F.C. : Cela montre qu’en termes anthropologiques, c’est nous l’exception. Et la crise nous donne l’occasion de nous interroger à fond. Et cela ne veut pas dire que nous devons ressembler aux sociétés africaines, ou fantasmer les “autres”, les “anciens”. Mais nous interroger sur ce qui nous amène à regarder le grand âge comme un coût social, par exemple. Relançons les dés.
LQJ : Y a-t-il quelque chose d’intéressant dans cette crise ?
V.D. : C’est une crise sans précédent depuis la guerre qui, elle aussi, avait bouleversé le monde. La crise a un effet “loupe” : elle rend visibles des choses dissimulées. Le philosophe Bruno Latour pense que nous avons maintenant une opportunité inédite de repenser notre mode de vie, de ré-envisager les choses. Si un minuscule virus a réussi à paralyser notre monde, alors que la crise climatique n’est toujours pas prise au sérieux, alors il faut réfléchir à nos priorités. Collectivement, on commence à se poser des questions sur nos hiérarchies de valeurs. Bruno Latour – encore lui – estime que nous allons apprendre à être confinés sur une petite bande de terre, c’est-à-dire le sol que nous cultivons et qui nous permet de vivre. Pour lui, notre confinement actuel est un gigantesque laboratoire d’expérimentation.
LQJ : Parlons-en de ce confinement...
V.D. : En mars 2020, quand les gouvernements nous ont assigné à résidence, le choc a été brutal mais la tâche a été vécue comme un momentum, une expérience bizarre, inhabituelle. Une parenthèse. Il y avait de la créativité dans l’air, de l’humour. Le podcast a fait un tabac ! Les relations sociales interdites sur les lieux de travail étaient remplacées par des balades dans les bois, etc.
F.C. : Un an plus tard, le temps semble long. On ne voit pas le bout du tunnel. Ce qui nous régénérait avant cette crise (les discussions avec des collègues, les restaurants sympas entre amis, les réunions familiales) n’existe plus ou si peu, tandis que le travail, le quotidien, réclame une dépense d’énergie majeure. Le retour à la “normale” est difficile.
On a bien vu la menace que représente le virus : les hôpitaux ont été au bord de l’asphyxie. Or ils constituent des points d’alerte : s’ils “sautent”, cela met en péril tout le système de santé. Les chiffres sont certainement discutables mais certains estiment que, si la Belgique n’avait pas imposé le confinement, on aurait déploré 70 000 morts... ce qui aurait tout fait exploser ! L’hôpital aurait été totalement débordé, les malades n’auraient plus pu être soignés, l’assurance-maladie n’aurait pas tenu le choc. Les catastrophes se seraient succédé en cascade. C’est pour cela que le maintien de l’hôpital est tellement décisif.
Mais en conclusion, et parce que ce genre d’effondrement d’ensemble est trop hasardeux, trop dangereux, nous nous sentons obligés de participer à l’effort collectif pour sauver un système que nous savons “mal fichu”.
V.D. : Il faut dire qu’il est très difficile de trouver une bonne politique. Parce que l’on ne sait toujours pas que faire : le coronavirus garde encore bien des mystères. C’est aussi ce qui nous trouble dans cette histoire : notre science est encore balbutiante. Nous sommes dans l’illusion que nous allons pouvoir contrôler le virus. Nous persistons dans cette conviction, mais en réalité on court après l’inconnu.
LQJ : Il va falloir vivre avec le virus ?
V.D. : Le virus bouscule notre croyance démesurée en une science omniprésente et omnipotente. Elle n’a pas (encore ?) toutes les réponses. L’éradication du virus est présentée comme la seule solution. Mais, pour Bernadette Bensaude-Vincent et Charlotte Brives par exemple, c’est impossible et ce serait la pire des réponses car on ne sait pas ce que l’on fait. Nous ne sommes pas en guerre contre le virus ! Ce vocabulaire est d’ailleurs très dangereux. Il faut se méfier des métaphores guerrières qui appellent à la mobilisation. Le risque étant que ceux et celles qui prennent des positions un peu dissidentes soient considérés comme des traîtres, des ennemis. C’est l’épuration.
Nous vivons dans une grande période d’incertitude. Les conflits s’enflamment parce qu’il y a moins de possibilité de discussion et les positions se polarisent. Alors penser qu’il va falloir vivre avec le virus, c’est redevenir inclusif. C’est proposer des accommodements pour composer avec lui, pour restreindre son expansion et ses ambitions.
F.C. : Et on connaît quelques pistes pour le faire : notamment restaurer l’habitat écologique de toutes les espèces qui sont des réservoirs à virus, ce qui permet de les contenir, en limitant leur transmission aux animaux proches des humains ou aux humains eux-mêmes. Ce n’est pas une reddition, mais une condition de vie en société.
V.D. : On a enfin l’occasion – pour citer une fois encore Bruno Latour – de réaliser les conséquences de notre façon de vivre. Avant 2020, les chercheur·es que nous sommes avons pris l’avion pour participer à des colloques tout à fait nécessaires à nos travaux. Depuis un an, on ne le fait plus. Et je pense que demain, même si la possibilité revenait, la plupart de mes collègues et moi-même réfléchirions à deux fois avant de réserver un vol car non seulement ces transports sont polluants et ont un rôle négatif sur le climat, mais en plus ils ont déroulé un tapis rouge au coronavirus ! La crise va nous contraindre mais, et c’est intéressant, ce qu’elle nous empêche de faire nous permet de définir ce à quoi nous tenons.
F.C. : Je suis peut-être optimiste, mais il me semble que ces idées prennent corps dans toute la société. De nombreux experts avaient démontré (bien avant 2020) que l’orthodoxie budgétaire de l’Union européenne était délétère pour l’économie, et qu’elle nous menait à une destruction accélérée. Aujourd’hui, les plus ardents défenseurs de cette orthodoxie ont été contraints d’y renoncer.
La réalité, les faits se sont imposés à la théorie comme une contre-épreuve. Ces éléments ont démontré le caractère inepte de certaines doctrines qui fondent les décisions politiques actuelles.
Autre exemple : beaucoup de gens se rendent compte que la consommation touristique mondiale qui, pour certains pays, agit comme une drogue dure, est une aberration. Continuer à aller à Barcelone, à Athènes et à New York pour le week-end, c’est délirant. Beaucoup ont fait face à cette évidence durant la crise. Mais cette prise de conscience se convertira-t-elle en une grammaire politique ? Là, je suis moins optimiste, parce que la mutation sera difficile.
V.D. : Nous gardons l’idée que “cela va s’arranger” et c’est un poison. tout va reprendre ? Non. Il faut inventer, imaginer autre chose. Radicalement. Mais la projection dans l’avenir est difficile, si ce n’est comme une duplication de ce que l’on connaît déjà.
F.C. : Nous sommes pris au dépourvu pendant que certains – mieux organisés – vont tenter de nous faire admettre qu’il faut repartir dans la croissance pour s’en sortir. Notre société s’est normalisée autour de l’anormal.
PHILOSOPHER PLUS ENCORE
Florence Caeymaex, “Devant l’inégale valeur des vies : éthique et politique du triage”, dans Ethica Clinica, revue francophone d’éthique des soins, n° 98, février 2020
Florence Caeymaex, Alain Coheur, Édouard Delruelle, Jean-Marc Laasman, Aantoine Piret, “Vers une démocratie sanitaire” , dans Politique, revue d’analyse et de débat (numéro spécial “covid-19 : tout repenser. la pandémie, miroir des inégalités”), n° 112, juillet 2020
Émission de France Culture avec Vinciane Despret : “Nous sommes tous, oiseaux et humains, en fait “libérés””.
Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à usage des terrestres, la découverte, Paris, janvier 2021
Frédéric Saenen (dir.), “Où sont les philosophes ?” dans la Revue générale, Presses universitaires de Louvain, Louvain, mars 2021