Histoires de femmes, études de genre

Les 20 ans du FER ULiège

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Dossier Patricia JANSSENS Dessin Fabien DENOËL Photos Jean-Louis WERTZ

Fondé le 8 mars 2001, lors de la Journée internationale des droits des femmes, le FER ULg, devenu FER ULiège, est un réseau de chercheur·e·s et d’enseignant·e·s spécialistes des “Études Femmes - Études de genre”. L’occasion, en ce 20e anniversaire, de revenir sur un concept et une approche qui ont récemment pris place dans le débat scientifique et sociétal.

C’est aux États-Unis, en 1964, que le psychiatre Robert Stoller introduit la distinction entre sexe biologique et identité de genre socialement acquis. Dans son sillage, la sociologue Ann Oakley s’empare du “concept de genre” pour signifier le processus de classification et de hiérarchisation culturelle et sociale entre les femmes et les hommes, et entre ce qui est désigné symboliquement et matériellement comme féminin et masculin. Ce concept s’est ensuite répandu dans nos régions, notamment au départ des instances européennes.

Il a fini par s’imposer au sein des études féministes pour désigner les injonctions et fonctionnements sociaux, culturels – et notamment religieux – qui, bien que largement invisibilisés, imprègnent significativement les relations humaines, les modes de pensée et d’agir, les choix de profession et de vie sur base du sexe des personnes. À un niveau plus macro-social, ces injonctions organisent et justifient une distribution asymétrique et inéquitable des opportunités, des rôles, des statuts et des droits formels et informels, et cela au croisement avec d’autres rapports sociaux (de classe, d’âge, d’origine ou de sexualité). Les sources historiques et anthropologiques ont permis de confirmer de telles dynamiques au sein des différentes époques et sociétés. Néanmoins, l’intensité et les formes que prennent la binarisation, la hiérarchisation matérielle et symbolique entre les pôles, les contraintes à l’égard des populations varient ; il en va de même concernant les oppositions individuelles et collectives aux normes genrées en vigueur.

DÉCONSTRUIRE LES STÉRÉOTYPES

Dans nos sociétés, le point de vue hégémonique masculin reste significativement à l’oeuvre dans les médias, dans les manuels scolaires, dans l’organisation de l’emploi, de la famille et du couple. Il traverse ainsi l’ensemble des sphères de vie et chaque niveau du social : personnel, interindividuel, de groupe, organisationnel, institutionnel, culturel et symbolique. Il s’appuie significativement sur les stéréotypes et clichés sexués et sexuels. Ces derniers donnent l’impression de deux groupes sexués différents et complémentaires “par nature”.

« À travers le “gender marketing”, note la sociologue Claire Gavray, ils sont très utiles pour booster la consommation et obliger les doubles achats (par exemple, celui d’un vélo rose pour la fille et bleu pour le fils). Mais, de manière plus centrale et conventionnelle, ces stéréotypes et clichés, utilisés de façon agressive ou bienveillante, profitent aux hommes et plus spécifiquement aux sous-groupes cherchant à garder ou établir une domination sans partage… Ce qui fait dire que lutter contre les stéréotypes, c’est déjà militer contre les inégalités et favoriser l’égalité des chances. » Cela suffit-il ? « Il faut rester attentif au fait qu’à travers l’histoire, les hommes entre eux et le masculin en tant que norme se sont largement construits sur un rejet idéologique mais aussi matériel, juridique, institutionnel du féminin, ainsi que sur une domination économique mais aussi sexuelle des femmes, et cela se poursuit sous des formes traditionnelles et renouvelées. »

Fondatrice du FER ULg et pionnière du master de spécialisation en études de genre, Claire Gavray explique que « la violence envers les femmes ne doit pas se comprendre uniquement comme impliquant un auteur et une victime ou témoignant d’une dispute qui tourne au désavantage du “plus faible”. Il faut interroger la dimension politique de la violence faite aux femmes (comme aux minorités sexuelles d’ailleurs). Cette violence fait écho à une conception de la société basée – comme le dit Françoise Héritier – sur “la valeur différentielle des sexes”, c’est-à-dire la domination du masculin sur le féminin. Elle s’appuie sur un double-stéréotype, une double-exigence adressée aux femmes (il leur faut à la fois être disponibles sexuellement et son contraire). Utiliser les lunettes de genre pour comprendre les racines d’un tel phénomène est indispensable. Mais cela oblige aussi à être attentif aux mutations à l’oeuvre dans les modes actuels de pensée mondialisée. D’un côté, celle-ci instaure et flatte l’individu comme maître et responsable de ses choix, quel que soit son groupe ou son identité sexuée ou sa situation de famille. D’un autre côté, l’attention et le soin prodigué aux plus faibles (enfants, personnes âgées et à la santé fragile), qui s’avère indispensable au fonctionnement du système économique et marchand, est organisé sur base d’une sous-reconnaissance statutaire et financière généralisée de professions et compétences toujours largement pensées comme “naturelles” et féminines. Les mouvements de grogne actuels témoignent de cette réalité. »

LA RECHERCHE ET L’ENSEIGNEMENT

Ces représentations peuvent et doivent changer. C’est aussi l’avis de l’Union européenne qui s’investit dans la promotion des “études de genre” : elle fait pression sur les gouvernements et s’engage dans la lutte contre les réticences et les stéréotypes partagés par une partie de la population… et du corps académique. Progressivement, les universités européennes (pays nordiques en tête) ont intégré des enseignements de ce type dans les cursus et, petit à petit, cette nouvelle discipline acquiert, grâce à l’adoubement académique, ses lettres de noblesse. Les recherches sur la manière dont le genre est construit dans nos sociétés se multiplient et participent à lutter contre les discriminations et les stéréotypes dont les femmes sont les principales victimes.

À l’université de Liège, c’est en 2001 que quelques pionnières créent le centre “Femmes Enseignement Recherche de l’ULg” [voir encart]. Mais il faudra attendre 2017 pour qu’un master interuniversitaire (UCLouvain, ULB, ULiège, UNamur et UMons) soit consacré à cette discipline scientifique dont le corpus théorique est maintenant à la fois étayé et reconnu.

Un master auquel participe Mona Claro, chargée de cours en sociologie (ULiège), par ailleurs fondatrice du “Labo Junior Contraception et Genre”. Détentrice d’un master en Étude de genre à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, Mona Claro a consacré une thèse sur les femmes en Russie. « Je voulais comprendre comment la fin du communisme avait bouleversé la vie familiale, sexuelle et amoureuse des Russes à Moscou et Saint-Petersbourg. Par contraste avec la génération précédente, les femmes nées dans les années 1980-1990, utilisent massivement la contraception moderne pendant leur jeunesse et deviennent mères plus tardivement. Elles jouissent de marges de manoeuvre inédites et, en même temps, sont confrontées à des rapports de genre inégalitaires. De plus, vu le déclin de l’État-providence, elles vivent avec des contraintes matérielles importantes tant sur le plan de l’emploi et du logement, que des modes de garde des jeunes enfants. C’est cette tension que j’ai explorée dans ma thèse. » Une recherche traduite dans ses cours. « J’aspire à fournir aux étudiants et aux étudiantes des outils à la fois rigoureux et critiques pour comprendre le monde social dans lequel nous vivons, poursuit-elle. Que ce soit en “sociologie politique” ou en “sociologie de la famille”, la dimension du genre est très présente, car je suis convaincue qu’elle est tout aussi importante que celle de la classe sociale, et malgré cela bien trop négligée. »

Mona Claro a aussi participé à L’Encyclopédie critique du genre, dirigée par la Pr Juliette Rennes de l’EHSS, qui montre que l’intégration des rapports de genre – la manière de manger, la façon d’appréhender certaines technologies, l’intensité de la voix, etc. – participe d’une sorte de vérification de l’idée d’une distinction naturelle entre les sexes.

FEMMES ET ESPACE PUBLIC

Famille-JLWJustine Gloesener, assistante-doctorante au laboratoire ndrscr/Architecture et Politique en faculté d’Architecture, s’intéresse pour sa part à la question du genre dans la fabrique urbaine. Elle s’interroge actuellement sur la place des femmes dans l’évolution socio-historique du quartier de Droixhe, depuis sa conception dans les années 1950, en analysant à la fois les espaces publics et privés.

Inspiré par les concepts du Congrès international d’architecture moderne et par les théories de Le Corbusier sur le “village vertical” – comme la Cité radieuse à Marseille –, le projet de Droixhe est né au sein du Groupe Egau constitué par trois architectes liégeois. Trois hommes, dont l’ambition était de construire 1000 logements sociaux locatifs à Liège au coeur d’un bel espace vert. « Des éléments originaux sont intégrés dans ce vaste ensemble qui regroupe des logements et une série d’équipements comme une école, des commerces, une église, et qui séduit la classe moyenne. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce grand ensemble est envisagé à une époque où les rôles et la division sexuelle du travail étaient figés », relève Justine Gloesener.

En ajoutant au programme initial un centre médico-familial, Les Murlais, les architectes ont alors affiché une attention particulière aux malades de la poliomyélite qui sévissait dans les années 1950, imaginant un hébergement spécifique pour les familles concernées. « En ramenant les malades au centre d’un quartier et en développant une politique de logements mixtes, le Groupe Egau désengorge l’hôpital de Bavière tout proche et permet aux familles de vivre avec une personne alitée dans des appartements adaptés, tout en offrant aux personnes seules et souffrantes des chambres individuelles avec un service de cuisine et de soins, voire un service de nursing lorsque les femmes qui travaillent ne peuvent pas s’occuper à temps plein de leur mari ou leurs enfants malades. » C’est l’époque où l’on commence à rendre les cuisines plus fonctionnelles. « Ce projet nous permet de réfléchir à l’intégration des plus vulnérables dans les villes, poursuit Justine Gloesener. Toute la conception du nouveau quartier de Droixhe a été élaborée par des hommes (médecins, architectes et politiques) pour faciliter le care dont s’occupent majoritairement les femmes. Ce qui fait écho à la crise sanitaire que nous venons de traverser : les experts étaient majoritairement masculins, alors que le personnel des hôpitaux, des maisons de repos, de grands magasins était très largement féminin. »

Comment faire en sorte que les femmes soient prises en considération et soient associées à la construction de la ville ? Comment faire pour faciliter la vie quotidienne des femmes en temps de crise ? « Si l’on veut s’affranchir de la gestion androcentrée, il faut convoquer autour de la table des femmes architectes, sociologues, habitantes du quartier », pense Justine Gloesener. Elle participera d’ailleurs à l’exposition “Matrimoine” à la Cité Miroir qui évoquera le rôle des femmes dans l’histoire en interrogeant leur rapport à l’espace public.

Masculinité

Licencié en histoire de l’ULiège (1981), Patrick Govers a également un master en anthropologie sociale de l’Universitat Autònoma de Barcelona (1998). Il est maître assistant en histoire à l’ULB et en sciences sociales et sociologie à la Haute école Helmo à Liège.

LQJ : Dans vos cours, vous abordez la notion de masculinité.

Patrick Govers : Oui. Il me paraît important de parler aux étudiants des études critiques sur les hommes et la masculinité. Car comprendre la problématique est une étape essentielle pour la transformer. Dans mon cours intitulé “Travail social et genre”, j’aborde cette notion sous l’angle de Raewyn W.Connell, sociologue australienne, qui évoque dans son ouvrage Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, l’existence d’une hiérarchie entre différents types de masculinités.

Pour l’auteure, le concept de “masculinité hégémonique” est le modèle de relations entre les hommes eux-mêmes et avec les femmes, modèle encore dominant actuellement et celui qui imprègne notre quotidien et notre façon de penser. Les partisans de cette représentation estiment que la masculinité (être un homme) est synonyme de courage, de puissance, de virilité et qu’elle détermine un rôle dans la société : l’homme protège sa famille et veille à son bien-être. D’ailleurs, les concepts de force, d’esprit de compétition et d’agressivité, très fortement liés au masculin, occupent une place centrale dans l’économie politique néolibérale prédominante dans notre société. Tous ces éléments conforment ce que la philosophe américaine féministe Iris Marion Young a appelé “logique masculiniste”.

Cette logique masculiniste contribue à la production et reproduction du patriarcat, c’est-à-dire une organisation sociale où l’autorité est détenue par les hommes. Elle est particulièrement opérante tout au long du développement du système capitaliste qui, dès son début (XVIe siècle), rime avec spoliation, exploitation et violation. Aujourd’hui, cette logique masculiniste est revendiquée par les partis d’extrême droite pour qui, par exemple, la violence genrée est une pure invention idéologique.

LQJ : Des études montrent que certains hommes souffrent de cette situation aussi.

P.G. : Beaucoup se sentent piégés dans une forme d’identité sociale qui ne leur convient pas. Et s’il n’y a pour l’instant aucune “masculinité alternative”, Raewyn Connell veut croire en une critique systémique du patriarcat, seule façon de faire décroître la logique masculiniste. Rendre visible le processus de catégorisation, de classification et de hiérarchisation en explorant tous les lieux de pouvoir – dans l’espace public, au travail, à l’école mais aussi sur les réseaux sociaux – y participe. Déconstruire les biais du genre dans l’éducation aussi, comme le font les pays scandinaves qui ont instauré, par exemple, un congé parental partagé, et qui mènent des actions auprès des tout jeunes enfants.


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Les pionnières du FERULiège. Avant-plan (de gauche à droite) : Juliette Dor, Marie-Élisabeth Henneau, Martine Jaminon.
Arrière-plan : Liliane Vana, Geneviève Van Cauwenberge, Suzanne Pasleau, Claire Gavray.

FER ULiège

Dans les années 2000, Laurette Onkelinx, alors ministre de l’Emploi et du Travail en charge de l’Égalité des chances, a souhaité que la Fédération Wallonie-Bruxelles soutienne, comme la Flandre, le développement des activités de recherche et d’enseignement sur la question des femmes et des stéréotypes sexués.

L’université de Liège a alors saisi la balle au bond. Juliette Dor, professeure au département des langues germaniques – entourée de Danielle Bajomée, professeure de littérature, Marie-Élisabeth Henneau, chercheuse en histoire et Claire Gavray, du département de sciences sociales, les pionnières – convoque une douzaines de scientifiques liégeoises pour s’engager dans la voie des Women’s Studies. Ensemble – le 8 mars 2001, date symbolique de la “Journée internationales des droits des femmes” –, elles créent le centre pluridisciplinaire “Études de femmes–Études de genre”, ensuite baptisé “Femmes Enseignement Recherche de l’ULg” ou “FER ULg”.

Sensibiliser un maximum de personnes à la thématique du genre est un des premiers objectifs de cette initiative. « Il convient, bien entendu, d’envisager ce terme dans sa dimension sociale : on s’accorde en effet à considérer que les représentations de la féminité et de la masculinité ont une histoire forgée dans des pratiques sociales et culturelles », explique Juliette Dor. Plusieurs chaires ont été confiées à des professeur·e·s invité·e·s : Margaret Maruani, sociologue du travail, et Catherine Vidal, neurobiologiste, notamment.

Progressivement, les “études de genre” ont constitué une discipline avec ses propres théories et méthodes. Progressivement aussi, le FER ULg a acquis une reconnaissance au sein de l’Institution. Conférences, débats, séminaires, publications, projections de films (en partenariat avec Les Grignoux) ont jalonné ces 20 dernières années, marquées aussi par une intensification des collaborations avec les autres universités. Jusqu’à la mise en place d’un master interuniversitaire en études de genre, en 2017. Notons encore que les travaux de recherche sur le genre ont fait leur apparition et se sont propagés dans de nouvelles Facultés et unités de recherche.

 

LombeLisette-Collage Activités 20e anniversaire

  • Mardi 26 octobre à 18h : conférence de Laurence Rosier “Les insultes adressées aux femmes : état des lieux en temps de (dé)confinement”.
  • Mardi 23 novembre : conférenceLes études de genre : bilan et renouvellement” par Juliette Rennes (EHESS), Sybille Gollac et Emmanuel Beaubatie qui présenteront la nouvelle édition de l’Encyclopédie critique du genre.
  • Mercredi 15 décembre à 20h : soirée de poésie douce et féroceOn ne s’excuse de rien”. Avec le collectif L-Slam, Lisette Lombé (licenciée en langue et littérature romanes ULiège, 2002) prend la parole et la partage avec des poétesses en herbe. Elle écrit aussi. Sans s’excuser de rien mais en portant haut les couleurs du social, en s’élevant contre les discriminations de tous ordres. Elle a publié des recueils de poésie et un roman – Brûler, brûler, brûler – qui a reçu le prix des Grenades en janvier 2021. Elle donne des ateliers d’écriture et s’intéresse aussi à la transition des textes écrits aux textes dits. Sa parole, féministe, vise à l’émancipation et déconstruit les stérétotypes. Et il y en a ! Inlassablement, d’ateliers en spectacles, Lisette Lombé donne de la voix pour construire un monde plus juste, plus solidaire.

    Informations et programme complet sur     www.fer.uliege.be

Exposition “Matrimoine”

Sous la forme d’un parcours photographique, l’exposition met en valeur la trajectoire de femmes wallonnes qui se sont distinguée, dans des lieux exceptionnels. Elle se consacre au “matrimoine” (terme attesté jusqu’au XVe siècle, soit les biens hérités des femmes) immobilier wallon et interroge de la sorte le rapport des femmes aux formes du pouvoir.

Exposition à la Cité Miroir jusqu’au 17 octobre 2021, place Xavier Neujean 22, 4000 Liège.
Réservation sur le site www.citemiroir.be

 

Pour aller plus loin

⇒ Françoise Bonnet, “Violences conjugales, genre et criminalisation : synthèse desdébats américains”, dans la Revue française de sociologie, 2015/2 (vol. 56).

⇒ Michelle Perrot, “Histoires des femmes, histoire du genre” dans Travail, Genre et Sociétés, 2014/1, n° 31.

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