La main et le cerveau

Les progrès de la neurochirurgie

Dans Omni Sciences
Dossier Julie LUONG - Photos Jean-Louis WERTZ

Tumeurs cérébrales, traumatismes crâniens ou hernies discales : les techniques opératoires combinées aux progrès constants de l’imagerie ont révolutionné la pratique de la neurochirurgie. Dotées d’un scanner sur rails, les nouvelles salles d’opération du CHU de Liège, inaugurées en septembre dernier, sont parmi les mieux équipées au monde. Mais opérer le cerveau ou la colonne ne se résume pas à une prouesse technique : c’est aussi un acte qui touche au plus intime – l’autonomie, la personnalité, l’âme peut-être.

Est-ce la pratique qui fait la main ou la main qui oriente le destin ? Comme beaucoup de chirurgiens, le Pr Didier Martin possède des mains charpentées qui se déploient comme de larges palmes pour saisir les pièces métalliques étalées sur son bureau. « Ceci, c’est un clip que l’on place sur le collet d’un anévrisme. Ça, c’est une vis qui pourrait ressembler à un tire-fond d’un magasin de bricolage mais qui permet de réaligner solidement la colonne. » Le chef de service du CHU de Liège aime à dire que la neurochirurgie trouve des similitudes avec les métiers manuels du secteur primaire. Une compétence technique auquel il faut ajouter la finesse du raisonnement médical. Un métier manuel nécessitant certes une bonne poigne – comment sinon ouvrir le crâne formé des os les plus compacts du corps humain ou aligner les vertèbres soutenant tout le squelette ? –, mais aussi une extrême délicatesse, tant les structures nerveuses contenues dans l’enceinte cranio-rachidienne sont fragiles.

La discipline tout à la fois effraie et fascine. Au début des années 1950, les lobotomies frontales réalisées pour traiter – avant l’avènement des neuroleptiques – la dépression grave, les TOC ou l’hyperactivité ont laissé des traces dans les imaginaires. Le cinéma, Shutter Island de Martin Scorsese en tête, a entretenu cette triste renommée avant que les séries et les opérations chirurgicales en replay sur Youtube ne prennent le relais, entre hyperréalisme et moulin à fantasmes. « Je reçois souvent des jeunes qui veulent devenir neurochirurgiens, notamment sous l’influence des séries. Mais ce n’est pas un métier si répandu : en Belgique, on ne compte que 250 neurochirurgiens », rappelle le Pr Didier Martin. La formation est longue et harassante. Après les études de médecine, il faudra faire six années de spécialisation : une en neurologie, une en chirurgie et quatre en neurochirurgie. « Un neurochirurgien est formé pour faire face à une grande variété de maladies : la traumatologie, les lésions du rachis, la pathologie tumorale, les malformations vasculaires... Ceci en fait une discipline très variée, ce qui la rend passionnante. »

LE PROBLÈME À L’ENVERS

Depuis les années 1980-1990, des progrès majeurs ont été réalisés en neurochirurgie oncologique, notamment grâce à la microchirurgie (aidée du microscope opératoire) qui permet de traiter des lésions dans des régions complexes sans abîmer les zones cérébrales voisines. « Pour traiter un patient cancéreux, le médecin veut évidemment éliminer le cancer, le traitement entraînant souvent des effets secondaires sévères. Les neurochirurgiens, eux, abordent le problème tout à fait à l’envers : notre premier objectif est de protéger l’organe qui contient la tumeur. Pour certains cancers, comme celui du poumon ou du tube digestif, on peut tabler sur les capacités d’un organe à supporter une résection large pour s’assurer des marges de sécurité : c’est rarement le cas pour le cerveau, car tout y est fonctionnel », explique le Pr Didier Martin.

Aux côtés du microscope opératoire, la neuronavigation a constitué une autre avancée majeure. Cet appareillage, semblable à un gPS, permet au chirurgien de localiser la lésion au millimètre près, de même que le déplacement en temps réel de ses instruments. « La neuronavigation a révolutionné la neurochirurgie : on peut désormais enlever des tumeurs très volumineuses en identifiant leurs limites mais aussi des tumeurs trop petites pour être vues à la surface du cerveau. Cela permet de choisir une voie sûre pour les atteindre, même dans des zones très profondes ou très fonctionnelles du cerveau, et d’éviter les séquelles. »

En septembre 2020, deux nouvelles salles d’opération équipées d’un scanner sur rails capable de se déplacer de l’une à l’autre depuis un sas de stationnement ont encore raffiné les possibilités d’intervention. Seules quelques dizaines d’hôpitaux dans le monde possèdent aujourd’hui un tel équipement. « Quand on opère une tumeur, la difficulté repose sur la discordance qui apparaît progressivement entre l’imagerie de la neuronavigation réalisée avant l’opération et la situation anatomique réelle de la tumeur qu’on est en train d’enlever. L’information se périme au fur et à mesure de l’intervention. Pendant une dizaine d’années, nous avons utilisé une IRM à bas champ en salle d’opération mais le champ magnétique non compatible avec nos instruments en acier restreint fortement l’utilisation de cet outil. Grâce aux nouvelles salles, nous pouvons réaliser un scanner sans contrainte, à tout moment de l’intervention », explique le Pr Didier Martin. Ces nouvelles salles sont également équipées d’un arceau de radiologie entièrement robotisé. « Avec ces dispositifs, l’imagerie médicale se déplace vers le patient et non l’inverse. » Un gain de temps et de sécurité qui peut s’avérer décisif.

MAL DE DOS : 80 % DES INTERVENTIONS

NeuroChirurgie-VLe service de neurochirurgie de Liège compte neuf neurochirurgiens et trois à cinq assistants en formation. Il réalise environ 2000 interventions par an. Motif d’intervention le plus fréquent ? Les problèmes de dos qui représentent quelque 80 % de l’activité. Rappelons en effet que, si la neurochirurgie concerne le système nerveux central (moelle épinière et cerveau), elle prend aussi en charge le système nerveux périphérique (racines nerveuses et nerfs), en particulier ses enveloppes dont la principale est le rachis. « Les problèmes de dos, au départ, ce sont des problèmes ostéo-articulaires, mais qui peuvent se manifester par des troubles neurologiques. Ceci explique que ce sont souvent les neurochirurgiens qui, en Belgique, réalisent les interventions de la colonne. Dans certains pays anglo-saxons – mais la tendance commence à se préciser en Belgique –, il existe des “spine surgeons”, des chirurgiens qui se consacrent exclusivement aux problèmes rachidiens », détaille le Pr Didier Martin.

Le problème le plus emblématique de la chirurgie du rachis est la hernie discale, causée par le déplacement d’un fragment de disque intervertébral, soit le petit “coussin ” qui se trouve entre chaque vertèbre et qui permet la mobilité de la colonne. En se déplaçant, un morceau de disque peut comprimer une racine du nerf sciatique, provoquant une douleur caractéristique qui s’étend souvent de la fesse aux orteils. Si l’évolution spontanée de la sciatique est favorable dans 75 % des cas avec un traitement conservateur (associant un repos relatif, la physiothérapie, les médicaments, les infiltrations, etc.), certaines hernies discales nécessitent une intervention chirurgicale. « Il y a beaucoup de craintes autour de ces interventions : la peur principale exprimée par les patients est celle de “se retrouver en chaise roulante” après avoir été opéré du dos. Si on peut rassurer les patients quant à cette crainte (la technique chirurgicale est connue et maîtrisée), le vrai problème repose sur l’indication opératoire. À 60 ans, 85 % des gens présentent des anomalies au niveau de la colonne, tout simplement parce que les disques, ça s’use. Encore faut-il être sûr que ces anomalies sont en lien avec la douleur. L’examen clinique est fondamental pour établir la corrélation avec l’imagerie. Lorsque la corrélation entre les plaintes, l’examen clinique et l’imagerie est parfaite, la chirurgie est extrêmement efficace. Enlever une hernie, c’est comme enlever un caillou d’une chaussure. C’est le soulagement immédiat. Mais attention... on ne change ni les pieds ni les chaussures, précise le Pr Didier Martin. Autrement dit, il conviendra de faire attention à sa colonne. »

MartinDidier-V Le spécialiste estime par ailleurs qu’on n’insiste pas assez, dans nos pays, sur la protection du système nerveux et sur la prévention. « Beaucoup de patients arrivent dans le service avec des traumatismes sévères, notamment des fractures de la colonne ou des lésions cérébrales suite à des accidents de la route, domestiques ou sportifs, raconte le Pr Didier Martin. Or, quand il y a une lésion de la moelle épinière ou du cerveau, malheureusement, elle est souvent irréversible. Le meilleur moyen de traiter ces lésions, c’est de les éviter... Je pense qu’en ce sens, tout neurochirurgien doit faire passer un message de prévention : mettez un casque à moto et à vélo, portez la ceinture de sécurité, ne prenez pas de risques en voulant cueillir la dernière pomme ou cerise dans l’arbre où vous êtes perché... Faites preuve de prudence et de bon sens. » De même, le neurochirurgien rappelle que la plupart des tumeurs du cerveau sont en réalité des métastases, les plus grands pourvoyeurs étant les cancers du sein, du poumon et de la peau. « Si rien n’a jamais été démontré concernant le lien entre l’usage du GSM et les tumeurs cérébrales, il est en revanche prouvé que s’exposer au soleil sans protection favorise les cancers de la peau, que fumer expose au cancer du poumon et qu’une femme sur huit aura un cancer du sein. Nous faisons régulièrement le diagnostic de ces cancers par leurs métastases cérébrales. »

DE LA SALLE D’OP AU LABO

Le service de neurochirurgie du CHU de Liège étant un centre de référence, les pathologies tumorales repré- sentent un pan important de l’activité. « À Liège, nous avons une expérience internationalement reconnue dans les adénomes hypophysaires, en particulier grâce au Pr Albert Beckers, une sommité mondiale en endocrinologie », rappelle le Pr Didier Martin. Parmi les nombreuses tumeurs opérées dans le service, on compte aussi le glioblastome. touchant chaque année quelque 500 personnes en Belgique, cette tumeur – l’une des plus malignes du corps humain – demeure aujourd’hui incurable. « Il y a 30 ans, on se posait la question de savoir s’il fallait même proposer un traitement au patient atteint de glioblastome, poursuit le Professeur. Mais depuis l’avènement du microscope opératoire et de la neuronavigation, on s’est montré de plus en plus audacieux dans le geste chirurgical et de plus en plus efficace, en couplant la chirurgie à un protocole de chimiothérapie et radiothérapie combinées. Aujourd’hui, on est passé de 0 % de survie à un an à 10 à 20 % de patients qui survivent une à plusieurs années. Et quand on peut vivre trois ans plutôt que trois mois en gardant une fonction neurologique normale, ça change tout. C’est du temps gagné sur la vie. »

Le service de neurochirurgie a par ailleurs développé une collaboration étroite avec le groupe de recherche du giga autour du glioblastome, dirigé par le Pr Bernard Rogister, lui-même neurologue. « Il y a souvent des récidives après chirurgie, mais nous avons démontré que toutes les cellules tumorales ne présentaient pas le même risque de provoquer ces récurrences, détaille ce dernier. Il existe des cellules “initiatrices” qui partagent une série de caractéristiques avec les cellules souches : on sait aujourd’hui que ce sont celles qu’il faut parvenir à cibler. » Cette collaboration étroite entre service clinique et unité de recherche permet notamment aux chercheurs de récupé- rer du matériel résiduel provenant de salles d’opération. « En Belgique, la législation prévoit que le patient consent par défaut à céder son matériel résiduel. Pour nous, c’est très important de pouvoir vérifier nos hypothèses concernant les mécanismes de récidives sur ce matériel tumoral provenant directement du patient et pas uniquement sur des cellules issues de boîtes de culture. Ce n’est qu’à par- tir de cette étape que nous pouvons vérifier et publier nos résultats. »

Pour le Pr Bernard Rogister, les échanges avec le service de neurochirurgie favorisent aussi le développement de pistes de recherche ajustées à la réalité clinique. « Sinon, on ferait de l’art pour l’art, commente-t-il. À Liège, nous avons cet immense avantage de n’avoir que la grande verrière du CHU à traverser entre les labos de recherche et les services hospitaliers. Ce n’est pas le cas ailleurs. Nous devons exploiter cet avantage. »

NEUROSTIMULATION

Si comme toute discipline chirurgicale, la neurochirurgie consiste à “enlever” des lésions, elle peut aussi stimuler ou moduler l’activité du cerveau. « Implantées dans des zones cérébrales très précises, des électrodes reliées à un pacemaker placé sous la peau peuvent activer ou inhiber des fonctions cérébrales et contrôler certaines maladies », poursuit le Pr Didier Martin. C’est le cas pour la maladie de Parkinson. L’opération donne des résultats impressionnants : le patient parkinsonien qui marche à tous petits pas retrouve, à l’instant de la mise en route du stimulateur, une marche normale. Ces techniques de stimulation permettent aussi de traiter certaines épilepsies par la stimulation du cerveau ou du nerf vague : le patient peut même activer lui-même l’électrode quand il sent la crise arriver et ainsi l’interrompre. « Nous utilisons aussi la neurostimulation pour traiter la douleur », souligne le neurochirurgien. Alors que la douleur est devenue un problème majeur de santé publique et s’accompagne d’une consommation massive de médicaments – notamment d’opiacés avec le risque d’assuétude qui leur est associé –, l’intérêt pour de telles approches ne peut que s’intensifier.

La stimulation cérébrale est aussi utilisée pour traiter certains troubles obsessionnels compulsifs (TOC), caractérisés par des pensées obsédantes et des comportements répétitifs (vérifier 30 fois que la porte est bien fermée ou se laver constamment les mains). « On traite tous les ans quelques cas très sélectionnés, en collaboration avec le Pr Gabrielle Scantamburlo, chef du service de psychiatrie. On a identifié une cible bien précise qui, quand elle est stimulée, permet d’arrêter le TOC. » Ce type d’intervention, qui peut aussi s’envisager pour certaines dépressions sévères, appartient au domaine de la “psychochirurgie”, un terme qui suscite encore la méfiance pour avoir été associé à la tristement célèbre lobotomie mentionnée plus haut mais qui témoigne surtout de l’intrication fondamentale entre le corps et l’esprit. « Il y a souvent cette peur de ne plus être le même après une neurochirurgie. Pourtant, ce n’est pas la chirurgie qui change la personnalité mais bien la maladie. Un méningiome – une tumeur bénigne – peut, lorsqu’elle comprime le lobe frontal, altérer considérablement la personnalité ou causer une dépression majeure, reprend le Pr Didier Martin. Et pourtant, quelques semaines après son exérèse, le patient est à nouveau exactement comme avant ! »

La priorité des neurochirurgiens étant non seulement de traiter la maladie mais aussi de préserver les fonctions cérébrales, il arrive aussi qu’on “teste” le patient pendant l’intervention. « Si les méninges qui enveloppent le cerveau sont sensibles à la douleur, le cerveau, lui, n’est pas innervé. Il est donc tout à fait possible de commencer une opération sous sédation, puis de réveiller le patient pendant l’opération pour le tester et cartographier ses fonctions cérébrales », poursuit le Pr Martin. C’est ce qu’on appelle la chirurgie vigile ou éveillée. « On va par exemple demander au patient éveillé de parler ou de serrer la main pendant l’opération. Cela permet de vérifier que la tumeur peut être opérée en toute sécurité. Récemment, nous avons opéré une jeune patiente luxembourgeoise d’une tumeur cérébrale bénigne très infiltrante. Elle craignait de ne plus pouvoir parler luxembourgeois après l’intervention. Nous l’avons donc fait parler en français et en luxembourgeois pendant l’intervention pour nous assurer que cette capacité serait préservée. »

Plus que toute autre, ces procédures chirurgicales très particulières supposent un lien de confiance affirmé entre le patient et le chirurgien. « Toute opération chirurgicale est un moment très singulier entre deux personnes, l’une confiant son corps à l’autre. Mais cette relation est d’autant plus intense lorsqu’il s’agit du cerveau car l’approcher, c’est approcher une sorte de mystère », commente encore le Pr Didier Martin. Une opération neurochirurgicale incarne d’ailleurs la plupart du temps une rupture, un moment-clé dans la vie du patient. L’âme ou ce qui y ressemble a été mise à nu ; rien ne sera plus tout à fait comme avant.

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