Un anniversaire engagé

Culture et citoyenneté

Dans Univers Cité
Dossier JULIE LUONG - Dessin LARA CAPRARO

Il y a cinq ans, la Maison des sciences de l’homme de l’ULiège (MSH), le Théâtre de Liège et la Cité Miroir ouvraient leurs portes au coeur de la ville : à l’occasion de cet anniversaire conjoint, ces acteurs du renouveau culturel et citoyen liégeois reviennent sur leurs réalisations et leurs projets. Entre urgence et recul, l’engagement pour une société plus ouverte et plus inclusive se réaffirme, au gré des soubresauts, souvent violents, de l’actualité.

Il y a cinq ans, l’offre socio-culturelle liégeoise connaissait un renouveau saillant, avec la création de la Maison des sciences de l’homme (MSH) et de la Cité Miroir ainsi qu’avec l’installation du Théâtre de Liège face aux bâtiments universitaires de la place du 20-Août. À regarder dans le rétroviseur, on se dit sans trop craindre l’illusion d’optique que ce laps de temps fut aussi particulièrement éprouvant pour les valeurs d’ouverture et de multiculturalité défendues par ces trois acteurs. De la politique migratoire de l’Europe à la difficile transition écologique, de la montée des extrémismes aux initiatives citoyennes porteuses d’espoir : entre 2013 et 2018, le sentiment diffus d’un moment de bascule face auquel la responsabilité de chacun est engagée n’a cessé de croître.

BrahyRachel-JLW Dans le contexte où la fébrilité le dispute à la nécessité de prendre du recul, les collaborations que ces trois structures ont nouées entre elles mais aussi plus largement avec le monde universitaire, de même qu’avec d’autres partenaires culturels, associatifs ou économiques apparaissent, comme un atout majeur. « Je pense qu’à Liège, nous avons collectivement cette capacité de réagir à ce qui est inacceptable », estime Jacques Smits, administrateur délégué de l’asbl Mnema qui gère la Cité Miroir. Pour Serge Rangoni, directeur du Théâtre de Liège, la synergie est réelle et croissante en Cité ardente : « Ce qui a changé au cours des dernières années, c’est que ces acteurs travaillent bien davantage en connexion qu’en concurrence. » L’urgence des enjeux, certainement, n’y est pas étrangère. « Nous devons en faire davantage dans un contexte où l’enjeu éthique à la fois inquiète et fait vibrer, et où l’indignation s’articule parfois difficilement à un engagement au long cours », estime à ce propos Rachel Brahy, coordinatrice de la MSH.

Pour que l’engagement reste signifiant, rien ne sert de courir. Il y a cinq ans, on partait de rien; aujourd’hui, il s’agit de ne pas perdre de vue la ligne d’horizon. « Lorsque nous avons fondé la MSH, rappelle Rachel Brahy, le terme de citoyenneté était encore assez rare. Maintenant, il est très utilisé jusqu’à être parfois dévoyé. Il existe une dérive populiste à laquelle il faut être attentif. La citoyenneté ne peut pas devenir uniquement un argument marketing. » Jacques Smits l’affirme également : la notion de citoyenneté n’a de sens que reliée à l’action. « La citoyenneté est étroitement liée à l’émancipation. Exercer sa citoyenneté, c’est être libre d’exprimer une position construite sans idée toute faite et en se fondant sur le libre examen. Mais acquérir cette liberté, cela suppose une émancipation personnelle, économique, politique. » Un long chemin sur lequel ces acteurs sont, aux côtés de l’Université, des éclaireurs.

LA MSH : UN AUTRE RAPPORT AU SAVOIR

La ritournelle était connue et le constat partagé : l’Université, cette “tour d’ivoire”, se tenait depuis trop longtemps à l’écart des grands enjeux de société où elle était pourtant attendue. Encore fallait-il l’électrochoc susceptible de faire bouger les lignes. Ce sera, en 2011, la fermeture de la phase à chaud d’ArcelorMittal. Face à ce séisme, une “Journée d’éveil citoyen” est organisée à l’initiative du recteur Bernard Rentier. « À partir de ce moment, la nécessité pour l’Institution de prendre part au processus de réflexion sur la reconversion socioéconomique de la région à travers une structure dédiée s’est imposée, rappelle Rachel Brahy. Liège Creative, le forum dédié à l’innovation et à l’entreprise était déjà en place depuis 2011. Mais, en complément, il est apparu indispensable de prendre plus vivement en compte des aspects sociétaux qui touchent à l’organisation de nos vies indiviuelles et collectives, du sens que nous donnons à nos activités. »

Sous les auspices du Pr Didier Vrancken, alors doyen de l’Institut des sciences humaines et sociales (futur vice-recteur à la citoyenneté), cette maison “sans portes ni fenêtres” émerge en 2013, avec l’ambition de remettre à l’avant-plan la “troisième mission” dévolue à l’Institution, celle du service à la société. « Régulièrement, les académiques étaient sollicités par des acteurs comme les Grignoux ou le Théâtre de Liège pour apporter un éclairage différent dans les débats avec les artistes. Très tôt, le projet de la MSH s’est donc pensé en collaboration avec les différents acteurs de production citoyenne et culturelle à Liège », explique Rachel Brahy. À la toute jeune Cité Miroir, avec l’asbl Mnema, la MSH organise dès 2013 le concours “Aux encres citoyens ! Aux encres et cetera”, afin de stimuler l’engagement citoyen des jeunes du secondaire supérieur. Les connexions s’expriment aussi dès le départ dans le choix des lieux, avec des premières rencontres organisées à la librairie “Livre aux trésors” et au Musée de la vie wallonne.

« Au-delà des actions qu’elle mène en tant qu’opérateur de rencontres citoyennes, c’est aussi une véritable posture qu’entend diffuser la MSH, note Didier Vrancken. Celle-ci s’appuie sur un nouveau régime de connaissances reposant sur la nécessité d’articuler davantage sciences et société sous l’effet conjugué de l’effondrement des grands repères politiques de l’après-guerre, des défis climatiques et environnementaux, de la mondialisation des échanges, du développement des entités supranationales, des évolutions respectives des technologies, des populations, des problèmes de santé, des migrations et des mobilités croissantes. »

Si elle emprunte son nom aux centres de recherche en sciences humaines initiés en France dans les années 60 par l’historien Fernand Braudel, la MSH liégeoise se positionne davantage comme un instrument de soutien à la circulation des savoirs. « Il existe aujourd’hui un autre rapport au savoir, un rapport plus égalitaire entre l’expérience des citoyens et la recherche qui s’intéresse à cette expérience, que ce soit dans le domaine du logement, du travail, des migrations, etc. À la MSH, nous considérons que le public n’est pas seulement un usager mais aussi un coproducteur de savoirs, et c’est pourquoi nous avons voulu quitter une pure démarche de vulgarisation, en mettant en place des dispositifs d’échange et de partage », expose Rachel Brahy. Les projets de recherche collaborative témoignent de cette volonté.

Révolution copernicienne ? Autour des grandes questions de société, de plus en plus d’universitaires semblent prêts à adopter cette nouvelle posture, qui est en soi une manière de s’engager pour un monde plus égalitaire. « La récente carta academica – charte des académiques engagés – invite les universitaires belges à prendre part aux débats et à sortir de leur réserve : elle témoigne de cette évolution. » Dans un contexte très concurrentiel où les chercheurs doivent être présents sur de multiples fronts, des structures d’appui comme la MSH sont essentielles pour que cet engagement s’affermisse et se densifie, loin de la menace du burn-out ou de l’indifférence.

LE THÉÂTRE DE LIÈGE : UNE SCÈNE INCLUSIVE

RangoniSerge En 2013, le Théâtre de la place devenait le Théâtre de Liège et prenait ses quartiers dans les anciens bâtiments de l’Émulation, au centre-ville. « L’envie était de revenir au coeur de Liège, dans un quartier en difficulté afin de le revitaliser en développant des activités la journée et en soirée, autour de projets de natures différentes – théâtre jeunesse, théâtre musical, danse, etc. – mais aussi de styles différents, du plus populaire au plus pointu », se souvient son directeur, Serge Rangoni. La structure a aussi affirmé sans compromis sa volonté d’incarner un théâtre plus inclusif, prenant acte de la multiculturalité de nos sociétés. « Nous avons émergé dans un contexte très particulier, notamment autour de la question du radicalisme. L’enjeu à mon sens est à la fois d’affronter la thématique en tant que telle, à travers un projet comme Nadia [ndrl : le texte, adapté par différents théâtres belges, raconte l’histoire de deux jeunes filles, dont l’une bascule dans le radicalisme], mais aussi par le biais d’une programmation qui fait place à la multiculturalité, à travers les récits ou via les acteurs. Car le malaise de nos sociétés, exprimé de manière violente par le radicalisme, fait probablement écho au mal-être d’une population qui ne se retrouve pas dans l’organisation actuelle des villes », avance Serge Rangoni.

Cette volonté d’inclusion s’exprime aussi dans les activités pédagogiques menées par le Théâtre. « Nous ne pouvons plus parler aux classes comme on le faisait auparavant. Raison pour laquelle on essaie – même si c’est très complexe – d’appréhender les choses par le biais de la multiculturalité des élèves. » Partie prenante du projet “Atlas of transition” – qui vise a  promouvoir la diversité culturelle en développant de nouvelles stratégies axées autour de l’interaction entre les citoyens européens et les primo-arrivants – ou du projet “Bérénice” – réseau d’acteurs culturels et sociaux mis en place en Grande Région afin de lutter contre les discriminations –, le Théâtre de Liège s’illustre aussi par ses collaborations internationales. « Nous devons continuer à développer des connexions avec l’Allemagne ou les Pays-Bas. Il y a certes la barrière de la langue, mais c’est aussi sur elle que nous devons travailler. Cet aspect international et multilingue, c’est ce qui nous permet d’attirer de nombreux étudiants Erasmus », rappelle Serge Rangoni.

ACADÉMIQUES SUR LES PLANCHES

Depuis son installation place du 20-Août, le Théâtre de Liège a par ailleurs intensément renforcé ses collaborations avec l’Université. Le projet Philostory, piloté par Maud Hagelstein, propose ainsi de porter un regard philosophique sur une représentation, en dialogue avec les artistes. Quant à Jérôme Jamin, chargé de cours en science politique, il propose via le projet “Polis poétique”, une exploration de textes politiques aux allures poétiques et réciproquement. « L’Université est une ressource formidable pour un théâtre et il y a peu de villes où les liens sont si étroits. Ce qui nous manque encore, c’est une structure qui conjugue actions universitaires et acteurs du théâtre afin de piloter des projets sur le long terme », observe Serge Rangoni, pour qui l’enjeu majeur de ces prochaines années sera aussi de parvenir, sur le plan régional et local, à élargir les publics. « Il y a encore trop de gens qui ne se sentent pas concernés : si vous avez une distribution belge homogène, vous ne toucherez pas le public diversifié tel qu’il est aujourd’hui. Mais il faut continuer à développer la diversité sur scène, la mise en valeur d’histoires qui ne soient pas seulement la mise en valeur du patrimoine européen. »

En cette rentrée, l’Othello de Shakespeare, revisité par Aurore Fattier avec la collaboration du célèbre acteur franco- américain William Nadylam, sera l’occasion d’explorer une nouvelle fois les enjeux liés à la diversité à partir d’un grand classique. « Je suis persuadé que dans une société pluriculturelle comme la nôtre, notre champ d’action commun n’est plus le même qu’avant. Je sais que j’en fais hurler certains en disant cela mais dans une société qui se veut inclusive, on ne peut pas tout faire ou tout dire. Ce n’est pas de la censure : c’est une question de respect, d’acceptation d’un territoire commun partagé. Aujourd’hui, par exemple, il ne me semble pas possible de montrer un spectacle avec du nu dans les écoles face à des classes où différentes confessions sont représentées. Je ne pensais pas comme ça il y a dix ans mais à présent, je me dis qu’il faut avancer et ne pas ajouter du clivage au clivage. Sinon, d’une certaine manière, c’est nous qui nous radicalisons. »

LA CITÉ MIROIR : LA MÉMOIRE EN ACTION

SmitsJacques-DominiqueHoucmant-Goldo « La Cité Miroir est le fruit d’une évolution associative qui s’est faite par paliers », rappelle Jacques Smits. Créée en 1993 dans le sillage du Centre d’action laïque, l’asbl “ Les Territoires de la mémoire” avait pour ambition de créer un axe de résistance face aux partis d’extrême droite. « Aujourd’hui, nous avons élargi le champ, car bien des idées liberticides se sont immiscées dans des partis démocratiques, notamment sur la question des migrations. » Au début des années 2000, les Territoires de la mémoire, alors installés boulevard d’Avroy, se lancent dans un dossier de réhabilitation des bains et thermes de la Sauvenière, dossier qui dans un second temps sera porté par l’asbl Mnema. « Nous avons voulu ouvrir à d’autres partenaires, pour construire une plateforme démocratique plurielle où se retrouvent différentes tendances politiques et différents acteurs dont l’université de Liège, à travers la MSH et le Centre de transmission de la mémoire dirigé par le Pr Philippe Raxhon. »

Inaugurée en 2014, la Cité Miroir a attiré quelque 55 000 visiteurs avec sa première exposition sur “L’art dégénéré selon Hitler”, conçue en partenariat avec † le Pr Jean-Patrick Duchesne et les services de la Ville. « C’était un démarrage exceptionnel en compagnie de Gauguin, Chagall, Kokoschka, Picasso, Marie Laurencin, etc. », se souvient Jacques Smits. La Cité Miroir s’est depuis imposée comme un acteur central dans le débat liégeois autour des enjeux de citoyenneté, de dialogue entre les cultures et de travail de mémoire. « Notre particularité est que nous traitons ces trois thématiques avec des outils transversaux (expositions, conférences, théâtre, musique, débats, rencontres). » Engagée dans une démarche d’éducation permanente, les associations qui agissent à la Cité Miroir défendent un projet de société qui permet le “vivre ensemble”.
« Nous sommes dans une période charnière où la société peut basculer dans des régimes toujours plus autoritaires et excluants, mais où on peut aussi construire un espace démocratique qui permet l’émancipation dans le respect de chacun. »

UN ENGAGEMENT PRAGMATIQUE

Toucher des publics plus fragiles et plus précarisés fait partie des objectifs de demain. « Contrairement à l’opéra ou au théâtre, nous avons l’avantage d’être installés dans d’anciens bains publics qui ont jadis attiré un public très populaire… Mais la piscine n’existe plus et nous mesurons à quel point il reste difficile pour certains de pousser la porte. » Optimiste quant à l’engagement de la société civile, Jacques Smits pose aussi le constat que l’implication, au cours dernières années, a changé de visage : « Autour de l’accueil des migrants par exemple, beaucoup de jeunes sont terriblement engagés. C’est aussi souvent un engagement plus discret, mais la volonté d’agir et de faire est bel et bien présente. Or la société civile aura un rôle majeur à jouer dans la réflexion concernant l’état de la démocratie représentative, qui continue à être celle que nous défendons. »

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