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Dossier PHILIPPE LECRENIER - Dessin NATHAN PIERARD

Les nouvelles technologies irriguent notre quotidien : elles s’immiscent dans notre travail, nos loisirs, notre sociabilité, notre sécurité, notre consommation, etc. Mais la possibilité d’un “traçage” constitue encore un autre pan de leur action. De nombreux enjeux éthiques, politiques, commerciaux et juridiques s’entrechoquent dans ce nouveau contexte révélé par la pandémie de Covid-19. Les Gafam, les autorités publiques, les experts médicaux, les ingénieurs tentent de concilier le respect des libertés individuelles et le suivi de la pandémie. Au spiral, notamment, des chercheurs se penchent sur la question.

Tracking, tracing, stopCovid et maintenant Coronalert... Avant même que la Covid-19 ne frappe l’Europe, des cartes blanches en faveur d’“applications corona” fleurissaient dans les journaux. Ce type d’application devait permettre à deux téléphones proches l’un de l’autre d’échanger des données via bluetooth, lesquelles, récoltées, aideraient alors à remonter facilement la chaîne de transmission de la maladie. Des entrepreneurs, suivis par les experts médicaux et le monde politique, en vantaient les vertus. Les rangs du camp adverse grossissaient également, guidés par des ingénieurs, informaticiens, sociologues et collectifs issus de la société civile. De quoi s’agit-il exactement ? Définitions et nuances abondent. Mais Clément Viktorovitch, dans l’émission Clique sur Canal+, fournit une analyse à laquelle souscrit Jean-Baptiste Fanouillère, doctorant au Spiral (département de science politique), dont la thèse concerne la gestion des données médicales en Europe. L’anglicisme tracking, relève en substance le chroniqueur français, est une substitution lexicale : remplacer un mot inquiétant – “traçage” – par son équivalent anglais permet de convoquer l’imaginaire entrepreneurial plutôt que celui, très sécuritaire, du pistage massif de la population. Car, fondamentalement, c’est bien de cela qu’il s’agit.

L’enjeu du tracing étant d’enrayer la propagation du virus, il est sans doute normal que des acteurs de la santé le défendent. « Nous sommes pourtant très chatouilleux sur la préservation de notre vie privée, rappelle Jean-Baptiste Fanouillère. Et plusieurs voix dissidentes émanent justement d’un milieu capable de comprendre comment ces applications peuvent ou non fonctionner, et surtout capable d’en déceler les failles. Les informaticiens sont bien placés pour savoir que la créature échappe souvent à son créateur. Et ce ne sont pas les seuls. La section française de la Ligue des droits humains ou encore la “Quadrature du net”, par exemple, ont publié des textes listant les risques liés au déploiement du traçage. L’inventeur du bluetooth lui-même ne cesse de répéter que la technologie n’est ni assez précise, ni suffisamment sécurisée pour ce type de mission. Et pour couronner le tout, aucune étude ne prouve que le traçage a un impact efficace sur la limitation de la pandémie, à l’inverse du port du masque ou des tests massifs de dépistage. »

DÉFAUT DE DÉMOCRATIE

Sourds aux avis négatifs, nos gouvernements ont persévéré. Les géants Apple et Google, de leur côté, annonçaient une alliance inédite pour le développement de l’application messianique. Pour quel degré d’intrusion ? La technologie peut être centralisée ou décentralisée. Elle peut se contenter de suivre à la trace les individus grâce à leur téléphone ou de collecter des données. L’utilisateur peut choisir, ou non, d’installer l’application sur son appareil. Le bluetooth peut rester éteint si on le désire. « Notez quand même, intervient le jeune chercheur, que Google et Apple ont envisagé la possibilité d’inscrire d’emblée un bluetooth peu énergivore dans les lignes de code les plus enfuies des moteurs d’exploitation. Pour le dire autrement, plus aucun propriétaire de smartphone n’aurait pu alors se passer du bluetooth. Ce n’est pas (encore ?) le cas fort heureusement. » Ces applications présentent en outre des niveaux de sécurité plus ou moins performants. Mais aucune d’entre elles ne sera inviolable à jamais.

Pourquoi alors consacrer autant de ressources au traçage ? « En Belgique, illustre Jean-Baptiste Fanouillère, un premier projet de loi a été rejeté. Le Parlement a été surpris d’apprendre par la suite que le gouvernement travaillait seul sur deux autres avant-projets, s’affranchissant de l’étape parlementaire et évinçant toute possibilité pour les citoyens de réfléchir collectivement à ces enjeux. » Plus largement, le peu d’informations qui se dégagent de ces recherches ont tendance à en minimiser les possibles dérives autoritaires.

Comme le rappelle opportunément Pierre Delvenne, chercheur qualifié FRS-FNRS et codirecteur du spiral, le traçage n’est pas nécessairement technologique. « Les Régions ont mis en place des call centers. Quand une personne est détectée porteuse de la maladie, elle est invitée à renseigner les noms des personnes qu’elle a fréquentées durant les derniers jours. Une solution technologique n’est pas forcément plus intrusive. Google et Apple semblent plutôt en faveur de solutions radicalement décentralisées et anonymes. Dans ce cas, lorsque des téléphones émettent des données cryptées et aléatoires, les instances et les serveurs derrière les applications déployées deviennent de simples courroies de transmission de données anonymes. À l’inverse, un opérateur de call center va continuer de demander des relevés d’identité. » La logique était similaire quand, le 24 juillet dernier, les Autorités fédérales, par arrêté, exigeaient des membres du secteur Horeca qu’ils recueillent les coordonnées de leurs clients (une carte blanche à charge dudit arrêté, publiée dans La Libre du 27 juillet par Nicolas Thirion, professeur de droit à l’ULiège, en soulignait d’ailleurs le caractère anticonstitutionnel). En appui à ces formes de traçage manuel, la Belgique a confié à Devside, une société bruxelloise, le développement d’une application de traçage pour l’ensemble du pays : Coronalert qui, à l’heure où nous clôturons cet article, est prévue pour le mois de septembre. Quels que soient les dangers démocratiques liés à ces technologies, cette action symbolique de ne pas avoir recours aux grandes multinationales peut avoir du bon.

BASCULEMENT DES COMPÉTENCES

La course aux applications était donc lancée dès le début de la pandémie. Bien sûr, elles représentent un enjeu économique considérable car les Big Data sont de véritables mines d’or. Les informations relatives à la santé aussi. « Apple et Google utilisent des algorithmes très performants, développe Jean-Baptiste Fanouillère. Via leurs outils et grâce au rachat de bases de données (voir le récent rachat de Fitbit, fabriquant de bracelets connectés collectant de nombreuses données de santé, par exemple), ils sont déjà en possession d’une quantité telle d’informations qu’ils peuvent prédire nos envies, nos achats, avec un degré de justesse sidérant. Certes, une application de tracing leur permet d’aller plus loin encore, mais elle ne constitue pas une révolution. Pourtant, ces sociétés privées opèrent une incursion dans un domaine régalien et sensible. Elles deviennent des acteurs majeurs dans le secteur de la santé et en posture d’usurper les qualifications et les compétences des États en la matière. Ce serait un moindre mal que l’enjeu ne soit qu’économique. Il y a pour moi un projet politique derrière cela. Un projet de société transparente, ouverte, connectée, sans cesse optimisée. La notion de vie privée est, dans cette construction du monde, totale- ment obsolète et contreproductive. »

Techniquement, une société de contrôle constant et instantané, sans friction, de façon diffuse, devient possible. C’est ce qu’envisageait déjà Gilles Deleuze dans ses Pourparlers en 1990. « On peut aussi invoquer Michel Foucault et sa Naissance de la biopolitique (1979), renchérit Pierre Delvenne. Cette forme d’exercice du pouvoir sur la vie des individus et des populations présupposerait la disponibilité des corps à être surveillés, parfois même à leur insu. Or, le consentement doit rester au centre des préoccupations. A-t-on envie de tout montrer, de tout dire, et à qui ? D’une part, certaines technologies sont lancées sans tenir compte du consentement des citoyens, quitte à revenir en arrière en cas de contestation, dit-on. Mais ce type de démarche a tendance à susciter les acceptations. D’autre part, lors d’une crise comme celle que nous traversons, le consentement est influencé par l’urgence. Les pouvoirs spéciaux font l’économie, en partie compréhensible, des débats publics. Et l’on sait, qu’il s’agisse de politique comme de choix technologiques, que selon un effet de “dépendance au sentier”, il est très difficile de rétropédaler ! » Un mécanisme qui rappelle la Stratégie du choc de Naomi Klein (2007), laquelle observait qu’en temps de crise et au nom de l’urgence, les dirigeants font parfois avaliser des dispositifs dont on peut douter de l’intérêt collectif.

POUR UNE AUTONOMIE NUMÉRIQUE

Aujourd’hui, les mécanismes de contrôle s’éloignent de la figure orwellienne de “Big Brother” et des totalitarismes du XXe siècle. Il n’existe pas d’organe étatique central fort et vertical. Articulés par des sociétés privées et par les autorités publiques, les dispositifs sont décentralisés, horizontaux mais tout aussi normatifs. Ils s’insinuent sans consentement éclairé ni discussion autour des implications de leur déploiement. La décentralisation – dans le cas du tracing, les smartphones gèrent automatiquement certaines données – n’est pourtant pas à rejeter en bloc. En théorie, elle garantit davantage le respect de la vie privée qu’une centralisation des données sur un seul serveur. La décentralisation prévient également les risques de sécurité, de fuite ou d’attaque, dans la mesure où les informations sont dispersées.

« Toujours est-il que les informations passent par les systèmes d’exploitation iOS ou Androïd et qu’Apple et Google y ont donc potentiellement accès, constate Jean-Baptiste Fanouillère. Au vu des enjeux géopolitiques, on peut se demander pourquoi l’Europe ne cherche pas à se doter d’une autonomie numérique. Nous n’avons aucun moteur de recherche, aucun système d’exploitation, aucun index. En ce qui concerne les applications Covid, le scénario se répète. Nous nous rendons dépendants de sociétés privées étrangères, et l’absence de cohésion européenne rend le rapport de force d’autant plus inégal. Cette absence de volonté politique, de prise en compte des enjeux du numérique résulte en partie d’un manque d’éducation et de sensibilisation. Souvenez-vous de la commission parlementaire de la défense nationale française qui, en début de confinement, communiquait via la plateforme Zoom, bien connue pour ses failles de sécurité et dont les serveurs se trouvent sur le sol américain. En matière de secret défense, on peut faire mieux. »

L’un des plus grands dangers à l’égard de nos libertés ne résiderait pas dans la technologie elle-même mais bien dans l’urgence à prendre des décisions. « La vitesse à laquelle le numérique s’est immiscé plus intensément encore dans nos vies en dit long sur notre dépendance à son égard, renchérit Pierre Delvenne. Parallèlement, je m’étonne de la facilité avec laquelle nous avons accepté d’abandonner une série de nos libertés et de nos droits fondamentaux. C’était pour un bien moral supérieur, mais en tant que politologue, je ne peux m’empêcher d’être interpellé. De leur côté, les autorités publiques ont mis en place de nombreux dispositifs de surveillance sans cadre légal. Je pense aux drones, aux partenariats avec les sociétés de télécommunication pour géolocaliser les individus, aux installations à venir de caméras de reconnaissance faciale, à la collecte des données cellulaires... Ces dérives sont dangereuses et il nous faudra pouvoir revenir en arrière ou assurer l’établissement d’une base légale aux choix opérés. Il faut garder à l’esprit que ces rapports ne sont pas des fatalités : ils sont l’amoncellement de choix, d’usages individuels et collectifs. Mais ce que l’on a fait peut être défait. Le gouvernement a la capacité de construire une stratégie, une politique numérique, d’instaurer des cadres normatifs dans lesquels les technologies prendraient place. Si le caractère urgent de la situation était peu propice, à présent nous devons prendre le temps pour réfléchir à la société dans laquelle nous voulons vivre. »

Covid-GSM-JLW Aux yeux de Jean-Baptiste Fanouillère, l’urgence qui a accompagné les recherches sur le traçage a aussi détourné l’attention de la crise elle-même : « Nous avons bradé la santé, supprimé des lits dans les hôpitaux, tardé à imposer les masques et à lancer des campagnes de dépistage d’envergure. Les solutions à cette pandémie devaient être politiques avant d’être technologiques (c’est ce que le chercheur Evgeny Morozov nomme le “solutionnisme technologique”). Je pense aussi à la notion de faux syllogisme développée par Bruce Schneier : il y a une crise, nous devons faire quelque chose ; développer une application, c’est faire quelque chose ; donc, il faut développer une application. Pressés par le temps, nos politiques ont ouvert la voie à des technologies encore immatures et faillibles. Ils risquent de créer un précédent sécuritaire duquel il sera difficile de se dépêtrer. »

MAGIQUE RGPD

En mai 2018 entrait en vigueur le “règlement général sur la protection des données” (RGPD). Harmonisant la protection des données personnelles à un niveau européen, ce cadre commun permet aussi... de faciliter le transfert d’informations à cette échelle. Il rend aux citoyens la possibilité de contrôler la divulgation des informations personnelles et répond à de grands principes inviolables, comme celui de minimisation, ou de proportionnalité. si un acteur veut utiliser des données, il doit définir clairement son projet et préciser ses objectifs. En vertu de cela, il aura accès à un nombre limité de données pendant un laps de temps précis. Un autre principe – la “pseudonymisation” des données – vise à protéger l’identité des citoyens. À noter que le cadre européen laisse une partie des décisions à la discrétion des législateurs nationaux, surveillés par l’Autorité de protection des données en Belgique (APD). Le tracing relève ainsi du gouvernement fédéral, sous l’étroite vigilance de cette dernière.

Pierre-François Pirlet est délégué à la protection des données de l’ULiège. Avant même le début du confinement, il observait avec attention les endroits où le RGPD et le traçage allaient s’entrechoquer : « Le RGPD a pour finalité de donner aux personnes la possibilité d’approuver ou non l’utilisation de leurs informations. Suffisamment d’individus accepteront-ils de dévoiler leurs données via une application ? Je précise en outre que le RGPD n’instaure pas un droit absolu et qu’il est en lien avec d’autres droits fondamentaux. Le cadre prévoit ainsi des cas de force majeure au cours desquels les données peuvent être utilisées sans le consentement des individus : les épidémies en font partie. »

En Belgique, un premier arrêté royal encadrant le développement du tracing, proposé fin avril, fut recalé par l’APD. « Les failles étaient liées à de nombreuses imprécisions sur la sécurisation des données et sur ce que l’on pouvait en faire. L’arrêté envisageait notamment de conserver tous les éléments – dont les noms, les adresses, des données médicales, etc. – dans une seule base de données gérée par Sciensano. À ce sujet, le scandale révélé par le magazine Wilfried, autour de la personne de Frank Robben, m’a fortement déçu. Il révèle que notre démocratie semble accorder une place secondaire à la protection de la vie privée. Ce manque d’attention a permis une accumulation de prérogatives dans les mains d’un seul homme, ce qui est regrettable. Je constate toutefois que le premier arrêté n’est pas passé et que l’APD a joué son rôle de gardienne du temple en anticipant les possibles dérives. C’est un contre-pouvoir important, qui ramène la protection des données à un niveau très concret tout en s’attardant sur les détails, ce qui me semble être un angle assez juste. Notre société gagnerait à ne pas considérer la protection de la vie privée comme un ensemble d’obscures règles juridiques (ce qui cautionnerait leur contrôle par une oligarchie de spécialistes), mais bien à estimer que ce cadre juridique est une composante importante du débat démocratique. Ne nous contentons pas d’une réponse évasive à des questions fondamentales. »

POUR TRACER PLUS LOIN

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