Maîtriser la lumière

Le parcours de Lionel Clermont

Dans Omni Sciences
Henri DUPUIS

Ou comment les arts martiaux mènent à l’ingénierie spatiale, la traque de fantômes et autres parasites très gênants dans les télescopes spatiaux, et l’obtention d’un prix prestigieux. Et même à la production d’une bière pleine de savoir…

Singulier parcours que celui de Lionel Clermont. Adolescent, il ne rêve que d’arts martiaux, au point de vouloir y consacrer sa vie. Il ne ménage pas sa peine, enchaînant les entraînements jusqu’au jour où il se blesse gravement à un genou. Son rêve s’effondre. Que faire de sa vie ? Pourquoi pas construire un trébuchet avec quelques morceaux de bois ? Mais cela ne remplit pas les journées. Sauf si l’on commence à se demander pourquoi les projectiles suivent telle ou telle trajectoire ! Le mal est fait : Lionel Clermont vient de décider de s’intéresser à la physique. Avec autant d’énergie et d’application que pour les arts martiaux. Il est alors en rhéto et n’hésite pas à brosser l’un ou l’autre de ses cours pour suivre, en douce, un cours d’algorithmique en première année d’ingénieur. 

Mais il faut choisir : physique ou ingénierie ? Il choisit la première. « Je voulais comprendre ce qui m’entoure, la matière et surtout la lumière », se souvient-il aujourd’hui. Sa première année le laisse sur sa faim car l’optique n’y est logiquement abordée que sous l’angle géométrique. Tout change l’année suivante avec le cours d’optique physique. Interférences, diffraction, interaction avec la matière, voilà des mots qui parlent à l’oreille de Lionel Clermont. Mais il sait déjà que les cours dispensés à Liège en optique sont trop peu nombreux. « Je voulais me perfectionner en optique. Je me suis renseigné et j’ai choisi l’Institut d’optique de Paris, un des meilleurs, là où par exemple Alain Aspect a mené ses recherches révolutionnaires en optique quantique. Mon grand-père, Roger Bassleer, qui a été professeur de Médecine ici à Liège, ne comprenait pas ce départ. Nous discutions souvent ensemble et il me disait : “Pourquoi quitter Liège ?” Mais je l’ai convaincu. Il faut dire que les cours d’optique dispensés à Paris sont d’un niveau extraordinaire. »

Après avoir obtenu son master en 2012, un tel pedigree semble mener droit à un doctorat. Mais l’Institut d’optique de Paris est une école d’ingénieurs dont les meilleurs diplômés se dirigent naturellement vers les grandes entreprises françaises. « J’ai suivi cette tendance, se souvient Lionel Clermont. Ma curiosité pour le fondamental était assouvie, je voulais du concret. Par chance, c’est très facile en optique où recherche fondamentale et application peuvent être très proches, au contraire de la physique des particules par exemple. En optique, une innovation faite en laboratoire aujourd’hui peut être industrialisée dans un an ou deux. » Le jeune Liégeois est donc approché par le grand groupe Thalès en France. Il ne manquait que la signature sur le contrat. Elle ne sera jamais apposée. « C’est alors qu’Yvan Stockman, le responsable du groupe “Optical Design and Metrology” du centre spatial de Liège (CSL) m’a appelé et m’a demandé de venir travailler en son sein. J’ai sauté dans un Thalys et suis revenu à Liège… au grand contentement de mon grand-père ! »

LA CLAUSE QUI CHANGE TOUT

Nous sommes alors en 2012. Le CSL convient bien au jeune diplômé car il est assez grand et reconnu pour développer des projets ambitieux, et suffisamment petit pour confier des responsabilités à un jeune chercheur. Celui-ci va être petit à petit impliqué, notamment dans les problèmes de lumière parasite. Ils existent dès la création des premiers systèmes optiques et gâchent la vie des astronomes depuis toujours. Imaginons une caméra par exemple. Malgré les soins extrêmes apportés à leur design et leur construction, les lentilles seront toujours un tout petit peu réfléchissantes, ce qui va provoquer des réflexions multiples. La lumière pourrait aussi se diffuser sur les montures de l’instrument ou encore sur les boulons. Dans la vie de tous les jours, personne ne s’en aperçoit. Pour des caméras embarquées à bord de satellites, pour des télescopes spatiaux, cela peut faire échouer une mission. Et ces parasites, ces défauts multiples et d’origines très diverses, ont des conséquences préjudiciables sur la qualité de l’image finale : diminution de la résolution, ajout de formes, de signaux qui vont fournir des informations erronées ou cacher des informations utiles, etc. Le mot d’ordre de l’ingénierie spatiale est de traquer ces fantômes.

« En 2016, se souvient Lionel Clermont, le CSL a reçu un appel d’offre de l’Agence spatiale européenne pour la calibration complète d’un instrument d’un satellite météo Metop-3MI. La lumière parasite avait évidemment déjà été traitée au maximum lors du design de l’appareil. Mais elle restait trop élevée, au point que la mission aurait été inutile si rien n’était fait. Dans les clauses de l’appel d’offre, il y avait donc un petit paragraphe qui spécifiait qu’il fallait développer un algorithme de correction de lumière parasite. Le CSL nous a demandé, à Céline Michel et à moi-même, deux jeunes chercheurs sans guère d’expérience à l’époque, de rédiger la proposition technique pour cet appel d’offre. Je me suis occupé principalement de la calibration géométrique, et de l’esquisse d’un projet de méthode de développement d’un tel algorithme. À ma grande surprise, nous avons remporté l’appel d’offre ! » Le plus étonnant est cependant la manière dont Lionel Clermont est parvenu à ses fins : c’est en comprenant mal une publication lue à la hâte pendant la rédaction de l’offre qu’il imagine la méthode ! Pendant plusieurs années, le chercheur liégeois développe sa méthode de correction des lumières parasites et réussit à diminuer leurs nuisances jusqu’à deux ordres de grandeur.

UNE BLONDE PLEINE DE SAVOIR

ClermontLionel-Vert L’histoire ne s’arrête pas là, mais une pause est bienvenue. Les longues soirées de recherche donnent des idées et attisent la soif. En 2018, avec son complice physicien Pascal Blain, Lionel Clermont lance une bière blonde houblonnée “La Science”. Une bière avec une particularité étonnante : chaque étiquette est unique, couverte de formules mathématiques différentes et comportant une anecdote scientifique insolite. Et les deux comparses, pour célébrer dignement le 50e anniversaire des premiers pas de l’Homme sur la Lune, lance une triple : “La Science3”. Cette fois, ce sont des illustrations liées la conquête spatiale qui se succèdent sur les bouteilles. Une blonde pleine de savoir···

Une bière appréciable, certes, mais au goût de trop peu pour le grand-père de Lionel Clermont. « Tout cela c’est bien, mais tu devrais quand même songer à réaliser un doctorat, glissait-il souvent à l’oreille de son petit-fils. Un doctorat, c’est quelque chose dont tu tireras avantage toute ta vie. » Une idée qui fait son chemin. En 2015, il s’inscrit en thèse, sans financement ni sujet précis. Le temps passant, Lionel Clermont se rend compte que le travail qu’il effectue au CSL, particulièrement le développement de méthodes de contrôle des lumières parasites, peut devenir le fer de lance d’une thèse. D’autant que les agences spatiales ou les industriels de l’espace rencontrent une autre difficulté : le design et la précision des tests des instruments limitent leurs performances.

Reprenons l’exemple de notre caméra. Les lentilles sont partiellement réfléchissantes ? Pas de problème, on les recouvre d’un revêtement antireflet. De même, la lumière peut se diffuser sur les surfaces mécaniques de la caméra, qui doivent donc être recouvertes d’un revêtement absorbant. Mais un revêtement qui fonctionne bien pour une longueur d’onde donnée sera moins performant pour d’autres. Il en va de même pour les angles d’incidence de la lumière. Le contrôle de lumière parasite devient alors très complexe, donc très coûteux. On atteint là une limite physique et économique pour les industriels du secteur. D’autant qu’un autre problème vient encore se greffer.

Supposons un télescope qui observe une étoile. Pour mesurer la lumière parasite, les ingénieurs vont simuler en laboratoire les conditions d’observation depuis l’espace. Si l’on observe une étoile, on devrait voir un seul point lumineux sur un fond noir. En pratique, à cause des phénomènes de lumière parasite, on verra un point lumineux entouré d’une multitude d’autres points, de cercles diffus, etc. On connaît donc les effets indésirables et éventuellement la manière de les supprimer dès la conception… à condition d’en connaître l’origine. « Il est difficile de résoudre un problème si l’on ne sait pas d’où il vient, résume Lionel Clermont. Avec mon collègue Marc Georges, nous avons donc développé une méthode appelée “caractérisation de lumière parasite par imagerie en temps de vol ultra-rapide”. L’idée est d’éclairer le télescope à tester avec un faisceau lumineux produit par un laser pulsé. Un détecteur de lumière ultra-rapide est placé au plan focal du télescope. Les rayons lumineux parasites contenus dans le télescope empruntent des chemins optiques différents des rayons qui forment l'image ; ils ont donc un “temps de vol” différent. Comme le détecteur fonctionne au millième de millionième de seconde, il enregistre les temps de propagation des différentes lumières. On peut donc décomposer et déduire l’origine de chacun des contributeurs à la lumière parasite. »

Connaître l’origine du défaut est évidemment une avancée majeure. On peut par exemple, si c’est encore possible, modifier une lentille ou tel élément mécanique. Mais surtout la méthode va permettre d’anticiper, de concevoir différemment un système en amont. « Nous avons également pu utiliser ces mesures pour rétro-concevoir des modèles théoriques. Mon rêve, c’est bien sûr de lier les deux méthodes, par algorithme et par temps de vol », conclut Lionel Clermont. En attendant, cela lui a permis de boucler sa thèse de doctorat en juin 2021, à la grande satisfaction de son grand-père. Et d’être le premier auteur d’un article publié dans Scientific Report qui, dit-on, a laissé les responsables de l’Agence spatiale européenne (ESA) sans voix, et de déjà appliquer sa méthode dans deux projets en cours de développement dans les laboratoires du CSL. Tout en décrochant un prix prestigieux, le Early Career Achievement Award 2022 remis par la Société internationale d'optique et de photonique (SPIE) laquelle n’a pas hésité à faire remarquer que « son travail sur l'application de l'imagerie par temps de vol au processus d'analyse et de contrôle de la lumière parasite est l'une des avancées les plus significatives dans notre domaine au cours de la dernière décennie ». Le prix lui sera remis cet été à San Diego, en Californie.

CHAMPIONNAT D’EUROPE

Lionel Clermont n’a cependant jamais renoncé aux arts martiaux. Après une interruption d’une année suite à sa blessure, il a repris les entraînements pour revenir au mieux de sa forme. Le 14 février dernier, il est d’ailleurs parti pour Rome défendre les couleurs belges au championnat d’Europe de jiu-jitsu brésilien, une discipline qu’il définit comme un système de combat qui se déroule essentiellement au sol et basé sur le contrôle de son adversaire par l’usage d’effets de levier, puis par sa soumission au travers de clés articulaires ou d’étranglements. Il a terminé en quart de finale et a déjà d’autres compétitions internationales à son agenda.

Pour assouvir cette passion, Lionel Clermont n’a pas hésité à transformer la cave de sa maison en salle de sport couverte de tatamis et remplie d’appareils de musculation. Il faut dire qu’il y passe une heure et demie quasiment chaque jour, seul ou avec l’un de ses trois enfants qu’il commence à initier à sa passion ! « Cela a vraiment été très utile pendant les confinements », soupire-t-il.

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