L’alchimiste des ressources renouvelables

Le parcours d'Aurore Richel

Dans Omni Sciences
Entretien Henri DUPUIS

Souvent mal considérée, la chimie est pourtant indispensable à la réussite de la transition écologique.

Ne jamais dire jamais. Un proverbe dont la Pr Aurore Richel, directrice du laboratoire de biomasse et technologies vertes à Gembloux Agro-Bio Tech, aura éprouvé la justesse au cours de sa carrière. Car si elle est devenue chercheuse en chimie, c’était avec l’intention clairement affirmée de se désintéresser des aspects de production au bénéfice de la recherche fondamentale. Mais dans le domaine des ressources renouvelables, l’économie n’est jamais loin ; elle est même un facteur essentiel d’acceptation d’une technologie ou d’un produit nouveau.

Tout commence en région liégeoise, dans une famille davantage tournée vers la vie en plein air que les écrans de télévision. De quoi alimenter un rêve de petite fille : devenir pilote d’avion. Plutôt un rêve de petit garçon d’ailleurs à l’époque, mais cela n’étonne guère chez quelqu’un dont le discours a parfois des accents féministes avoués. Le rêve s’évanouit lorsque, adolescente, elle croise la route de la chimie. Un vrai coup de foudre qu’elle explique ainsi : « En chimie, tout se passe à l’échelle des atomes, des molécules et des liaisons entre ces éléments. Tout est dérobé à notre regard, rien n’est tactile non plus. C’est uniquement par l’expérience, la science, qu’il est possible de comprendre les phénomènes. »

Comprendre

« Et c’est une science ni trop théorique ni trop appliquée », complète-t-elle d’emblée, prévenant ainsi l’objection selon laquelle elle aurait aussi bien pu envisager des études de physique. Ses études au sein de l’université de Liège la confortent dans son choix : il y a quelque chose de miraculeux de voir naître des matériaux, des médicaments, des carburants grâce à la connaissance des réactions entre molécules. Mais pour la jeune étudiante, l’expérience de laboratoire sert aussi à… créer des liens. « Comme beaucoup d’autres chimistes, je garde un souvenir très fort des journées entières passées dans les laboratoires ; on y a appris la complicité, le partage des savoir-faire, l’entraide. Et le goût des cafés et des pizzas que chacun allait chercher à son tour pour tout le labo ne s’oublie pas ! » Bémol dans un cursus qu’on devine intellectuellement et socialement formateur : « Dans les années 1990, il n’y avait aucune femme enseignante », s’étonne-t-elle encore aujourd’hui. Un manque que la jeune diplômée va vite s’employer à combler.

Le monde de la recherche s’ouvre en effet à elle, lui permettant ainsi d’échapper à celui de l’industrie, de la production. « Ce qui m’a toujours intéressée, c’est essayer de comprendre ce qui se passe au niveau fondamental, au niveau des molécules et, à partir de là, de créer de nouveaux produits lors d’expériences en laboratoire. » Lors de sa thèse de doctorat, également réalisée au sein de l’ULiège, Aurore Richel cherche à imaginer des catalyseurs permettant de développer de nouveaux matériaux à partir d’huiles végétales. On voit poindre ici ce qui va conditionner tout le reste de sa carrière. « Fin des années 1990, il y avait déjà beaucoup d’interrogations sur le devenir des matériaux pétrosourcés, explique-t-elle. Beaucoup de recherches portaient sur leur remplacement par des huiles végétales, comme l’huile de lin ou de tournesol par exemple, afin de mettre sur pied des filières industrielles pour fabriquer des polymères d’origine végétale. » Soit il y a plus de 20 ans donc…

Sans guère de progrès, du moins en ce qui concerne l’apparition de tels matériaux dans notre vie quotidienne. Un délai qu’Aurore Richel explique par deux facteurs au moins. Si le pétrole reste encore la matière de base intervenant dans la plupart des procédés industriels, c’est d’abord parce que sa composition est standardisée. « Tous les procédés qu’on connaît ont été mis au point sur des molécules qui proviennent du pétrole, observe-t-elle. Quand on change de paradigme et qu’on utilise des matières végétales, on se rend compte qu’il y a des difficultés intrinsèques à la matière première. La composition d’une huile végétale par exemple va changer selon le lieu et les conditions de culture. C’est une réelle difficulté pour l’industrie qui a des procédés de fabrication très standardisés. »

Second facteur, qui n’est pas sans lien avec le premier : les matériaux d’origine pétrochimique restent moins chers. Et c’est ici que la chimiste éprise de recherche fondamentale se voit rattrapée par des soucis de production… « Un industriel cherche à produire de la manière la moins onéreuse possible. Sinon, cela risque de détourner les consommateurs de ses produits. Il ne faut pas oublier que l’essentiel des procédés chimiques est à destination du grand public ; ils interviennent dans des matériaux du quotidien comme les matières plastiques ou les carburants. Or les individus ne sont pas égaux en termes de richesse et de pouvoir d’achat. On peut être conscient de la pollution engendrée par ces matériaux et ne pas être prêt à dépenser davantage pour des produits manufacturés à partir de ressources renouvelables. Notre mission est donc d’essayer de réduire les coûts de ces matériaux, car on sait que les consommateurs (et donc les industriels) ne seront prêts à changer que si leurs coûts sont compétitifs par rapport à l’existant. »

Aurore Richel intègre la Faculté agronomique de Gembloux en 2007, où elle gravit les échelons de la carrière académique jusqu’à être nommée professeure ordinaire en 2017, en charge de la chimie des ressources renouvelables. Ce courant provient des États-Unis où il s’est développé début des années 2000 pour montrer que la chimie n’est pas néfaste pour l’environnement, au contraire. Un courant dans lequel Aurore Richel se retrouve, elle qui martèle sans cesse que « l’objectif de la chimie est d’améliorer le quotidien de l’humanité ».

Modes et subsides

RichelAurore-V Elle ne s’en cache pas : dans un secteur comme le sien, les programmes de recherche dépendent fortement des subsides alloués et d’une certaine mode. « En Wallonie, entre 2010 et 2017 environ, explique-t-elle, la mode était aux nouveaux matériaux issus du renouvelable. Le but étant d’utiliser la matière végétale, comme les déchets organiques par exemple, pour fabriquer des polymères. J’ai ainsi beaucoup étudié la lignine, sorte de couteau suisse des molécules biosourcées, car on peut tout faire, ou presque, avec elle depuis des retardateurs de flammes jusqu’aux matériaux antistatiques en passant par de la crème solaire ! »

Mais à partir de 2018, la préoccupation change. Le transport routier est fréquemment cloué au pilori, sans parler du transport aérien accusé de tous les maux au point de susciter honte ou culpabilité chez ceux qui l’utilisent. Trouver des carburants de substitution devient alors une priorité. Le laboratoire d’Aurore Richel se penche d’abord sur l’éthanol dit de première génération, c’est-à-dire produit à partir de matières végétales comestibles soit pour les humains soit pour les animaux. Mais ici aussi, des critiques voient le jour : ces cultures occuperaient trop de surfaces agricoles au détriment de ce qui est nécessaire pour nourrir l’humanité. Le laboratoire gembloutois se focalise alors plutôt sur l’éthanol de seconde génération, issu cette fois des déchets organiques, par exemple les restes de culture abandonnés sur les champs et qui se révèlent bien plus compliqués à produire, et donc (on en revient toujours à ce point central), sont plus onéreux.

« Notre but est d’essayer de comprendre au niveau moléculaire pourquoi la production est plus complexe, puis d’intervenir pour diminuer ce coût. » Une complexité qui semble provenir du fait que la molécule de base de l’éthanol de première génération est l’amidon, alors que c’est la cellulose pour celui de seconde génération. Par contre, comme il s’agit d’utiliser des déchets, il devrait être mieux accueilli par les utilisateurs. « En chimie, insiste Aurore Richel, on en revient toujours à cette relation à l’homme, soit via le pouvoir d’achat soit via l’acceptabilité des nouvelles solutions technologiques proposées. C’est un élément très important : jusqu’où la société accepte-t-elle le changement ? »

Financée depuis 2020 par le fonds fédéral de transition énergétique, Aurore Richel coordonne dans ce cadre un programme national qui vise à mettre en place de nouveaux carburants liquides pour le transport routier et aérien passager, un programme qui regroupe les universités de Louvain, Anvers et Gand et, au sein de l’ULiège, le service de la Pr Claire Remacle, spécialiste des microalgues. Le but ? Passer systématiquement en revue toutes les matières végétales dont on pourrait disposer sur le territoire belge et examiner s’il est possible de les transformer en carburant. « Bien entendu, nous étudions l’ensemble de la chaîne de valeur. Il ne servirait à rien de retenir un carburant qui produirait peu de CO2 dans sa phase d’usage mais coûterait une fortune à produire et serait extrêmement polluant dans sa phase de production. L’efficacité et l’innocuité ne suffisent pas. Le prix doit être acceptable pour les industriels et l’utilisateur final, le consommateur. »

Des pistes ? Le bois bien sûr. Une vieille recette mise en oeuvre par les chimistes allemands pendant la Seconde Guerre mondiale pour générer des carburants de synthèse à partir de bois gazéifiés à très haute température. Mais c’est très énergivore à produire et peu efficace. Par contre, des résidus agricoles comme la paille de céréales conviennent mieux. Surtout qu’il est possible de les combiner avec des micro-algues. « La sûreté d’approvisionnement est un autre élément auquel nous devons penser, explique Aurore Richel. Notre territoire est petit, la production de paille serait sans doute insuffisante. Il faut donc combiner cela avec un autre végétal. Une attitude que développent beaucoup de pays. Nous ne devons plus seulement faire de la chimie mais de la géopolitique des flux. Partout dans le monde, une géopolitique des matières renouvelables se met en place. »

Mais il faut aussi penser circulaire. Car ces nouveaux carburants restent des hydrocarbures ; ils dégagent donc du CO2 dans leur phase d’usage. L’idéal serait par conséquent de capter ce dernier pour le réutiliser, ce qui demande encore un énorme effort de recherche, surtout pour une transposition au niveau industriel. Une solution qu’Aurore Richel préfère à celle du stockage après captage. « Le CO2, c’est du carbone aussi. L’élément de la vie, très intéressant et utile. Ce serait dommage de n’en rien faire. »

Fort heureusement, il existe aussi d’autres pistes, sans émission de gaz à effet de serre lors de la phase d’usage, comme l’hydrogène, également très étudié par l’équipe d’Aurore Richel. « Mais dans ce cas, c’est la production qui est émettrice de CO2 , à moins de la réaliser à partir d’une électricité verte. Nous avons écrit une revue entière sur la manière de le produire ; c’est très complexe et fait intervenir beaucoup de facteurs. »

Transmettre le savoir

On sent vite que la véritable passion d’Aurore Richel est de transmettre son savoir. La vulgarisation en est évidemment une forme [lire l’encadré]. L’enseignement en est uneautre, particulièrement au plus haut niveau. Chaque année, trois ou quatre doctorants décrochent leur thèse dans son laboratoire. Et l’on sent la fierté, la satisfaction de la professeure à les avoir ainsi rendus capables de mener à bien une recherche. « Une autre activité me tient à coeur. Depuis dix ans, j’accueille deux ou trois étudiantes en master issues des pays du Maghreb pour effectuer des stages de courte ou moyenne durée dans le secteur de la chimie des ressources renouvelables. C’est important car ces jeunes femmes ont souvent beaucoup de mal à trouver des stages dans leur pays d’origine. C’est une manière de dynamiser l’intégration des femmes dans les filières scientifiques. »

Persuadée de l’apport essentiel de la chimie dans les solutions à mettre en oeuvre pour répondre aux défis climatiques et environnementaux, Aurore Richel regrette cependant la lenteur, parfois décourageante, avec laquelle ces solutions sont mises en place. « J’aimerais avant tout que certaines solutions technologiques que nous développons ici trouvent une finalité ou une application commerciale parce qu’il est frustrant pour les chercheurs de voir leurs initiatives limitées aux laboratoires. »

Alors, pour échapper au découragement face au trop peu de cas que la société fait des efforts des chimistes, Aurore Richel jardine, cuisine et surtout photographie. Des paysages du Japon surtout, mais aussi des États-Unis ou de la Chine, là où on l’appelle pour collaborer à ses recherches.

⇒ Écouter Aurore Richel
Podcast : Aurore Richel s’exprime sur sa vocation de chimiste et les espoirs qui l’animent : www.podcasts.uliege.be/richel

L’ennemi public n°1 ? Les réseaux sociaux

S’il est une chose qu’Aurore Richel déteste, c’est d’entendre des propos péjoratifs sur la chimie dans la bouche de personnes qui ignorent tout de la question. « Mon ennemi public numéro 1, s’enflamme-t-elle, ce sont les réseaux sociaux. Aujourd’hui, tout le monde est spécialiste du CO2 ou expert en plastiques ; tout le monde parle de la chimie de manière négative, comme si c’était un gros mot ! Je pense que cela a commencé dans les années 1960 et 1970, au moment où la télévision s’introduisait dans tous les foyers. Malheureusement, cela a coïncidé avec le napalm répandu au Vietnam, les accidents de Seveso ou Bhopal, etc., ce qui a ancré une image négative de la chimie dans l’esprit du grand public. Et cela s’est affirmé avec le développement des réseaux sociaux. Quand on demande ce que signifie le mot “chimie”, on répond par des images chocs de pollution, d’accidents. On ne pense même pas que les médicaments sont issus de la chimie ! La chimie reste perçue comme une science un peu obscure où l’on joue avec des molécules, avec des répercussions forcément négatives sur l’être humain ou l’environnement. »

Pour contrer ces fausses informations qui circulent sur les réseaux, ces phrases chocs dénuées de tout contexte, Aurore Richel s’est lancée depuis deux ans dans la vulgarisation scientifique, notamment à travers son blog Chem4us pour lequel elle vient d’ailleurs de se voir attribuer le prix Wernaers 2021 “pour la vulgarisation scientifique”. Elle y propose régulièrement des articles vulgarisés, compréhensibles par tous, documentés sur des sujets liés aux questions sociétales, économiques et environnementales en lien avec la chimie. Avec deux maîtres-mots : expliquer et contextualiser. L’inspiration ? L’actualité, des discussions avec des collègues, des industriels, mais de plus en plus souvent les lecteurs du blog, nombreux à poser des questions, à suggérer des articles. « Je deviens un point de contact sur la chimie, s’amuse Aurore Richel. On me pose même des questions très pratiques ! »

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