son look, pas très académique il en convient volontiers, il trahit deux autres de ses passions qu’il nous avouera en fin d’entretien : les sports de combat et la musique électronique. D’ailleurs, qu’on se le dise : dans un an, Jean-Louis Doucet et ses collègues vont faire vibrer la vénérable abbaye de Gembloux lors d’un premier festival de musique électro, CenoBeats. « Oui mais, précise-t-il d’emblée, ce sera un festival avec empreinte écologique minimale et les émissions de carbone seront compensées par la plantation d’arbres en Afrique centrale. » On ne se refait pas, comme on dit. Et Jean-Louis Doucet, cela fait longtemps qu’il est ainsi, à l’écoute et respectueux de la nature, surtout des forêts. Cela en devient presque agaçant : pas le moindre doute, le plus petit changement de destinée à se mettre sous la plume. Enfant, dans la région de Verviers, il est déjà attiré par les bois. « À 7 ans, je savais que je voulais être ingénieur forestier et travailler pour le WWF. » Ah si, il y a tout de même un petit grain de sable qui s’est glissé dans ce destin tout tracé : il rêvait des forêts amazoniennes, ce seront les africaines qui l’accueilleront.

Après ses études à la Faculté agronomique de Gembloux, et son mémoire sur les syrphes, des insectes qui à l’état larvaire mangent les pucerons, Jean-Louis Doucet commence pourtant sa carrière loin de ses forêts chéries, à Gembloux où il vulgarise les méthodes de lutte biologique contre les pucerons. Son vrai départ dans la vie professionnelle se produit un an plus tard, en 1993, lorsque, chargé de recherches à la Faculté, il débarque au Gabon avec son épouse : « Nous étions loin de tout, se souvient-il, en pleine forêt, dans une station de recherches de l’université de Rennes, occupée par des primatologues. Des cabanes en bois, pas de téléphone, de l’électricité deux ou trois heures par jour… et la compagnie de chercheurs obnubilés par les singes ! » Pendant deux ans, loin de tout milieu académique, Jean-Louis Doucet va tout apprendre sur la flore gabonaise grâce à un technicien local qui va l’initier patiemment. Commence alors une série de séjours africains (Gabon, Cameroun, Congo, République centrafricaine), au cours desquels il réalisera son autre rêve d’enfance, travailler pour le WWF dont il devient Forest Officer ! Des séjours entrecoupés de retours à Gembloux où il présente sa thèse de doctorat en 2003, ce qui lui permet de succéder la même année à son mentor, le Pr Willy Delvingt, et de développer le laboratoire de foresterie tropicale. L’intitulé de sa thèse résume d’ailleurs à lui seul l’engagement du chercheur lors de ses dix premières années de carrière mais aussi celui qui allait être le sien jusqu’à aujourd’hui (et on peut parier qu’il en ira ainsi jusqu’à sa retraite) : “L’alliance délicate (sic) de la gestion forestière et de la biodiversité dans les forêts du centre du Gabon”. L’adjectif “délicate” suggère bien les recherches permanentes d’équilibres entre exploitation et respect de la biodiversité, entre intérêts privés et publics.

Utilisation marteau pour traçabilité 

L’okan, Cylicodiscus gabunensis, est un bois dur parmi les plus exploités du continent africain.
Son écologie est étudiée par un étudiant gabonais inscrit en thèse à Gembloux Agro-Bio Tech.
Ses recherches sont financées par une entreprise privée certifiée FSC, CEB-Precious Woods

MODÈLE DE COOPÉRATION

Jean-Louis Doucet a en effet initié et développé un modèle de coopération assez unique avec les grands exploitants forestiers de ces régions : « Tout le monde est gagnant, s’enthousiasme-t-il. Eux ont besoin de notre savoir pour satisfaire aux critères des labels comme le Forest Steward Council (FSC). Ce mode d’exploitation assure aux pays une gestion durable des forêts et aux populations un surcroît de bien-être, tout en étant rentable pour les exploitants. Quant à nous, nous disposons d’un fantastique terrain de recherche et d’expérimentation dont profitent nos étudiants et nos doctorants. Nous sommes accueillis là-bas dans des conditions proches de la perfection. » Les équipes de Jean-Louis Doucet assurent en effet plusieurs missions sur le terrain et en laboratoire.

D’abord, cela peut paraître étonnant, réduire notre ignorance sur ces biotopes. « Une forêt tropicale, cela n’a rien à voir avec nos forêts ; elle renferme facilement un millier d’espèces ligneuses… dont on ignore encore presque tout. Un exemple : l’ayous, qui donne un bois blanc très prisé, ne fructifie que tous les huit ans. Pour continuer à l’exploiter de manière raisonnée, il faut bien connaître son cycle de vie. Nous étudions aussi la dispersion des graines, en général transportées par les animaux, ainsi que la diversité génétique de ces espèces. Par exemple, nous analysons des plantules, essayons de retrouver ses parents afin de voir comment s’est accomplie la dispersion et surtout pour tenter de prévoir ce qui se passera lorsqu’on abat des arbres matures. N’y aura-t-il pas consanguinité ? Cela nous permet de dire à l’exploitant : si vous abattez trop de pieds, la régénération risque de ne plus se produire correctement. » Cette meilleure connaissance rejaillit évidemment sur les modes d’exploitation. Car tel est bien le but : assurer la pérennité des forêts, ce qui passe non seulement par la régénération des espèces commerciales – ne pas tout couper tout de suite sinon celle-ci est impossible – mais aussi par la diversification. L’azobé, très demandé par le secteur maritime ou pour faire des billes de chemin de fer, se raréfie ? Jean-Louis Doucet et son équipe sont à pied d’oeuvre pour que l’espèce qui va le remplacer, l’okan, soit gérée correctement.

BUBINGA

Arbre Milicia excelsa C Pallisco 240312 JLDoucet Certes, mais ne faudrait-il pas laisser les forêts vierges en l’état et interdire l’exploitation des bois tropicaux ? Le sourire sarcastique qui apparaît sur les lèvres de Jean-Louis Doucet à l’énoncé de l’objection signale que vous venez de commettre une gaffe. « Vierges ? Ces forêts ne le sont généralement plus depuis plusieurs milliers d’années. Les hommes y ont pratiqué la culture itinérante sur brûlis, ce qui a d’ailleurs sans doute contribué fortement à leur composition actuelle. Sans les champs, il est probable que beaucoup d’espèces héliophiles, c’est-à-dire qui ont besoin de beaucoup de lumière pour leur croissance, n’auraient pu s’y développer. » Quant à l’interdiction d’exploitation, Jean-Louis Doucet vous supplierait presque de vous faire construire une habitation – et son mobilier – tout en bois tropicaux ! « La déforestation ne provient pas de l’exploitation forestière mais essentiellement du défrichage en vue de cultiver du soja ou d’établir des pâturages par exemple. L’exploitation de la forêt, elle, si elle est bien gérée, contribue à sa sauvegarde. »

Assurer des emplois, c’est aussi développer les recherches bien au-delà de l’exploitation du bois brut. Connaissez-vous la belle histoire du bubinga ? Jean-Louis Doucet l’adore. C’est une espèce rare, dont l’abattage et le commerce sont réglementés, mais qui est victime d’un trafic car les Asiatiques notamment en sont friands pour fabriquer des meubles de luxe. « Ce bois se raréfie et nous en avons étudié la dispersion, ce qui nous a permis de constater que dès que des graines tombent, les rongeurs se précipitent pour les manger. Tout simplement parce qu’elles contiennent des molécules volatiles semblables à celles émises par les femelles en période de reproduction ! Une molécule qui a des vertus aphrodisiaques, que les populations locales connaissent bien sûr, elles qui exploitent l’écorce à cet usage. On envisage donc, avec des collègues gabonais, d’en faire un substitut du Viagra. Ces forêts sont une pharmacopée à ciel ouvert. Ces autres usages de la forêt, nous voulons les développer pour lui donner une autre valeur. »

AUTRES RYTHMES

Du bois et des forêts, on pourrait en parler pendant des heures avec Jean-Louis Doucet.
Et l’Afrique ? « J’y suis encore présent environ quatre mois par an. Pour superviser les recherches du laboratoire mais aussi pour y donner des cours en RDC, à l’École régionale d’aménagement et de gestion intégrés des forêts et territoires tropicaux, et au Gabon, à l’université des sciences et techniques de Masuku. Et j’y emmène nos étudiants de Gembloux. C’est un brassage, un échange auquel je tiens. » Il ne faut pas longtemps pour sentir poindre chez Jean-Louis Doucet comme une nostalgie de la vie africaine, loin du stress et des 100 mails quotidiens. « Je sens cette forêt, je vois sa dynamique. Et puis, enseigner là-bas est passionnant. Les étudiants ne sont pas blasés et il faut se débrouiller avec les moyens du bord, s’adapter au terrain. » Devenu “patron” d’un laboratoire d’une trentaine de chercheurs, Jean-Louis Doucet n’a plus de temps pour développer des projets personnels de recherche. Suivre les travaux de ses collaborateurs, de ses doctorants – dont bon nombre proviennent bien sûr d’Afrique – est, avec la recherche de fonds, son quotidien. Et encore, il s’estime chanceux car il bénéficie de fonds privés et de collaborations avec les grandes exploitations forestières. « Mais cela nous oblige en retour à être performants, sous pression pour respecter des échéances. » Tout en se jouant du temps. « Lorsque nous plantons un arbre, il faut attendre quatre ou cinq ans pour commencer à avoir des données exploitables. Ceux qui financent nos recherches doivent se rendre compte de la spécificité de notre domaine. Et plus encore les sociétés avec lesquelles nous travaillons sur le terrain : il n’est pas facile d’expliquer à une entreprise que l’arbre qu’elle replante aujourd’hui avec notre aide, sur nos conseils, ne sera commercialement intéressant que dans 100 ou 200 ans ! »

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