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Entretien FRÉDÉRIC VAN VLODORP - Photos JEAN-LOUIS WERTZ

Le Pr Jacques Defourny achève sa carrière académique en apothéose, reproduisant à l’échelle de l’Europe puis du monde sa démarche déployée sur le tissu wallon et belge. Avec son équipe, il a débroussaillé un terrain encore vierge, donné une existence statistique et contribué à accréditer l’économie sociale dans le monde scientifique, académique, économique et politique. Cette sommité internationale parie sur l’entrepreneuriat social et sur le potentiel de toutes ces activités dont la crise actuelle démontre le caractère essentiel pour construire le monde de demain.

Mais comment s’intéresse-t-on à l’économie sociale quand on est jeune ? « La densité de la vie associative à Sainte-Walburge, sur les hauteurs de Liège, a fourni le terreau de mes choix », constate tout simplement Jacques Defourny, professeur à HEC- École de gestion de l’université de Liège. « Dans les années 1970-1980, ce quartier a senti le risque d’être écartelé entre, d’une part, la construction du Centre hospitalier régional de la Citadelle et, d’autre part, le développement du Cora qui allait devenir un énorme complexe commercial. La convivialité de ce “village dans la ville” était menacée pour tous ses acteurs : commerçants, associations, mouvements de jeunes, clubs sportifs, etc. »

En réaction, avec d’autres de son âge impliqués dans les mouvements de jeunesse, Jacques Defourny s’est pleinement engagé dans de nombreuses initiatives pour renforcer et développer les dynamiques associatives – on dirait “citoyennes” aujourd’hui. Fondation d’un journal local, organisation de “camps Tiers-Monde”, création d’un magasin Oxfam, lancement d’un club de foot local, mais aussi l’idée la plus originale : la Fête des Fous le 1er week-end de septembre, un événement devenu extrêmement populaire en Cité ardente, qui fait écho à une tradition du Moyen Âge où l’on se moquait des puissants en tous genres. De multiples initiatives sont aussi nées avec l’arrivée de nouvelles populations (école de devoirs, maison de jeunes, meute “arc-en- ciel”, etc.) : « J’ai été très marqué par ces défis qui ont mobilisé et suscitent encore tant d’énergie et de bénévolat. »

ÉTUDES ENTRE RÉVOLTE ET PASSION

C’est dans ces années-là que Jacques Defourny étudie les sciences économiques à l’ULiège. « Pendant ces quatre années, j’ai été frappé par le peu de cas fait de l’intérêt général, si ce n’était de manière très abstraite. Je voulais comprendre comment le capitalisme exploitait une grande partie de la planète en faisant autant de dégâts. Mais trop souvent, ces études revenaient à construire des modèles économiques très sophistiqués, sans guère de discussion critique. » Le Liégeois continue son cursus à Louvain-la- Neuve avec une maîtrise en sciences économiques, avant d’obtenir une bourse pour suivre un master en “Public administration” à la Cornell University qui abritait un centre de recherche renommé sur l’économie de l’autogestion et sur les entreprises participatives comme les coopératives de travailleurs. Le retour au pays s’opère avec un service civil au sein du Ciriec, occasion pour lui de monter avec passion un centre de documentation qui deviendra à la fois une base arrière et un tremplin pour de nombreux travaux. À commencer par sa propre thèse de doctorat qu’il entame sur un poste d’assistant auprès du Pr Guy Quaden, futur gouverneur de la Banque nationale de Belgique.

« La décennie 1975-1985, c’était une époque où grouillaient les initiatives alternatives, où naissaient de nouvelles coopératives (de consommateurs, de producteurs, etc.) et dont rendait compte une revue pleine de souffle, Alternatives wallonnes, se souvient Jacques Defourny. On perçoit aujourd’hui un bouillonnement coopératif et alternatif du même genre. » À cette période toutefois, le chercheur était bien seul dans le champ académique. Mais sa détermination était nourrie par tout ce qui bougeait dans la société civile, comme il en fit l’heureuse expérience en lançant un cours du soir sur les coopératives et l’autogestion, dont le projet s’énonçait comme un slogan qui vaut encore aujourd’hui : “L’autogestion, une utopie en quête de sa pratique ; la coopération (dans ses formes traditionnelles), une pratique en re-quête de son utopie”. « J’espérais 40-50 personnes mais dès le premier soir, le 10 janvier 1983, il y avait plus de 200 personnes... qui sont restées pendant les 15 semaines ! Ce fut un immense bonheur et un de mes plus grands stress. »

Néanmoins, pour nourrir une thèse de doctorat en économie, il faut surtout une base de données et les coopératives de travailleurs ne sont pas assez nombreuses en Belgique. Ce qui amène le jeune chercheur à se tourner vers la France et ses SCOP. À Paris, la fédération lui permet, dans une cave, de photocopier les comptes de 500 coopératives de production sur dix années. Deux années plus tard faites d’encodages, de traitements statistiques et d’analyses, y compris l’exploitation de données analogues pour des entreprises classiques de mêmes tailles et dans les mêmes branches d’activités, les résultats s’avèrent étonnants. « Quand les sociétés coopératives ont moins de cinq ou dix travailleurs, elles ont moins de capitaux propres et ont plus de mal à décoller que les entreprises classiques, comme si leur moteur était alourdi par le double projet de viabilité économique et de démocratie interne. Par contre, avec un personnel de dix à 50-100 personnes, la recherche montre, dans 13 des 14 secteurs couverts, une performance économique sensiblement supérieure à celle de leurs équivalents du secteur privé classique. Enfin, avec une équipe de plus de 100 travailleurs, leurs performances économiques sont comparables à celles de leurs homologues capitalistes. Pour le dire autrement, la coopérative de travailleurs semble être un modèle surtout fécond pour des entreprises de taille moyenne, ce que suggère aussi la stratégie souvent constatée d’une croissance par essaimage au sein de groupes coopératifs plutôt que la recherche de la plus grande taille possible. » La présentation de ces travaux devant 1000 représentants du mouvement SCOP français et européen à Nantes reçut une standing ovation.

AMBASSADEUR ENGAGÉ

Ces résultats sont-ils toujours d’actualité ? « Assurément, répond le docteur en sciences économiques. La coopérative de travailleurs constitue l’avant-garde d’un paradigme différent du capitalisme, même régulé. Plus globalement, c’est l’ensemble des coopératives et toute l’économie sociale qui charpentent un “troisième secteur” qui est d’essence privée mais non capitaliste : le pouvoir ultime de décision n’appartient pas aux apporteurs de capitaux, qui n’ont pas non plus le droit de s’accaparer l’essentiel des profits. Cette quête d’une démocratie économique peut paraître illusoire au vu de la puissance de la globalisation capitaliste. Il n’empêche, de nombreux besoins n’intéressent pas les investisseurs qui recherchent un profit maximum ; et face à de grands défis comme cette crise sanitaire et bien d’autres, les pouvoirs publics n’ont pas nécessairement les réponses et les moyens adéquats. Entre ces deux grands blocs, un nombre croissant d’initiatives, souvent collectives, occupent des espaces et incarnent de nouvelles réponses : dans les métiers de la santé, dans ce qui tourne autour de l’agriculture bio ou raisonnée et autour d’une alimentation plus saine, les nouveaux modes de la mobilité, la lutte contre les nouvelles pauvretés et l’exclusion sociale, l’insertion professionnelle des peu qualifiés et des travailleurs fragilisés, la production et la distribution d’énergies renouvelables, la réinvention de la coopération avec les pays en développement, etc. »

La régulation de l’économie et la protection sociale mises en place par l’État ont permis à nos sociétés de faire des pas de géant, mais la mondialisation des marchés ainsi que la concentration et la mobilité extrême des capitaux ont changé les rapports de forces : les États nationaux sont aujourd’hui comme les cases d’un échiquier sur lequel les multinationales et les grands groupes financiers se déplacent en fonction des avantages et opportunités diverses (fiscales, salariales, etc.) qui leur sont offertes. « Face à ces pratiques et aux multiples stratagèmes d’évasion fiscale inventés par des armées d’avocats, je suis souvent écœuré et je me sens plus que jamais “objecteur de conscience” devant les inégalités croissantes », confie Jacques Defourny qui observe et analyse aussi l’émergence de nouvelles façons de partager la responsabilité de l’intérêt général. Depuis la seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics ont délégué différentes facettes de la poursuite de l’intérêt général à une myriade d’associations, souvent aux côtés d’initiatives publiques. En Belgique, la notion de “secteur non-marchand” traduit le fait que de nombreux besoins et services ont été, du fait de leur caractère essentiel, soustraits aux lois du marché. « Au lieu d’y voir là une sortie de la “vraie économie”, je préfère y voir le signe d’une noblesse particulière », estime le Pr Defourny.

Au début des années 1990, alors chargé de cours, il fonde le Centre d’économie sociale (CES), une équipe de chercheurs pionnière à l’époque et devenue un pôle scientifique internationalement reconnu. Dès 1995, pour mieux mettre en lumière cette “autre économie”, le CES produit les toutes premières statistiques économiques sur l’ensemble des ASBL, en particulier sur l’évolution de l’emploi salarié dans les ASBL employeurs qui, en Belgique, représentent plus de 90% de l’ensemble de l’économie sociale. Le Quinzième Jour ainsi que la presse économique ont régulièrement braqué leurs projecteurs sur ces travaux qui n’ont pas manqué d’impressionner : les entreprises de l’économie sociale représentent 12% de l’emploi total en Belgique (sans même compter les écoles et les hôpitaux en ASBL). Depuis deux décennies, le taux de croissance annuelle de l’emploi dans ce secteur a été, selon les périodes, deux à trois fois supérieur à celui de l’emploi dans l’ensemble de l’économie belge. « La Johns Hopkins University, qui a coordonné de tels efforts statistiques sur le “non-profit sector” à l’échelle mondiale, souligne à l’envi l’originalité et la réussite de la démarche belge, où le CES a transféré son know how à la Banque Nationale puis l’a convaincue de produire elle-même, depuis le début des années 2000, un “compte satellite” des institutions sans but lucratif (ISBL). »

Précurseur en Wallonie et en Belgique, Jacques Defourny l’a été aussi à l’échelon européen. Il a en particulier coordonné à partir de 1996 un projet de recherche sur “l’émergence des entreprises sociales en Europe”. Baptisé “EMES” par la Commission européenne, ce travail soulignait des convergences manifestes dans l’ensemble des 15 pays alors membres de l’Union européenne. Des initiatives associatives mais aussi coopératives surgissaient sous des formes novatrices, en particulier dans deux ou trois champs d’activités assez spécifiques : les services et soins de santé aux personnes âgées ou dépendantes, tout le spectre des nouvelles formes d’insertion professionnelle pour des publics défavorisés, et dans une moindre mesure, le développement communautaire au niveau local. L’Italie apparaissait pionnière avec une loi votée dès 1991 qui reconnaissait un nouveau type de coopératives de “solidarité sociale”, visant des objectifs sociétaux en plus des intérêts des membres.

Pendant plus de deux décennies, Jacques Defourny a contribué fortement à forger et à diffuser, en Europe puis au-delà, le concept même d’entreprise sociale, en pariant sur ce nouveau “spot” pour couvrir largement à la fois le foisonnement associatif et coopératif mais aussi le social business qui surgissait dans la plupart des pays d’Europe. Sous le titre The Emergence of Social Enterprise paru en 2001, l’ouvrage collectif est devenu une référence majeure et les projets qui ont suivi ont fourni l’ossature d’un réseau d’abord européen puis aujourd’hui mondial dont le siège se trouve au CES. De 1996 à 2010, Jacques Defourny en a été le coordinateur puis le premier président. Aujourd’hui, le réseau EMES est leader en Europe et dialogue sur les spécificités de l’entreprise sociale et de l’entrepreneuriat social des deux côtés de l’Atlantique, mais aussi dans les autres régions du monde.

UN PAI INÉDIT

Un rêve est devenu réalité : en s’appuyant sur des collègues de l’UCL (Marthe Nyssens), de l’ULB (Marek Hudon) et de la VUB (Marc Jegers), ainsi que sur des membres du CES (Sybille Mertens et Benjamin Huybrechts), le Pr Defourny a coordonné, de 2012 à 2017, un programme de recherche très ambitieux autour d’une question centrale, “If not for Profit, for What ? And How ?”, et selon cinq axes : entrepreneuriat et innovation, financement, gouvernance, GRH et modèles d’entreprise sociale. En termes de publications, de doctorats et de recherches partenariales, ce pôle d’attraction interuniversitaire (PAI) s’est avéré très fécond, mais il a aussi servi de rampe de lancement pour une recherche à l’échelle mondiale prolongée jusque 2020 et dénommée “The International Comparative social Enterprise Models (ICSEM) Project”.

Objectif central du projet ICSEM : identifier, analyser et comparer les modèles d’entreprise sociale qui existent déjà ou qui émergent à travers le monde. Au final, 230 chercheurs de 55 pays ont embarqué dans cette grande aventure. Ce vaste chantier a notamment permis la construction d’une base de données unique en son genre, dont les traitements statistiques ont fait apparaître à l’échelle planétaire trois modèles majeurs d’entreprise sociale : la coopérative sociale, l’association entrepreneuriale et le social business. Un quatrième modèle d’entreprise sociale, public ou quasi public, est également apparu, mais seulement en Europe occidentale, sans doute en lien avec nos États-providence.

Au terme de sa carrière professionnelle qu’il qualifie de « passionnante », Jacques Defourny constate qu’il a souvent été amené à se comporter lui-même en entrepreneur social, en trouvant notamment des partenaires financiers pour créer trois nouvelles chaires, avec trois jeunes chargés de cours et des chercheurs motivés au sein du Centre d’économie sociale. Une telle dynamique restera sans doute une marque du futur CES sous la houlette de Sybille Mertens (comme directrice), Virginie Xhauflair et Benjamin Huybrechts qui prennent aujourd’hui la relève. « J’ai savouré régulièrement le passage d’experts qui viennent pour des accréditations. Il en ressort souvent que notre business school se distingue de la concurrence par un atout peu fréquent ailleurs : l’ampleur de ses activités (enseignement, recherche, publications, etc.) en économie sociale et sur l’entreprise sociale. » Une originalité de HEC-Liège qui doit beaucoup à Thomas Froehlicher, un ancien directeur général qui a soutenu la création de l’actuel master en management des entreprises sociales et durables..., et bien sûr à Jacques Defourny, un homme enthousiaste qui a nourri son métier de ses passions et de ses révoltes.

PROJET ICSEM

Les travaux du Projet ICsEM ont pris la forme de très nombreux ICSEM Working Papers au niveau national et ensuite de quatre ouvrages collectifs publiés par Routledge sous le titre commun “Social Enterprise : Theory, Models and Practice”. Ils sont centrés respectivement sur l’Asie (2019), sur l’Amérique latine (2019), sur l’Europe de l’Ouest (2020) et sur l’Europe centrale et orientale (2021). Plusieurs numéros spéciaux de revues ont aussi été publiés pour couvrir des pays ne se prêtant pas à ces découpages géographiques (États-Unis, Australie, Canada, etc.).

Le Quinzième Jour reprend ici quelques messages forts dérivés de ces travaux :


  • Dans la très grande majorité des pays couverts, il existe un fort potentiel multisectoriel d’entreprises sociales, notamment dans les domaines de la culture, des soins et services aux 3e et 4e âges, de la production agricole raisonnée, des circuits courts, des énergies alternatives, etc.
  • Les trois modèles majeurs d’entreprise sociale (la coopérative sociale, l’association entrepreneuriale et le social business) se retrouvent dans la quasi-totalité des pays couverts.
  • L’insertion socio-professionnelle des publics fragiles (personnes peu qualifiées, en chômage de longue durée, en situation de handicap, issues de l’immigration, etc.) constitue partout un champ d’action majeur que traversent la plupart des modèles d’entreprise sociale.
  • Au-delà des quelques modèles majeurs, il convient de ne pas sous-estimer les partenariats possibles, en particulier avec les pouvoirs publics (via des législations spécifiques, via les marchés publics, etc.).
  • Les modèles d’entreprise sociale sont enracinés dans des traditions et des expériences vécues ; ils ont donc des spécificités qui appellent des écosystèmes adaptés.
  • Les modèles d’entreprise sociale qui sont les plus en vue, et qui sont souvent portés par des opérations de communication, ne doivent pas occulter des modèles plus discrets mais parfois plus féconds.
  • La gestion des entreprises sociales mérite bien plus que la simple transposition des recettes forgées pour les entreprises conventionnelles. 


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