Les chaînes de blocs

Rencontre avec Louis Martin

Dans Omni Sciences
Entretien FRÉDÉRIC VAN VLODORP – Dessin FRANCK HAMES

Orateur à Liège lors du récent colloque du Ciriec consacré à “L’économie publique, sociale et coopérative dans la révolution numérique”, Louis Martin est professeur à l’université du Québec à Montréal. Il est expert en matière de “chaînes de blocs”, un domaine en effervescence. Pour certains, nous n’en sommes encore qu’à l’étape de l’expérimentation ; pour d’autres, les chaînes de blocs répondent déjà à des besoins réels. Les défenseurs de cette technologie assurent qu’elle est appelée à modifier en profondeur presque tous les domaines de l’activité humaine. La Commission européenne a lancé un observatoire pour étudier l’ampleur du phénomène. Le professeur canadien analyse les opportunités et les risques, sans aller trop loin dans leurs aspects techniques.

Le Quinzième jour : Quelle est l’origine de la technologie des chaînes de blocs ?

Louis Martin : Elle est apparue vers 2008 quand une perte de confiance s’est installée – notamment envers les institutions – suite à la crise financière. C’est à ce moment qu’est arrivé le concept de crypto-monnaie qui utilise largement les chaînes de blocs. Cette technologie permet de stocker et de transmettre des informations de manière transparente, sécurisée et sans organe central de contrôle. Elle ressemble à une grande base de données dont les informations, envoyées par les utilisateurs, sont vérifiées et groupées à intervalles de temps réguliers en blocs, liés et sécurisés grâce à l’utilisation de la cryptographie, d’où la notion de “chaînes de blocs”. Cette base contient l’historique de tous les échanges réalisés entre ses utilisateurs depuis sa création.

LQJ : Quels sont les éléments à la base de son succès ? En quoi les chaînes de blocs constituent-elles une avancée ?

L.M. : Les avantages le plus souvent cités tiennent à l’affranchissement face aux tiers de confiance (cartes de crédit, Amazon par exemple), actuellement requis dans la majorité des transactions, surtout en ligne. C’est aussi une économie face aux tiers de confiance chargeant des frais indus et occupant des positions monopolistiques tels qu’Uber, Airbnb, etc. La plus grande rapidité et la fluidité des échanges sont également appréciées, en particulier pour les transferts de fonds internationaux. Cette technologie se caractérise encore par une liberté face aux nombreuses règlementations des organismes gouvernementaux. De plus, par sa transparence et sa conception même, la chaine de blocs est sécuritaire et à l’épreuve des manipulations malhonnêtes.
Enfin, l’immédiateté et le croisement des données apportent également une dimension supplémentaire comme l’illustre cet exemple : un contrat d’assurance (63 signes) d’un agriculteur pourrait ainsi fluctuer en raison de conditions météorologiques extrêmes ; deux des signes de la chaîne de blocs pourraient se rapporter à des relevés météo et donc faire évoluer le contrat automatiquement.

LQJ : L’économie sociale et solidaire recourt-elle déjà à la technique des chaînes de valeurs ?

L.M. : Comme expert, j’encourage l’utilisation de cette technique qui peut effectivement aider beaucoup de secteurs, y compris en effet l’économie sociale et solidaire où il y a déjà des premières expériences de plateformes. C’est un outil qui peut être structurant, mais qui ne crée pas les communautés. Il est important d’expliquer et de démystifier. Dans notre société, on sous-estime les changements à venir dans les dix ans.

LQJ : Vous l’avez rappelé lors du colloque du Ciriec : une plateforme collaborative fondée sur les chaînes de blocs ne peut fonctionner sans une bonne gouvernance.

L.M. : Dans la pratique, les mécanismes de sécurité et de gouvernance qui s’appliquent au réseau permettent de maîtriser le risque. Il est essentiel de soigner la façon dont le réseau est conçu, mis en oeuvre et exploité. Les participants de l’écosystème doivent comprendre que ce n’est pas la technologie en tant que telle qui protège les enregistrements de la chaîne de blocs contre les modifications ou les malveillances. La confiance est primordiale pour assurer le bon fonctionnement d’une plateforme, d’autant qu’il n’existe actuellement pas de cadre juridique et réglementaire.

Les chaînes de blocs sont déjà partout !

On compte déjà plus de 3000 cryptomonnaies et plus de 900 autres applications utilisant les chaînes de blocs ! Cette technologie est déjà mise en oeuvre principalement pour du transfert d’actifs (monnaie, titres de propriété, actions, etc.) comme dans les domaines des cryptomonnaies et des banques, pour une meilleure traçabilité d’actifs et produits (médicaments, aliments, diamants, etc.), ou encore pour exécuter automatiquement des contrats, notamment dans les assurances ou les douanes. L’économie collaborative et les plateformes coopératives constituent également autant de champs d’actions possibles.
Les applications sont d’ailleurs presque infinies. Plusieurs universités américaines utilisent déjà cette technologie pour délivrer les diplômes, ou pour remplacer les attestations cachetées.

LQJ : Le participant à une plateforme peut-il être rassuré dans ce contexte, puisque chacun a la possibilité d’écrire dans la base de données sans tiers de confiance ?

L.M. : Comme une chaîne de blocs travaille effectivement sans organe de contrôle et peut être créée par n’importe qui, la fonction de hachage est capitale : elle transforme, par exemple, une phrase en une suite de chiffres et de lettres. Si on change un signe, c’est l’ensemble qui se modifie. Nous utilisons une fonction de hachage de la famille SHA-2 – Secure Hash Algorithm – conçue par la National Security Agency (NSA) des États-Unis. Elle assure 1,1577 combinaisons possibles ! La probabilité de créer une combinaison équivalente correspond à gagner dix fois consécutivement le gros lot du Lotto. De plus, il est impossible de reconstruire le message de base à partir de son hash.

LQJ : Cette technologie n’est-elle pas énergivore ?

L.M. : Tout dépend en fait des algorithmes mathématiques et des méthodes de consensus. Le bitcoin est l’exemple extrême. Pour empêcher une personne très bien équipée de copier et de recréer des chaînes de blocs à son avantage, il a fallu multiplier le nombre d’ordinateurs comme on l’observe par exemple dans de grands halls en Islande ; une tentative malhonnête devient dès lors trop coûteuse et trop longue pour être profitable. Heureusement, ce cas de figure n’est pas représentatif des applications basées sur les chaînes de blocs.

LQJ : Quel est le coût de la mise en oeuvre de cette technologie et quels sont les fournisseurs ?

L.M. : Au départ, la création et la gestion d’une base de données fondée sur les chaînes de blocs est plus dispendieuse qu’une base de données traditionnelle. Il importe dès lors de mesurer la valeur ajoutée : un cas d’utilisation doit en effet apporter une justification supplémentaire qui s’avérera rentable en réduisant par exemple une lourdeur administrative ou en supprimant le papier. Il existe plusieurs fournisseurs, à commencer par Ethereum, le pionnier des “contrats intelligents” avec un logiciel libre. Hyperledger est un projet de la fondation Linux dans lequel IBM participe activement. Microsoft Azure offre une plateforme tandis que Google et Facebook préparent leur entrée sur le marché.

Le numérique au service de l’économie publique, sociale et coopérative

Rencontre avec Bernard Thiry

« Les espoirs sont plus grands que les craintes. » Bernard Thiry, professeur d’économie à l’université de Liège et directeur du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (Ciriec), traduit en une phrase le sentiment général éprouvé à l’issue du 32e congrès de cette organisation scientifique non gouvernementale. Les perspectives tracées par les 400 participants venus à Liège en mai, en provenance de 30 pays de quatre continents, sont donc empreintes d’un certain optimisme à l’évocation de la thématique de cet événement bisannuel : “L’économie publique, sociale et coopérative dans la révolution numérique”.

« S’il existe beaucoup de points d’interrogation, nous avons entendu des messages d’espérance et des solutions plutôt que des idées passéistes », se réjouit Bernard Thiry. Les représentants (universitaires, entreprises publiques, services publics, coopératives, associations, mutuelles, etc.) des 13 sections nationales du Ciriec et des trois membres collectifs à travers le monde en conviennent : « Il est indispensable que les acteurs de l’économie publique, sociale et coopérative s’emparent de tous les sujets liés à l’implication du numérique sur la société ; il est en effet essentiel que cette extraordinaire promesse technologique se transforme en progrès économique, social, démocratique et environnemental. »

Comme l’indique la déclaration finale du congrès, les techniques du numérique et l’intelligence artificielle offrent une belle opportunité de relever les défis du futur en créant de nouvelles relations entre les organisations et entre les personnes : mise en oeuvre de projets partagés, amélioration du service rendu aux citoyens, développement de l’économie dite collaborative, de la finance socialement responsable, organisation de nouvelles solidarités, mise en oeuvre de nouveaux modes de gouvernance démocratique et d’exercice de la citoyenneté, etc.

Au-delà du congrès, un immense champ d’investigation s’ouvre donc pour le Ciriec. « Il convient par exemple d’aborder la problématique de la fiscalité sur les plateformes collaboratives et même sur les robots, remarque Bernard Thiry. Actuellement, la fiscalité est essentiellement basée sur le travail principalement salarié. Avec toutes les transformations, comment repenser le financement des services publics et de la sécurité sociale ? » Il y a donc de la matière pour le Ciriec, dont le quartier général se situe depuis 1957 à Liège.

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